Arrivé à l’hôtel indiqué, Sorel y loua une chambre. Deux nuits, pas plus. C’est le temps qu’il estimait nécessaire pour retrouver Cézanne. Il questionna le réceptionniste, les employés, les habitants. Personne n’avait vu un grand homme blond sortant de l’ordinaire.
Mais Sorel n’en démordit pas. Il continua, mena l’enquête. Interrogea, demanda, ragea. Mais jamais n’abandonna.
Il changea de tactique. Si personne ne se souvenait d’un grand blond, peut-être ces gueux se souviendraient-ils d’un peintre.
Alors il reprit l’enquête. Interrogea, demanda, trouva. Une femme à l’air apeuré lui dit que oui, oui, un peintre était passé par ici.
— Et maintenant, où est-il ?
— La dernière fois que j’ai eu le malheur de croiser sa folie, il traînait près du cimetière. Je crois qu’il s’est installé là-bas, dans l’ancienne arrière boutique du tanneur.
Sans un merci, sans un au-revoir, Sorel se dirigea vers le cimetière.
Ravel roulait, ronflait dans les ruelles rabougries, ses pas pesants portaient un poids pesant de patience perdue. Il répétait, ressassait, sa voix rauque résonnait comme une vieille mélodie cassée :
— Avez-vous vu, avez-vous vu ce grand blond, cet homme pâle, ce vagabond sans voix ?
Mais les rues se taisaient, les visages se figeaient en silence sourd, en soupirs suspendus. Les mots se noyaient dans un brouhaha muet, une sourde symphonie de refus.
Le mutisme le mordait, la peur le frappait, il changea alors de ton, de tempo. Sa voix vibrait, lancinante, martelant l’air :
— Avez-vous vu un peintre ?
Les regards devinrent fuyants, les cœurs se fermaient, des murmures mêlés de peur chuchotaient, tressautaient, s’évanouissaient :
— Non, non, rien à voir, rien à faire, rien à dire, soufflaient-ils, leurs lèvres scellées, leur souffle suspendu.
Ravel sentait sa colère couler, crisser, gronder comme un orage sourd, un grondement sournois qui roulait dans sa gorge : « Ces murs de silence me tuent, ces lèvres verrouillées me tuent... Leur silence est une musique morte, un concerto sans note. »
Alors, d’un pas chancelant, d’une voix brisée, une vieille dame s’avança, sa parole cassée vibrante comme un violon frotté :
— Oui, oui, un peintre… oui, oui, il avait les doigts rouges, rougis comme un feu, comme une flamme qui saigne. Je l’ai vu glisser, glisser et traîner près du cimetière, là où les pierres pleurent sous le vent, là où les murs abandonnés chantent leur lente déchéance.
Chaque mot tombait, grave et clair, comme une note suspendue dans la nuit. Une mélodie d’espoir s’élevait dans le cœur de Ravel : il tenait la mesure, le rythme de sa quête, le tempo de son avenir.
Sorel pénétra l’arrière-boutique abandonnée. Aussitôt, une odeur de peinture lui foudroya les narines.
Des peintures, il y en avait partout. Au sol, contre les murs, suspendus au plafond... Des amonts de toiles, en cours ou terminées, s’amoncellaient en un fracas de couleurs.
Au milieu de la pièce, à même le plancher, un jeune homme blond peignait les lattes usées par le temps, directement avec les doigts. Ses mains étaient estampillées de rouge, son menton barbouillé de noir. Rouge et noir, rouge et noir, ces couleurs dominaient toute la pièce, comme si le peintre ne possédait nulle autre gouache.
Sorel s’approcha encore un peu.
Cézanne releva alors la tête, et ses yeux s’écarquillèrent d’effroi.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Partez d’ici, vous ne devriez pas être là !
- Allons, Cézanne. C’est moi, Sorel. Ton frère.
Cézanne esquissa un rictus, puis se leva doucement, les mains en l’air en signe de défense.
- Vous n’êtes pas mon frère. Alors qui êtes-vous ?
Sorel extirpa lentement la lettre de son veston, comme une arme dégainée.
- Cette lettre, Cézanne, tu t’en souviens ?
