Les grandes portes venaient de se refermer derrière elle. Personne n’osait piper mot. Ni la Mère, ni Drystan qui suivait Aria de près. Leur mutisme ne venait qu’accentuer le nœud d’angoisse qui la prenait. Elle repensa à la caresse d’Aether. Juste un rêve se dit-elle, et le sentiment de trahison qui germait dans son cœur fut balayé aussitôt. Elle devait réunir le Conseil des Sages en urgence, maîtriser la situation pour que rien ne vienne ébranler l’Empire en ces temps de réjouissance. Drystan hocha la tête, il se chargerait de rassembler les membres nouvellement inclus à la table des Sages tandis qu’elle s’occupait de planifier l’ordre du jour. Sans tenir compte du plan des cartographes, Aria se dirigea vers le cabinet privé dévolu aux As. Elle arpenta les longs corridors de la Tour. Elle s’était familiarisée avec ses impasses, ses passages qui n’aboutissaient pas, les labyrinthes que formaient les pièces. La Tour avait été son espace de jeu avec Drys. Son architecture n’obéissait à aucune règle de logique. L’agencement évoluait dans le temps et constituait l’un des grands mystères sur lesquels travaillaient les cartographes. Certains avançaient l’hypothèse que la Tour s’adaptait à son As. Des pièces pouvaient apparaître tandis que d’autres pouvaient disparaître sans avertissement. L’escalier en colimaçon qui menait à la chambre de la Mère était un jour devenu un escalier escamotable tout rouillé, ce qui n’avait pas manqué d’énerver sa propriétaire un beau matin au réveil. Contrairement à elle, Aria ne s’était jamais perdue dans la Tour, d’une manière ou d’une autre elle se repérait instinctivement dans son dédale de galeries et de coursives.
Une fois à l’intérieur, l’odeur de renfermé attaqua ses narines. Elle avait beau travailler quotidiennement dans ce cabinet, elle ne parvenait pas à s’y habituer. Ce ne fut qu’une fois assise et les mains posées sur le bureau qu’elle perçut leur tremblement. Comme pour en effacer le souvenir, elle les serra et les ouvrit plusieurs fois. Son poignet où dansaient les quatre essences ne cessait de la démanger. Sans pouvoir atténuer cette sensation, elle recouvrit ce cercle de sa paume. Ce geste la rassurait habituellement mais alors qu’un autre avait peut-être la même marque, elle n’était plus sûre de sa signification. Ce trait propre aux As était empli de la nostalgie d’un passé que l’on n’avait cessé de lui raconter.
Dans son dos pendait le portrait de Taranis. Elle avait l’impression qu’il guidait ses actions, ce qui lui donnait d’ordinaire du courage pour gérer les affaires ou recevoir ses conseillers. Ses yeux bleus et froids tranchaient avec la douceur de son visage et la barbe bien rasée qu’il arborait. Le jour où il s’était éteint, succombant à de vieilles blessures, on avait trouvé Aria sur le perron de la porte Nord-Est de la Tour, pourtant barricadée et inaccessible depuis la Grande Guerre à laquelle Taranis avait mis fin. Si Aria ne l’avait pas connu, elle avait entendu toutes les histoires qu’on racontait sur lui, sa bienveillance et son esprit guerrier étaient restés dans toutes les têtes. Elle chassa de son esprit toutes ces pensées qui l’empêchaient de réfléchir au Conseil imminent. La Mère apparut finalement dans l’embrasure de la porte, les Sages étaient arrivés.
Tous s’étaient redressés à l’arrivée d’Aria qui portait toujours la robe prévue pour la Cérémonie. Leurs regards inquisiteurs allaient des uns aux autres, personne n’avait un jour pensé que deux As puissent exister en même temps. Le début du Conseil sonné, les voix fusèrent. Chacun y allait de son avis. Face au Roi de Cœur qui venait tout juste de rejoindre leurs rangs et son air perdu, un sujet de conversation récurrent qu’avait Aria avec Drystan ne cessait de lui revenir en mémoire. La veille de la Cérémonie alors qu’elle répétait son discours, Drystan l’avait mise en garde sur les intentions du Conseil :
« Tu penses vraiment que c’est ce qu’ils attendent de toi ? Que tu prennes tes responsabilités ? Ça fait déjà six mois que tu aurais dû récupérer les pleins pouvoirs au Conseil des Sages et pourtant personne ne t’a donné la parole lors des deux derniers !
