Je suis dans ma chambre et je danse. C'est un soir de semaine comme les autres. A cette époque-là, je danse avant et après ma stupide journée de collégienne. Je trouve des combinaisons astucieuses pour pallier au manque d’espace, dans la chambre trop petite pour y déplier mes jambes, en pas chassés, en grands jetés, en arabesques ; alors je bouge autrement, la danse se fraye un chemin le long de ma colonne vertébrale et je jubile d'inventer mon propre langage, loin des codes stricts de la disciplinée danse classique.
Alors survient ce toquement à ma porte de la chambre et la voix du frère qui appelle : « Laureline, ouvre ! »
J'augmente le volume de la musique pour continuer à danser ; le frère toque encore, essaye même d’ouvrir la porte. Ma colère se glisse dans la danse, mes gestes restent fluides, mes postures, maîtrisées. Je garde le rythme.
Désormais les souvenirs tournicotent autour de cet instant, alors qu'autour, existait auparavant une certaine beauté. Chaque matin, dans la psyché de ma chambre, j'étais Laureline, 13 ans, une robe noire, bordée de fausse dentelle, leggings opaques, chaussettes montantes aux rayures noires et blanches. J'ai des traits d'eye-liner noir autour de mes yeux marrons. Je les voudrais verts ou mauves. A défaut, mon fard à paupières violet est pailleté. Je n'ose pas colorer mes lèvres. J'ai volé un rouge vif au supermarché. Je l'ai essayé devant ma psyché. Je m'intimide avec ces lèvres écarlates.
Tout tourne autour de ce lundi, début de semaine, rengaine quotidienne. Les cours sont ennuyeux, les bavardages de l'intercours, fades à souhait, les garçons du collège, des gamins. Ils m'appellent vampire ou zombie à cause de mes robes, de mes cheveux, de mes chaussures : tout est noir, ou vise à souligner le noir par des touches de blanc ou de mauve. J'évite le soleil pour paraître plus pâle ; je trouve mes traits épais, mon nez et mes yeux trop petits.
J'impressionne par ma stature. La danse classique, c'est la classe. Je me tiens droite. Je suis plus grande que les autres filles. J'ai hâte que les autres me rattrapent. En attendant, j'en impose, même en silence.
"Arrogante" dit le prof d'histoire. "Allumeuse" dit la prof principale. Je ne sais pas si ça me blesse ou me plaît.
Je rejoins les copines de la danse au moment de la récréation. Nous traînons dans la cours du lycée, où une surveillante nous grille. Son collègue rigole et ne prend pas nos carnets, préférant nous renvoyer dans la cour « des petits ».
Comme un lundi, journée d'ennui.
Au retour, je prends le bus avec ma copine Marie. Je la quitte à l’arrêt et j’enfonce les écouteurs dans mes oreilles. Pas question de saluer les voisins, pas envie d'échanger avec d'autres humains. Une fois rentrée, j’aurai une demi-heure de solitude chérie.
Je monte le chemin de la maison, à grands pas énergiques, peu élégants, tant pis, tout faire pour éviter les gens. C'est un sentier de terre tassée, qui serpente entre des herbes folles et des arbustes mal taillés. Les fleurs sauvages, pois de senteur, primevères et boutons d’or foisonnent au milieu de la pelouse en friche. C'est prétendument le printemps, mais les nuages pèsent dans un gris uniforme où le soleil a disparu. Le crépis s’effrite de la façade. Les volets craquelés de ma chambre sont toujours fermés. J’aime ma sombre et petite maison, aux allures de bicoque abandonnée. Même la porte d'entrée est condamnée, en haut des marches. Dommage que d'autres humains hantent les lieux.
J’ouvre la porte de la cuisine et goûte le silence, souligné par le tic-tac feutré de l’horloge. Dehors, la pluie se met à tomber, frappant les carreaux de grosses gouttes.
