1. La Loi Inespérée

Par lescle

En cette année 1885, une vérité s’imposait à tous, incontestable, indiscutable : Londres régnait en maître sur le monde.

Sous le long règne de la Reine Victoria, entamé quarante-huit ans plus tôt, l’Empire britannique s’était étendu jusqu’à couvrir plus d’un quart du globe. Sa grandeur s’était consolidée à travers les triomphes de l’Exposition Universelle, l’essor des commerces florissant et les avancées majeures issues de la Révolution industrielle.
À la fin de ce XIXe siècle, Londres incarnait plus que jamais la puissance et la splendeur de l’empire.

Mais derrière la façade dorée se dessinait une autre réalité, bien plus sombre. Car si personne ne pouvait ignorer la domination londonienne, nul ne pouvait non plus ignorer la misère qui rongeait ses fondations.
La capitale, si majestueuse en apparence, était aussi un véritable gouffre de pauvreté. Plus de la moitié de sa population vivait dans une précarité insoutenable, entassée dans des logements insalubres, ou pire encore, condamnée à survivre dans les rues. Là, le froid mordait les chairs, brisait les sourires, et s’infiltrait dans les os comme un poison silencieux.

Ce matin du 1er octobre, pourtant, le froid n’était qu’un détail, un murmure face à l’écho d’un événement d’une portée inédite.
Partout dans Londres — dans les commerces, les pubs, les usines, les salons cossus ou les ruelles sombres — un seul sujet était sur toutes les lèvres : un projet de loi que personne n’aurait cru voir débattu sérieusement, et qui allait bientôt être présenté devant la Chambre.

Le droit de vote des femmes.

Une agitation sans précédent gagnait les militantes, qui depuis des mois, n’avaient cessé de faire entendre leur voix. Et leurs efforts n’avaient pas été vains. Pour la seconde fois de l’histoire, le Parlement s’apprêtait à examiner une proposition permettant aux femmes de participer à l’élection des membres de la Chambre des communes.
La première tentative remontait à vingt-sept ans. À cette époque, les Dédaignées Indignées, un mouvement féministe alors très influent, avaient réussi à faire inscrire leur revendication à l’ordre du jour parlementaire. Mais le 3 novembre 1858, tout bascula. Alors que des milliers de manifestantes remontaient Abingdon Street en direction du Parlement, une bombe explosa.

L’attentat fit cent soixante-douze morts, des centaines de blessés, et des dégâts matériels considérables.
Le choc fut tel que ce jour fut déclaré jour de deuil national. Chaque année depuis, le 3 novembre, la Reine Victoria dépose des fleurs noires devant le monument commémoratif érigé à Abingdon Street. On le connaît encore aujourd’hui sous le nom du Jour de l’Explosion.
Dans la foulée de cette tragédie, les Dédaignées Indignées disparurent, emportant avec elles les espoirs de toute une génération de femmes.

Mais cet espoir renaissait enfin. Et à deux semaines du débat historique prévu le 15 octobre, les sourires refleurissaient sur les visages des Londoniennes.

Ou du moins, sur presque tous.

Dans le quartier de Bloomsbury, à quelques pas du British Museum, une jeune femme franchit la porte d’une boulangerie, faisant tinter la clochette d’entrée.

Elle s’appelait Sofia Snow.

Elle glissa dans sa sacoche une petite boîte rectangulaire ainsi qu’un sachet de pâtisseries encore tièdes, puis resserra son écharpe autour de son cou pour se protéger des rafales glaciales qui faisaient virevolter ses mèches blondes. Son nez était rougi par le froid, ses mains légèrement tremblantes. Elle se dirigea d’un pas rapide vers un fiacre.

— Tavistock Place, s’il vous plaît, lança-t-elle au cocher avec un sourire éclatant.

— Euh... Très bien, Miss, répondit l’homme, quelque peu interloqué par tant d’enthousiasme.

Sofia grimpa dans l’hippomobile, qui s’ébranla dans un concert rythmé de sabots sur les pavés.
Rarement son visage avait été illuminé d’un pareil sourire. Et comme le cocher, on aurait pu croire que sa joie était due au projet de loi tant attendu.
Bien sûr, cette perspective la réjouissait profondément. Mais sa bonne humeur avait une tout autre origine.

Aidan.

Son cousin. Son double. Celui qu’elle considérait comme son frère.
Après trois longs mois d’absence en France, il était enfin sur le point de rentrer à Londres.
Jamais ils n’avaient été séparés aussi longtemps. Son absence avait été si douloureuse que Sofia avait parfois cru perdre la tête.

Encore fallait-il en posséder une.