_ Ils attendent seulement que je sois prête, lui avait répondu Aria avec aplomb.
_ Et si tu n’es jamais prête ? Si tu n’arrives jamais à convoquer les quatre essences ? Tu resteras un As qui décore la pièce du Conseil toute ta vie ? avait conclu Drystan, avec une voix amère. »
Elle bannit le vestige de cette entrevue en se massant les tempes. Le Conseil des Sages ne pouvait prendre de décisions qu’elle n’approuvait pas et il lui revenait de calmer la situation. Elle sonna la clochette posée à sa droite afin d’attirer l’attention des couronnés.
« Je sais que tous ici nous nous posons des questions à propos de la Cérémonie et de ce jeune homme et que cela remet en cause…
_ Cela remet en cause beaucoup de choses en effet, la coupa la Dame de Cœur dont on devinait le sourire tordu qui ornait la bouche cachée derrière un éventail. A commencer par votre présence à cette table.
_ Vous devriez surveiller vos paroles, ma Dame, siffla Drystan, entouré des deux sièges vides destinés à accueillir les couronnes de Pique.
_ Je ne fais qu’énoncer une vérité. Nous le savons, deux As ne peuvent pas coexister, aucune de nos chroniques ne rapporte un tel phénomène. La seule explication possible, c’est que l’un d’eux soit un imposteur.
Ses yeux apparaissaient à travers ses paupières comme deux fentes pleines de défiance. Drystan allait répliquer mais le Roi de Trèfle fut plus rapide.
_ Il est vrai que tout cela est inédit, baragouina-t-il en lissant sa moustache, mais ne prenons pas de décision trop hâtive. Nous devrions d’abord confirmer les résultats de la Cérémonie et si ce jeune homme porte bien la marque des As avant de nous enflammer. Je pense que personne n’y verra d’inconvénient ?
Tous hochèrent la tête et l’on donna l’ordre de faire venir le jeune homme en question. Celui-ci offrit une révérence maladroite à l’assistance, en se balançant d’une jambe à l’autre, visiblement peu habitué à la solennité qui régnait.
_ Quel est votre nom ? demanda le Valet de Carreau d’une voix douce.
_ Tychè… Monsieur, bégaya l’intéressé, le regard planté sur l’As.
Tous réprimèrent un hoquet, face à la maladresse de l’expression. Ce garçon ne débarquait visiblement d’aucune famille aisée. La surprise passée, Drystan se tourna vers Aria dont les yeux vairons restaient accrochés aux topazes incrustées dans ceux du nouvel arrivé. Il tapota légèrement sur la table.
_ Tychè, pourrais-tu nous dire si tu détiens une marque particulière ? grogna le Roi de Carreau, préoccupé par l’envie de mettre fin à cette réunion qui l’empêchait de rentrer dans ses quartiers.
_ Eh bien… C’est-à-dire…
Face au malaise qui se lisait sur son visage, Aria ne put s’empêcher d’éprouver une soudaine compassion qui la poussa à prendre la parole.
_ Il s’agit d’une formalité, nous n’avons aucune envie de vous faire du mal, Tychè. Nous souhaitons simplement mettre au clair la situation.
Il hocha la tête et commença à enlever sa chemise délavée et tâchée par endroit. Un petit cri horrifié parcourut les couronnés face au manque d’étiquette du jeune homme. Il leur montra son dos et tous reconnurent le cercle des quatre essences qui s’y trouvait. Aria n’avait pas besoin de vérifier son poignet pour deviner qu’il s’agissait bien du même motif. Les chuchotements reprirent de plus belle. On appela un Deux qui tenta de frotter la marque avec plusieurs savonnettes aux propriétés différentes. La peau rougit mais le cercle ne disparut pas.