Je prends le goûter en surveillant les aiguilles sur leur cadran. Ma mère ne rentrera pas de la soirée. Je ne me rappelle pas la dernière fois qu’elle a mangé avec nous.
J’entends le crissement des graviers de l’allée. Surprise, je me retourne sur la porte, qui s’ouvre et laisse entrer mon frère, ruisselant.
« Tu es déjà là ? m’exclamai-je.
- Ouais.
- Tu n’avais pas foot ?
- J’y vais plus.
- Maman ne va pas être contente de payer des cours où tu ne vas pas.
- Je l’emmerde.
- Non, mais oh !
- Toi aussi, je t’emmerde. »
Il disparaît dans le couloir, traînant des coulées d’eau et traces de boue dans son sillage.
"Enlève tes chaussures !" râlai-je. Je finis mon goûter, pressée de monter dans ma chambre.
Il revient, ses chaussures crasseuses aux pieds, prend le téléphone, compose un numéro et s’assied pour piocher dans la boîte de gâteaux.
« Tu appelles qui ?
- Maman.
- Pourquoi ?
- Ça te regarde pas. »
Il laisse sonner, raccroche et recompose le numéro. Ses mèches châtains rebelles gouttent sur la table. Il a deux ans de plus que moi et depuis qu’il est au lycée, il devient chaque mois plus sombre. Sa mâchoire est contractée. Quand il tombe pour la deuxième fois sur le répondeur, il claque le téléphone sur la table.
« Non, mais ça va pas ? m’exclamai-je.
- Elle est jamais foutue de répondre ! crie-t-il, il pourrait se passer n’importe quoi, elle en a rien à faire.
- Elle est au travail.
- Elle n’est plus au travail ! Personne n’est au travail à cette heure-là ! Elle se bourre la gueule au café et elle va rentrer avec sa sale gueule puante d’alcool.
- Mais t’as quoi, ce soir ? Elle nous nourrit, elle s’occupe de nous, elle a bien le droit de souffler ! »
Je souris et lui lance notre blague préférée : « T’as qu’à appeler papa. »
Cela le fait rire brièvement et un instant de complicité passe entre nous, comme un soupir d’enfance, le dernier rappel des jeux où nous deux tenons ensemble contre les adultes – espionnage dans l'escalier le soir et chuchotis d'histoires dans la nuit bien après l'heure du coucher – tout ça, c'est bientôt fini. Lundi maudit. Dans la ronde du souvenir certains éclats font plus mal que d'autres.
Je ramasse les miettes que j’ai laissées sur la table, prends ma tasse où stagne un cappuccino froid et annonce : « Je vais danser ».
Sa colère explose, brutale, inattendue – il claque encore le téléphone contre la table :
« Putain, tu n’en as pas marre de faire le mouton, avec ta danse gnagna ! Tu te prends pour qui, une putain d’étoile ? »
Cette attaque gratuite me pique au vif, je réplique, mauvaise :
« C’est pas parce que tu es un looser que tu as le droit de me traiter.
- Tu te prends pour une princesse, mais toi aussi t’es une looseuse, avec des parents looseurs, une mère alcoolique et un connard de père qui a d’autres enfants que nous.
- C’est quoi ton problème ce soir ? Va chier en enfer. »
Je sors de la cuisine en claquant la porte pour marquer ma colère. Je monte les marches étroites, pressée de commencer mon entraînement, seul travail valable.
Je ferme ma chambre à clef, appuie sur la touche de mon lecteur CD et monte le volume à fond.
Je me change. Mon justaucorps est usé, je l’adore, il témoigne d’inlassables après-midi passées à la barre.
Je m’échauffe, rapidement, efficacement. Ma chambre contient une armoire, un bureau et un lit, bêtement alignés contre le mur. Marie et moi avons tout poussé, ce qui condamne les fenêtres mais me laisse de la place pour faire des battements avant, latéraux et arrière sans risque de fracture du pied. J’ai une psyché placée dans un coin pour travailler mes mouvements. La chaise me sert de barre d’entraînement.
