I. LE COLLIER DE FEU
Nagua, Cacicazgo du Magua
Debout face à la mer, Mabó scrutait l’horizon. Il cherchait à repérer d’éventuels oiseaux marins qui lui indiqueraient la présence d’une flotte de canoés. Rien de tel ce matin, tout était paisible. Les vagues déferlaient régulièrement sur le rivage dans un grondement apaisant. Le ciel orangé illuminant la grande eau, les piaillements des oiseaux qui célébraient le jour nouveau, le vent bruissant dans les feuilles des arbres, tout était parfaitement calme. Il ferma les yeux et respira profondément. Malgré ce cadre apaisant, ici à Nagua, il n’y avait pas de paix pour lui. Les souvenirs l’emportaient sur le présent. Les cris, la peur, les pleurs, le sang. La douleur.
La veille, un groupe de pêcheurs avait repéré plusieurs lamantins dans l’embouchure du fleuve. Ces animaux appréciaient particulièrement ce grand espace d’eau saumâtre, mangrove et fonds vaseux. Ce matin à l’aube, les Taïnos s’étaient répartis par groupe de trois ou quatre tout autour de l’embouchure, chaque groupe étant dirigé par un pêcheur expérimenté qui connaissait parfaitement les lieux.
Le plan était simple et rodé. Les lamantins étant relativement peureux, ils ne sortiraient de leur refuge pour s’alimenter qu’au lever du soleil. Grimpés sur les plus grands arbres, les guetteurs les repéreraient et donneraient l’alerte. Les pêcheurs répartis sur les rives du fleuve et à l’embouchure commenceraient alors la chasse en lançant des pierres et en criant pour les effrayer, puis les canoés cachés sur chaque rive prendraient le relais. C’était le moment le plus difficile. Les hommes sur les canoés ne devaient jamais perdre de vue leurs proies afin de les poursuivre et les rabattre vers les groupes situés à l’embouchure, là où les fonds étaient les plus hauts. Si tout se passait comme prévu, les lamantins n’avaient aucune chance d’échapper aux lances des chasseurs. À ce moment-là, tous les groupes convergeraient le plus rapidement possible vers les hauts-fonds, avec l’espoir de nombreuses prises.
Mabó était encore perdu dans ses pensées, l’esprit flottant au-dessus de l’horizon, lorsqu’il entendit les premiers cris des guetteurs. Il chercha une dernière fois d’éventuels indices de la présence de Caraïbes au large et se retourna finalement vers la terre, en quête d’un endroit paisible où s’asseoir pour regarder la chasse.
Installé sur un rocher, à l’ombre d’un grand arbre de mamey, il ramassa un fruit qu’il éplucha et commença à manger lentement, suçant les graines pour apprécier la pulpe et le jus. Des deux rives, les groupes de pêcheurs lançaient des pierres vers le centre de la rivière, où probablement les lamantins nageaient en direction de la mer. Les canoés sortirent à ce moment de leurs caches et convergèrent rapidement, les rameurs coordonnant leurs mouvements avec puissance et précision, de chaque côté de l’embarcation.
Mabó perçut instinctivement le danger de la situation. Il se leva d’un bond, jeta le fruit à peine entamé et courut vers la rive. Les lamantins juste au milieu de la rivière, les canoés filant à vive allure et les chasseurs sur les hauts-fonds allaient se rejoindre exactement au même moment. Dans l’excitation de la chasse et le désir d’être le premier à atteindre l’animal, il était plus que probable que l’une des lances atteigne l’un des chasseurs en face plutôt que sa cible !
Lorsqu’il arriva sur place, des rires étouffés se mêlaient aux cris d’un homme. Mabó reconnu la voix d’Aramoca, l’un des pêcheurs les plus anciens de Nagua, mais il ne parvenait pas à le voir au milieu du groupe qui s’était formé. De dos, un jeune Taïno baissait la tête tandis que ses compagnons pouffaient de rire.
— Idiot, tu ne t’es jamais servi d’une lance ? Et qui d’ailleurs a été assez stupide pour t’en donner une ? Ou alors tu es aveugle ? Ou bien est-ce que tu trouves que mes fesses ressemblent à un lamantin ?