Car s’il y avait bien une chose qui semblait fuir Sofia Snow, c’était la raison. Une ironie délicieuse pour celle dont le prénom signifiait « sagesse ».
Ceux qui la connaissaient savaient à quoi s’en tenir : cette belle jeune femme aux boucles blondes qui cascadaient le long de sa taille avait peut-être fêté ses vingt ans en mars, mais elle avait toujours eu le goût du désordre et de l’inattendu. La raison et elle ne s’étaient jamais accordées, et rien n’indiquait un quelconque changement à venir.

Le fiacre s’arrêta bientôt à Tavistock Place, dans une rue bordée d’élégants immeubles mitoyens aux façades de briques orangées, fenêtres à guillotine et portes sombres.
Sofia descendit, régla la course, caressa doucement la crinière du cheval, puis s’engagea vers le numéro 18.

— Hop hop hop ! interpella une voix.

Pour la première fois de la journée, les traits de Sofia se crispèrent.
Elle n’eut même pas besoin de se retourner pour deviner d’où venait l’interjection familière.

Elle se retourna malgré tout.

Un jeune homme rondelet d’une vingtaine d’années s’avançait vers elle avec sa démarche nonchalante coutumière. Un béret un peu trop large tanguait au sommet de ses oreilles décollées, et sous son bras, il tenait une pile de journaux.

— Oui, Ernest ?

— Bah alors, Sofia, tu m’demandes pas le Times aujourd’hui ?

Son accent cockney, typique de la classe ouvrière londonienne, écorchait les mots avec une désinvolture qui avait le don de lui taper sur les nerfs.

« J’ignorais que l’oubli d’un journal équivalait à un crime de lèse-majesté », pensa-t-elle.
Mais, déterminée à ne pas laisser Ernest — pas aujourd’hui — érafler son allégresse, elle répondit d’un ton neutre :

— J’étais distraite. Donne-m’en un.

Elle sortit trois pence de sa petite bourse en velours. En les lui remettant dans la mitaine tendue, elle remarqua le sourire en coin qui s’étirait sur le visage d’Ernest.

— Et pourquoi ce sourire idiot ? demanda-t-elle avec suspicion.

— Oh, rien, rien… fit-il en étouffant un rire. Je m’disais juste que si tu plane comme ça, c’est sûrement parce que t’es en train d’penser à ton doux soupirant, pas vrai ?

— Ernest !

Mais c’était trop tard. Le rouge lui était monté aux joues. C’était systématique dès qu’on évoquait, même vaguement, Mercery.

— Oh oh, c’est pas un petit rougissement que j’vois là ? se moqua-t-il.

Depuis qu’elle s’était entichée de Gene Mercery, le guide du département égyptien du British Museum, Sofia avait acquis une tendance à la rêverie qui n’avait pas échappé à l’œil observateur d’Ernest. Un jour, il avait demandé sans détour si un homme occupait ses pensées ; son silence et ses rougissements avaient suffi à le convaincre. Depuis, il ne cessait de la taquiner à ce sujet.

— Allez, dis-moi comment qu'il s'appelle ton Roméo !

— Est-ce je te demande, moi, le nom de toutes celles à qui tu fais les yeux doux ? Je ne crois pas, non ! Alors fiche-moi la paix !

— Roooh, si on peut plus plaisanter… marmonna-t-il en lui tendant le Times, l’air toujours aussi railleur.

Sofia le lui arracha d’un geste sec et le fourra brutalement dans sa sacoche.

— De toute façon, ce torchon que tu vends n’arrivera jamais à la cheville de La Voix au Chapitre.

Elle sortit un journal soigneusement replié de sa sacoche et le brandit devant lui. En dernière page, encadré, le portrait d’une jeune femme métisse aux cheveux ondulés. Dessous, un nom : Néhémie Wilson.

Ça, c’est un vrai journal, lâcha Sofia avec conviction.

Le sourire d’Ernest se fana aussitôt, remplacé par une moue agacée.

— Oh non… tu vas pas r’commencer avec ta bêcheuse de Wilson.

— Si, je vais recommencer ! Et elle n’a rien d’une bêcheuse ! Néhémie Wilson est la meilleure chose qui soit arrivée au journalisme ! Elle—

— Et c’est reparti… soupira Ernest, résigné à entendre la tirade qu’il connaissait par cœur.

— Non mais c’est vrai ! Elle est intègre, elle ! Elle dénonce les injustices, elle donne la parole au peuple, même quand ça veut dire se mettre à dos les puissants. Personne ne lui arrive à la cheville. Elle n’est pas juste brillante, elle est—

— …la défenseuse de la classe ouvrière, la voix des femmes dans une société misogyne et blablabla… Je sais, je sais, Sofia. Tu me ressers cette chanson depuis des lustres. Tu veux pas varier un peu ? Mes oreilles saignent.

— Pourquoi changer un discours qui est vrai ? Wilson a plus d’éthique que toute la clique de journalistes corrompus dont tu vends les feuilles de choux !