Je commence les exercices. Non ceux qu’Astrid, ma professeure de danse, me donne. Ceux-là, je les fais le matin, avant la douche, le petit-déjeuner et le début des mornes journées. Le soir, je m’offre des entraînements de plaisir. J’improvise. J’explore avec plaisir de nouveaux mouvements, j’explore les possibles. Attentive à l’image rendue par la psyché, je me rêve en tenue de gala et cherche le frémissement du tissus, l’ondulation légère, l'envol du taffetas.
Enfin, j’abandonne l’image pour me plonger dans la sensation. Soulever les épaules encore et encore. La répétition dérouille mes bras. Je lève les coudes, mes doigts tissent des attrapes-rêves aux fils invisibles, talismans qui m'entourent - les coudes lâchent, ma tête roule sur ses vertèbres comme un bilboquet trop lourd au bout de sa ficelle. Le poids entraîne mon corps. Tout se joue dans ce petit cercle de plancher. Mon arabesque contrariée se transforme en autre chose ,qui n'a pas de nom, qui n'est pas dans les codes, je tourne. Je suis sirène, guerrière, sage vierge et cygne sauvage. Je suis toutes les héroïnes, toutes les ballerines.
Je danse sans plus penser. Je me repose dans la musique, je me baigne dans le rythme. La batterie est mon cœur. Le sol me soutient de tout son poids et l’air caresse ma peau.
A ce moment, des coups résonnent à ma porte. Je ne m’interromps pas. Cette chambre est mon sanctuaire.
Les coups insistent. « Laureline ! » appelle la voix à travers la porte.
Ma colère renaît et je continue à danser. Je n’ai pas oublié son sarcasme. Oui, je rêve de devenir danseuse étoile et j'ai eu tort de lui confier ce secret, un soir de spectacle, où il était venu me voir et m’avait félicitée, l'admiration dans les yeux et l'air tout penaud au milieu des danseurs professionnels qui, présents autour de moi, me félicitaient pour mon solo. Une fois rentrés à la maison, assis dans le jardin, tandis que Maman dormait déjà, Thibaut et moi avions bu une bière en chuchotant, complices pour un soir. Je n’aurais pas dû lui faire confiance.
Si bien qu’il peut toujours tambouriner à ma porte, tenter d’ouvrir même, je ne réponds pas.
Elle fonctionne très, très bien, cette intro. Je ne sais pas quels doutes tu avais en écrivant "je teste une nouvelle forme, j'espère que ça va" ? Tu veux dire, par rapport à une ancienne version du texte ?
En tout cas, tous les bons ingrédients sont réunis : on comprend qui est Laureline, son entourage, son quotidien. Je me suis sentie directement en empathie à elle, je vois une ado, avec son accoutrement, sa vision des choses, ses râleries (la journée est ennuyeuse) et ses moments d'injustice plus fortes (le frère, la famille).
D'ailleurs, je ne sais pas si tu pars là-dessus, mais l'enjeu principal pour moi dans ce début, c'est le conflit entre Laureline et son frère - qui j'imagine va prendre de l'ampleur dans les chapitres suivants et servir de colonne vertébrale à l'histoire et ses ramifications (?)
Et un détail technique que je trouve très efficace et parlant : ne nommer le frère qu'à la toute fin du chapitre (il mérite pas mieux).
Dans le détail :
"Je l'ai essayé devant ma psyché." -> j'ai pas compris de suite qu'on parlait du meuble miroir, d'autant que je sais que le texte contient une partie de réalisme magique, j'ai pensé à la définition plus psychologique du terme. Mais comme c'est explicité plus loin dans le même chapitre, ça peut passer pour un jeu d'interprétation assez chouette, à toi de voir !
"Le crépis s’effrite de la façade." -> "Le crépis de la façade s'effrite", plutôt, non ?
"Mon arabesque contrariée se transforme en autre chose ,qui" -> p'tite coquille sur l'espace autour de la virgule
Merci ;-)