Le rictus du peintre s’effaça aussitôt.
- Où avez-vous trouvé cette lettre ?
- Mais, Cézanne, tu me l’as envoyé ! Pour quelle autre raison je posséderais cette missive ? Tu m’as appelé, et je suis venu te retrouver, mon frère.
Sorel ne comprenait pas la confusion de Cézanne. Se pouvait-il qu’il ait été rendu fou par son art ? Cette idée le peinait.
- Vous-n’êtes-pas-mon-frère, répèta Cézanne en détachant chaque syllabe. Alors comment avez-vous eu cette lettre ?
- J’en ai assez, Cézanne, reprends-toi ! C’est de peindre ainsi, qui t’as fait perdre la tête ? Je suis venu de loin, pour te ramener à la maison.
Le visage du peintre devint un masque d’effroi.
- La maison ? Non, jamais je ne retournerai là-bas !
- Ne dis pas de bêtises, nous allons-
- J’ai dit NON !
Cézanne se recula précipitamment, se prit les pieds entre ses oeuvres, et tomba à terre.
Sorel en profita pour s’avancer, la main tendue.
- Allons, petit-frère, mais qu’est-ce qui te prend ?
- LAISSEZ-MOI ! Hurla le peintre.
- Assez ! Gronda Sorel.
Au lieu d’aider Cézanne à se relever, il lui envoya un coup de poing en plein visage.
Le peintre hoqueta de douleur, un saignement de nez sillonant son visage désarçonné. Il rampa en arrière, jusqu’à sentir la cloison dans son dos. Alors, il tâta le sang du bout de ses doigts rouges, et se mit à rire.
- Rouge et noir, rouge et noir, rouge et noir...
- Tu es devenu fou, murmura Sorel. Allons, mon frère, relève-toi.
- Non, geignit le peintre. Non, je reste ici. Je ne vous suivrai pas. Mon oeuvre n’est pas terminée...
- Regarde tous ces tableaux ! Tu en as terminé plusieurs, des toiles ! Il est temps de rentrer à la maison.
Il leva le visage vers l’homme dressé devant lui. Des larmes coulaient sur ses joues, laissant des traînées lumineuses sur son menton peinturé de noir.
- Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît. Je ne vous connais pas, je ne veux pas rentrer à la maison...
- Tu n’as pas le choix, petit-frère. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour repartir sans toi. Notre père t’attend.
A ce mot, la panique gagna Cézanne.
- Non, non, non ! Pas mon père, non ! Je refuse de le voir, je ne suis pas prêt ! Je n’ai pas encore terminé mon oeuvre, je ne peux pas le voir maintenant.
Les larmes coulaient désormais à flots, lavant son visage. Il reniflait comme un enfant chagriné, secouant la tête à s’en tordre la nuque.
- Non, non ! Pitié, je ne veux pas le voir !
Ce fut au tour de Sorel d’être confus. Pourquoi craignait-il tant leur père ? Il ne s’était pourtant jamais rien passé !
Cézanne ramassa un pinceau au sol, dont la touffe était couverte de rouge. Alors, il balafra une toile vierge à sa droite d’un trait rigide, l’entaillant d’écarlate.
Il laissa retomber le pinceau. Là, il tendit la main vers le tableau… et s’y enfonça. Ses doigts franchirent la surface peinte comme on traverse une nappe d’eau. Puis, lentement, tout son corps suivit, happé par le trait rouge vibrant. En un souffle, il disparut de l’arrière-boutique.
Sorel, impassible, s’élança à sa suite. Sans la moindre hésitation, il s’engloutit à son tour dans la toile.
J'imagine une ville baignée dans les fumées et les vapeurs du 19ème siècle. L'opulence de certains côtoyant la misère des autres.
Le bruit de la ville et le silence de l'atelier du peintre. Seuls les coups de pinceaux pour troubler son inspiration.
C'est exactement le genre d'ambiance que j'ai en tête quand j'écris des histoires ! Je trouve l'ambiance du 19ème vraiment particulier, et c'est un cadre temporel privilégié quand j'écris.
Tu as parfaitement raison pour la distinction entre la ville et l'atelier !
Merci pour ton commentaire ! ^^