— Arrête de m'bassiner avec ta Wilson ! Si tu l'admire tant, tu n'as qu'à l'épouser !

— Si tu veux bien m’excuser, je vais lire un vrai journal, dit-elle en rangeant avec soin La Voix au Chapitre, bien plus délicatement que le Times.

Puis elle tourna les talons et grimpa les marches du perron tandis qu’Ernest lançait à pleins poumons :
Deeemandez le journal, M’sieur-Dames ! Deeeemandez le journal !

À peine entrée dans son appartement, une silhouette bondit hors de son panier pour venir accueillir Sofia.

Fely, le petit fennec de Sofia.
Des petits yeux noirs qui ressemblaient à des belladonnes, un pelage sableux, et des oreilles si grandes qu’on le prenait souvent pour un renardeau — ce qui avait le don d’agacer Sofia.
Elle retrouva aussitôt sa bonne humeur en sentant son petit compagnon se blottir contre elle, et oublia l'exaspérant Ernest.

Elle se débarrassa de son manteau à cape grise, retira ses bottines à lacets couvertes de boue, puis se rendit dans le salon.

Elle sortit de sa sacoche une boîte rectangulaire à fente ainsi qu’un sachet de pâtisseries.
Un petit mot y était collé :

« Dons pour notre refuge animalier. Merci de votre générosité. »

Elle l’ouvrit. Une poignée de pièces tinta sur la table en bois de merisier.

Ce n’est pas grand-chose… mais chaque sou compte, pensa-t-elle.

Elle se dirigea vers le réduit, souleva une latte branlante du plancher et en tira un gros bocal en verre soufflé. Sur l’étiquette, un mot : REFUGE.
Il était rempli au tiers. Elle y versa les pièces, reboucha soigneusement le bocal, puis le remit en place.

Un feu fut bientôt allumé dans la cheminée. Elle installa les scones sur une assiette d’étain et s’enfonça dans son fauteuil préféré, La Voix au Chapitre en main.

Parmi les centaines de journaux londoniens, La Voix au Chapitre était devenu un incontournable.
Ce journal hebdomadaire, fondé six ans plus tôt par Néhémie Wilson, avait bouleversé le paysage médiatique en donnant la parole au peuple.
Témoignages, dénonciations, recommandations culturelles… chaque lecteur pouvait y contribuer.

Sofia écrivait d’ailleurs chaque semaine à la rédaction pour parler de la cause animale — trop négligée à ses yeux — et du refuge qu’elle souhaitait créer avec son cousin. Pour elle, une parution dans ce journal serait une aubaine.

Et si Néhémie Wilson suscitait autant de passion, c’était aussi parce qu’elle jouait un rôle central dans le débat du moment : le droit de vote des femmes.
Par ses articles, elle avait réveillé une ferveur sans précédent, appelant les femmes à manifester, débattre, organiser des conférences, signer des pétitions.

Tellement forte était cette vague que même Gladstone, jusqu’alors farouchement opposé au suffrage féminin, avait proposé un projet de loi.
Un tournant. Une promesse d’évolution. Une potentielle révolution.

Après avoir savouré son numéro de La Voix au Chapitre, Sofia jeta un œil au Times — par principe.
Le projet de loi faisait la une, évidemment.
Mais une autre annonce la fit sourire : les préparatifs de La Fête des Merveilles touchaient à leur fin.
Un évènement célébrant les vingt ans de la parution d’Alice au Pays des Merveilles.

Grande admiratrice de Lewis Carroll, Sofia bouillait d’impatience. Et ce qui la réjouissait encore plus, c’est qu’Aidan rentrerait à temps pour y assister avec elle.

Dommage qu’il ne soit pas là pour m’accompagner à la Collecte de la Générosité, pensa-t-elle.

Dans deux jours, elle devait se rendre à Chesbury, son village natal, pour cette œuvre caritative chère à son cœur.
Ce serait la première fois sans Aidan.

Ivre de bonheur à l’idée de leurs retrouvailles prochaines, elle s’abandonnait à ses rêveries lorsqu’un cliquetis métallique rompit le silence.
Un télégramme venait d’arriver.

Elle posa le Times, traversa la pièce et s’empara du message.
En le lisant, ses pensées s’emmêlèrent dans une valse de points d’interrogation.
Puis le choc la frappa. Et, pire que le choc, vint la douleur.

Une douleur inhumaine. Mordante. Totale.

Son cœur se brisa net. Piétiné par les talons d’un chagrin impitoyable.
Elle vacilla, foudroyée. La respiration coupée. Le monde s’effaça.

Dans un cri déchirant, elle froissa le télégramme.
Fely, effrayé, fila se cacher dans la cuisine.