_ Allons, allons. Puisque nous avons devant nous deux Enfants d’Aether à n’en pas douter, évaluons lequel des deux est véritablement un As, qu’en dites-vous ? marmonna la Dame de Cœur. »
Le regard appuyé qui se posait sur Aria était sans détours. Elle était coincée. Refuser revenait à admettre qu’elle n’était peut-être pas la seule bénie par Aether et accepter signifiait prendre le risque de corroborer ce que la Cérémonie avait déjà souligné. Drystan attendait sa réponse pour se positionner. Il la soutiendrait quelle que soit sa décision. Malgré son appréhension elle accepta de soumettre Tychè à une évaluation supplémentaire.
Aria poussa la porte dérobée qui se trouvait à l’angle de son cabinet. Eclairée par un faisceau de lumière la salle d’entraînement dévolue aux As avait une allure étrange. C’était une pièce spécialement conçue pour absorber leur énergie. Les murs sans fenêtre étaient griffés du passage des As qui les avaient précédés. Une légère odeur de soufre imprégnait l’atmosphère. La Mère alluma les torches une par une et les flammes firent grandir les ombres sur le sol en pierres. Aria avait passé des heures dans cette salle. Elle en connaissait les moindres recoins. Des tâches d’un rouge sombre presque noir formaient des rainures gravées dans le rocher qui gisait au centre. Cette énorme masse translucide dégageait une chaleur douce. Aria s’en approcha. Elle fit serpenter ses doigts sur les traces qui la recouvraient. Le sillage qu’elles laissaient dans la roche témoignaient de ses entrainements répétés mais également de ses échecs.
La Mère se racla la gorge dans un bruit rauque. Il fallait commencer. Aria tendit au jeune homme la petite dague incurvée qui l’avait attendue chaque soir depuis qu’elle vivait dans la Tour. Il empoigna le pommeau et ôta le fourreau richement décoré par les éclats noirs et rouges des quatre essences. Aria le voyait agir comme elle avant lui. La douleur passagère qui pénétra son doigt quand la lame lui ouvrit la peau. Le sang qui tomba au milieu du rocher et se diffusa vers les extrémités. Elle vibrait avec lui, se plongeant dans ses propres séances d’entraînement.
Leur attention se portait vers le Nord-Ouest où le Carreau est maître et la neige, éternelle. Une goutte d’eau gelée ornait ce pan du mur. Ils fermèrent les yeux. Leur corps devint plus souple, leurs muscles se détendaient en résonnance avec les rivières et les torrents. Leurs oreilles bourdonnaient, l’air qu’ils respiraient se faisait plus mordant. Elle savait qu’à son contact la pierre devenait de plus en plus fraîche. Un goût d’iode se déposait sur leurs lèvres. Elle sentait distinctement le Carreau sur son poignet.
Elle se concentra pour visualiser les racines qui sortaient péniblement du sol au Sud-Ouest. Ces racines formaient un tronc fort et solide qui s’achevait dans un entremêlement de branches et de feuilles verdoyantes. L’odeur de l’herbe après la pluie venait chatouiller leurs narines, leurs joues rosissaient du soleil qui caressait leur peau. Ils ressentaient toutes les particules de leur corps s’agiter, prendre vie en eux. Leurs orteils s’enfonçaient dans un tapis de mousse molletonnée. Sur sa peau, le Trèfle tranchait par son noir profond.
Ils inspirèrent profondément et firent grandir la chaleur en eux. C’était le foyer allumé au Sud-Est qu’elle se représentait. Cette flamme virevoltante les réchauffait. Les rayons cuisants leur tapaient sur la tête. Une perle de sueur glissa sur leur front. Ils déglutirent, la soif commençait à poindre. Il fallait qu’ils se concentrent. Elle égrena le sable qu’elle sentait dans sa main et le Cœur sur son avant-bras commença à bouillir.
