1 — Le Chant d'une Toile en Fuite

Par Rouky

« J’ai tué un homme. J’ai réussi, mon frère. Je peins des cauchemars qui jamais ne s’achèvent. Je suis devenu un artisan de la terreur. »

Sorel replia la lettre d’un geste las, comme s’il refermait un chapitre maudit. Il la glissa dans la poche intérieure de son veston, là où sommeillaient les secrets les plus noirs.Le train, tout de vapeur vêtu, haletait en approchant de Chromawich. Son souffle de fer et de cendre s’élevait en brume opaque, engloutissant le paysage dans un linceul d’ombre.

— Que ton art te damne, murmura Sorel entre ses dents, la voix râpeuse, raturée d’amertume.

Depuis le départ, une demoiselle à l’élégance fardée l’avait observé. Vêtue d’un corsage à jabot ivoire et d’une robe couleur prune, elle lui lançait des sourires poudrés d’audace chaque fois que leurs regards se frôlaient.Il lui avait rendu un rictus sans chaleur, tout en détaillant son cou fragile, sa peau de porcelaine, ses lèvres tendres comme des pétales...

“Comme j’aimerais l’étrangler de mes deux mains..., pensa-t-il. L’entendre soupirer, la voir suffoquer, puis contempler la lumière quitter ses prunelles comme l’encre sèche sur une page...”

Il cligna des yeux, repoussa l’idée. Encore ces pensées — insidieuses, tenaces — qui rampaient en lui comme des vers dans un vieux manuscrit moisi.

Le train s’immobilisa dans un long soupir de métal. D’un mouvement vif, Sorel se leva, empoigna sa valise et descendit.

Chromawich s’étalait devant lui, tapie sous un ciel d’étain. La ville, avec ses façades peintes à la main et ses ruelles sinueuses, exhalait un charme fané. Un lac miroitait au centre, bleu comme une encre oubliée.

Il ne prit pas le temps de s’en émouvoir. Déjà, ses pas le menaient au guichet. L’employé, moustachu et mal réveillé, lui indiqua, sans grande conviction, l’hôtel le plus proche.

— Une dernière chose, dit Sorel en redressant son col. Auriez-vous vu passer, il y a quelques jours, un grand jeune homme blond, vêtu d’un long manteau beige ?

— Non, monsieur. Je vois tant de visages que… vous comprenez, je ne—

Mais Sorel s’était déjà détourné, indifférent au verbiage de l’homme. Il fendit la foule, l’allure tendue, l’esprit bouillonnant de phrases qu’il ne couchait plus sur papier, mais traînait en lui comme un poison.

 

Ravel marchait d’un pas fiévreux, les doigts tremblants, le regard nerveux.Les façades de Chromawich, d’un gris sale et froid, jouaient aux fantômes, dressant leurs toits en croix.

Il s’approcha d’un homme — un chapeau, un veston — et demanda, la voix râpeuse, le souffle en suspension :

— Un grand blond. Manteau beige. Regard fuyant, l’avez-vous vu ?

L’homme haussa les épaules et tourna sans un mot. Même geste, même rejet, même refus plus loin, plus haut. Les passants passaient, pressés, paumés, et Ravel, lui, grondait, dans un murmure fermé :

“Personne ne sait. Personne ne dit. Tous des pantins, des petites souris.Je les tuerai, un à un, comme on éteint des lampes au matin.”

Il serra les poings, grinça des dents, le cœur battant comme un tambour battant. Sa colère, symphonie sourde et sauvage, montait comme un orage, grondait dans sa cage.

“Je n’aurais jamais dû venir ici. Ville maudite, ville en sursis.Tout pue la peinture, le mensonge, les reflets... Mais je saurai les faire danser, tous, à mes couplets.”

Ses yeux noirs brillaient, obscurs, outrés, éclairs de haine dans un ciel de regrets. Un nom l’étranglait, un prénom l’écrasait — mais il le garda dans l’ombre, le refusa.

“Je tuerai celui-là. Puis l’autre. Puis... Cézanne. Et j’éteindrai enfin la flamme profane.”

Il repartit, les pas pleins de rage et de rythme, comme un métronome fou traçant un abîme.

 

Une lumière pâle léchait le plafond, grumeleuse comme une touche mal posée. L’ampoule, suspendue à un fil maigre, oscillait doucement — elle peignait l’espace d’ombres hachées, de reflets en clair-obscur.Chaque objet vibrait. Chaque forme se dédoublait. Tout ici ressemblait à une toile inachevée. Les toiles, justement, s’empilaient — entassées comme des cadavres d’idées mortes.Le sol craquait sous les coulures séchées. Le bois était taché d’ocre, de brun, de vermillon. Tout respirait la térébenthine et le sang.

Cézanne peignait.

Sa main tremblait. Son œil clignait, battant comme une flamme affolée. Il parlait, à voix basse, par à-coups — comme des traits brusques lancés sur la toile :

— Raté… Encore raté… Une épaule trop large. Une main absente. Tout flotte. Rien ne tient. Rien ne hurle.

Il étalait le rouge avec une rage sèche. Des plaques carmines éclataient comme des hématomes.Le noir découpait les angles. Rouge et noir. Encore. Toujours. Comme un roman de colère.

Le personnage sur la toile prenait forme. Un homme sans visage. Une ombre en devenir. Son torse vibrait. Ses bras s’étiraient. Sa tête, floue, semblait vouloir sortir du cadre.

— Ne bouge pas… Pas maintenant, gronda Cézanne. Je ne t’ai pas encore donné ton cri.

L’homme peint remua. D’un geste lent, presque gracieux. Une esquisse vivante. Une ébauche qui respirait.Le cou se tourna. Le bras glissa vers lui. Un appel muet. Une invitation creuse.

— Je t’ai dit NON ! hurla-t-il. Tu n’es pas prêt ! Tu n’es pas fini ! Tu n’as pas assez souffert !

Il attrapa le couteau, ce pinceau de colère. Et frappa. Une entaille verticale fendit la toile.

Le cri ne vint pas. Mais la couleur coula. Un flot noir et rouge. Un saignement pictural.Le tableau se déchira comme une chair trop tendue.

Cézanne recula. Il renversa le chevalet, les pots, les tubes. La couleur éclaboussa les murs comme des étoiles mortes.Tout était chaos, feu, éclats. Une œuvre qui refusait d’exister. Il s’effondra, à genoux, dans cette tempête d’art et de folie.Son souffle était court, son regard vide.

— Mon frère… souffla-t-il. Pourquoi n’est-tu toujours pas là ?

Ses larmes roulèrent sur ses joues tachées de vermillon.Tout autour de lui, les toiles frémissaient — comme si, dans l’ombre, d’autres âmes peignaient avec lui.Ou contre lui.

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