Sofia s’effondra au sol, noyée dans ses larmes.
Elle n’était plus qu’une enveloppe ravagée. Un cœur en miettes.

Elle pleura pendant des heures. Jusqu’à ne plus sentir son corps.

Dans cet abîme noir, une seule pensée lui offrait un maigre réconfort :

Son père était allé rejoindre sa mère qui était décédée vingt ans plus tôt. Et qu’il n’avait jamais cessé de pleurer.

Maintenant qu’il avait rendu son dernier souffle, une part de Sofia s’était éteinte avec lui.

 

 

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Artose
Posté le 05/06/2025
Hey !
J'ai aimé la délicatesse de l'expression : un sourire qui se fane.

Et sinon je me demandais: est-ce que les éléments/références ont vraiment existé ( l'explosion de la bombe, la voix au chapitre)?
lescle
Posté le 05/06/2025
Re coucou !
Oh merci <3 !

Héhé certains éléments sont vrais (comme quand je mentionne la Révolution Industrielle, Exposition Universelle, et des personnes historiques dont je parlerais plus tard)
En revanche ceux que tu mentionnes (explosion de la bombe et La Voix au Chapitre) sont des produits de mon imagination xD
Mais j'apprécie cette curiosité <3
lescle
Posté le 05/06/2025
Re coucou !
Oh merci <3 !

Héhé certains éléments sont vrais (comme quand je mentionne la Révolution Industrielle, Exposition Universelle, et des personnes historiques dont je parlerais plus tard)
En revanche ceux que tu mentionnes (explosion de la bombe et La Voix au Chapitre) sont des produits de mon imagination xD
Mais j'apprécie cette curiosité <3
lescle
Posté le 05/06/2025
Re coucou !
Oh merci <3 !

Héhé certains éléments sont vrais (comme quand je mentionne la Révolution Industrielle, Exposition Universelle, et des personnes historiques dont je parlerais plus tard)
En revanche ceux que tu mentionnes (explosion de la bombe et La Voix au Chapitre) sont des produits de mon imagination xD
Mais j'apprécie cette curiosité <3
lescle
Posté le 05/06/2025
Re coucou !
Oh merci <3 !

Héhé certains éléments sont vrais (comme quand je mentionne la Révolution Industrielle, Exposition Universelle, et des personnes historiques dont je parlerais plus tard)
En revanche ceux que tu mentionnes (explosion de la bombe et La Voix au Chapitre) sont des produits de mon imagination xD
Mais j'apprécie cette curiosité <3
Artose
Posté le 05/06/2025
Me voilà bien informé 😂.
C'est génial, personnellement je ne connais pas cette époque de l'Angleterre, donc ça me titille et c'est une vraie découverte. Et pour les connaisseurs, eux doivent se régaler avec tout ces petits clins d'oeil !
MiRéZin
Posté le 29/04/2025
C'est un premier chapitre qui offre une belle mise en bouche et qui présente bien le caractère du personnage principal tout en nous plongeant dans le Londres du 19 ème siecle ! Votre écriture est fluide et agréable à lire :)
lescle
Posté le 23/05/2025
Merciiiiiii <3
Spinari
Posté le 13/04/2025
Bonjour, bonjour, belle mise en contexte après un prologue teinté par le mystère et une dose de magie. Un beau "fog" londonien et des personnages (déjà) torturés qui dictent le ton. Une interrogation cependant. Le terme de "société misogyne" n'est-il pas anachronique ? Si oui. C'est une volonté de ta part ?
Lecture des prochains chapitres en cours ! Hâte de lire la suite.
lescle
Posté le 28/04/2025
Hellooo ! Je te remercie pour ton commentaire ! <3
Tu crois que le terme "misogyne" est anachronique ? Ce mot n'était pas employé à l'époque ? Je ne le savais pas :S
Plume_jasmin
Posté le 09/04/2025
Oh non !! Pauvre Sofia ! C'est extrêmement difficile de perdre un proche surtout un parent... Moi je m'attendais plutôt au décès du Cousin Aidan... (Désolée pour lui)

Mais sinon un long chapitre avec beaucoup de détails ( ça nous situe bien dans l'époque et l'espace )

À bientôt !!!
lescle
Posté le 10/04/2025
Merciiiii pour ton commentaire <3 <3
Rouky
Posté le 08/04/2025
Salut !
J'adore ce chapitre ! Il suffit qu'une histoire se passe dans un Londres du 19ème siècle pour obtenir ma fidélité de lectrice ! J'aime beaucoup ta plume, elle est légère et nous plonge vraiment dans l'histoire, Tu sais très bien manier les mots, et ça se ressent !
lescle
Posté le 10/04/2025
Hihi merci beaucoup ! Ravie de rencontrer une fan du 19ème siècle :D
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