Son rythme cardiaque s’accéléra. Il fallait qu’elle y parvienne. Il y eut un silence. Les yeux fermés, seul le noir s’offrait à elle. Elle tourna son visage en direction du Nord-Est. Sa gorge se serra. L’oxygène autour d’elle semblait se raréfier à chaque inspiration qu’elle prenait. Elle avait l’impression de tomber, de tomber, de s’enfoncer, s’engluer, s’absorber dans ce noir. Un picotement désagréable lui parcourait tout le corps. Le symbole du Pique la grattait. Cette sensation s’étira sur tout son bras qui s’engourdissait. Sa peur contaminait toute la pièce. La tension devenait insupportable. Elle voulut ouvrir les yeux, quitter cet endroit qui l’engloutissait. Un vent puissant lui coupait la peau, s’immisçait en elle comme pour lui briser les os. Ce fut une bourrasque violente qui la renvoya à la réalité.
La bile lui brûlait l’estomac et ce qu’elle lut dans le regard de la Mère ne la rassura pas. A chacun de ses entraînements son sang avait pris trois directions sur la roche, Nord-Ouest, Sud-Ouest, Sud-Est. Le sillon qui menait au Nord-Est était immaculé et le pendule mis en branle par l’invocation des quatre essences restait irrémédiablement immobile. Mais cette fois c’était différent. Le pendule s’était mis à vaciller, la roche était recouverte de quatre sillons, il avait réussi. Les cristaux de la Cérémonie ne s’étaient pas trompés. Aucune erreur n’était possible. Il y avait deux Enfants d’Aether.
Très chouette cette première moitié de chapitre. Encore une fois, ton style est agréable et me porte facilement d'un bout à l'autre du récit, et les choses bougent rapidement, du coup on s'ennuie pas !!
Petite remarque par rapport à la vitesse : j'ai parfois trouvé que c'était un peu "trop", peut-être, notamment au moment où le conseil des sages est réuni, et qu'il font saisir Tychè. Il arrive instantanément, là où j'aurais trouvé judicieux que tu marques une petite pause, un temps, pour ajouter à la tension tension générale et au stress d'Aria par exemple ?
Deuxième remarque : j'ai été surpris que Tychè, une fois arrivé dans la pièce des As, connaisse déjà l'étiquette. Est-ce qu'il est déjà venu ici ? Ou est-ce qu'on lui a expliqué comment les choses allaient se dérouler ? Soit c'est un mystère volontaire de ta part, et dans ce cas j'ai rien à redire, ça fonctionne, soit il manque (selon moi) un petit morceau d'explication :)
Autrement, la dynamique est super, notamment sur le dernier passage, quand les ressentis de Tychè et d'Aria fusionnent et qu'on passe à travers chaque élément un par un, très poignant et joliment écrit !
Et puis la fin et tout son lot de questions, bien sûr, qu'est-ce que ça implique au juste ce deuxième enfant d'Aether, quelles vont être toutes les conséquences ??? Je lis la suite rapidement :)
Bravo pour ce premier bout de chapitre, et à bientôt !!
Merci pour tes commentaires toujours pleins de gentillesse, ça me fait à chaque fois très plaisir : )
Je note ta remarque sur la vitesse, j'ai un peu de mal à gérer ça de manière générale et comme j'écris sur des sessions très longues je ne me rends plus forcément compte de ce qui va trop ou pas assez vite. Je retravaillerai ça à la réécriture et je garde en tête cette proposition pour faire monter la pression.
Pour ce qui est de l'étiquette, je voulais en faire un personnage maladroit mais pas forcément mal intentionné d'où sa tentative d'utiliser des codes qu'il connaît peu ou pas. Je ne cherchais pas particulièrement à en faire un élément "mystérieux" mais je ne voulais pas non plus donner l'impression qu'il maîtrisait ça de A à Z. En lisant ton commentaire je me rends compte que la dimension "bancale" de ses salutations et marques de respect n'est pas assez mises en avant. Merci de m'avoir fait part de ton impression !
Je suis ravie que tu ais trouvé la fusion entre les deux réussie ! Les descriptions d'utilisation de magie sont toujours un défi en elles-mêmes pour que ça reste clair sans perdre ce côté magique justement XD
Merci pour tous ces compliments !
A la revoyure !