Les rires des pêcheurs redoublèrent. Mabó se fraya un passage pour se rapprocher. Quand il parvint au centre du groupe, il aperçut Aramoca allongé sur son flanc droit, une lance — ou plutôt une flèche vu sa petite taille — plantée dans sa fesse gauche. À ses côtés, un lamantin gisait également, touché à mort. Malgré le sang qui coulait le long de la jambe d’Aramoca, la blessure était superficielle et Mabó dut s’empêcher de rire devant l’image de la scène, le fier pêcheur étendu à côté de sa prise.
— Et alors quoi ! Vous allez tous rester là à rire ou quelqu’un va m’enlever cette maudite flèche des fesses !
Arrivés sur la place du batey, les pêcheurs et chasseurs commencèrent à dépecer l’animal. Les os seraient utilisés par les artistes et les bohiques. Ils repéraient les meilleurs d’entre eux, qui serviraient pour faire des amulettes, colliers et autres bijoux, ainsi que pour l’ornement de masques et de duhos, en particulier pour la bouche des diverses figures représentées. La blancheur des os de lamantin contrastait avec la couleur sombre des meilleurs bois de l’île et était très appréciée. Avec les plus grands os, les meilleurs artistes sculpteraient des figurines de zemis complètes. En dernier lieu, les chasseurs et guerriers récupéreraient les éclats et se serviraient des plus solides pour en faire des pointes de lances et de flèches. Toute la viande serait consommée dans les jours à venir, donnant évidemment prétexte pour une longue fête à laquelle tous les habitants de Nagua participeraient.
Le soir même, alors que les chants remplissaient l’air et que la bière de maïs coulait de calebasse en calebasse, Mabó se dirigea vers la périphérie du village. Sur la place du batey, un grand nombre de Taïnos était réuni. Aramoca, s’appuyant sur l´épaule d’un enfant, racontait la chasse du matin à un groupe captivé et joyeux, narrant son courage et son habilité pour atteindre le lamantin malgré la lance qui l’avait touché auparavant. Mabó s’arrêta quelques instants pour observer la scène. Après chaque calebasse de bière, la version du chasseur changeait et sa bravoure augmentait, ce qui provoquait de grands éclats de rire dans son public, repu de la viande du lamantin, de galettes de cassave et de diverses boissons. Certains étaient allongés à même le sol, d’autres assis en tailleur, un grand nombre restait debout, hommes et femmes se soutenant par les épaules.
Mabó regardait le visage de l’enfant sur lequel Aramoca s’appuyait, sans parvenir à se souvenir s’il s’agissait de l’un des enfants du héros chasseur, mais certain de connaître ce visage. Il comprit soudain : il s’agissait du même jeune qui, voulant être le premier à tirer sur le lamantin, avait planté sa petite lance dans le postérieur de son illustre conteur ! Sa punition était probablement de lui servir de béquilles jusqu’à ce qu’il soit guéri, obligé ainsi d’écouter l’histoire d’Aramoca et toutes ses versions !
Il continua son chemin et pénétra dans une petite case faiblement éclairée par la seule flamme d’une baguette de coaba[1]. Le vieil homme qui était allongé quelques instants auparavant sur l’un des hamacs se leva et ils se saluèrent chaleureusement, puis s’assirent l’un à côté de l’autre.
— Je suis content de te voir, Mabó. Je t’attendais depuis plusieurs nuits. Es-tu venu avec Guanina ?
— Non, elle est restée dans la Maguana, dans la montagne. Je ne veux pas qu’elle s’approche de la côte, et encore moins ici à Nagua.
Ils restèrent silencieux un moment. Le vieillard paraissait tout droit venu de la grotte de Cacibajagua, d’où étaient sortis les premiers hommes qui peuplaient Ayiti. Il était si maigre qu’on pouvait compter un à un les os de son corps, sous la peau rougeâtre et tendue. Ses cheveux, comme ceux de tous les Taïnos, étaient coupés régulièrement et de façon circulaire, tout autour de la tête. Ses bras étaient ornés d’anneaux de coton avec des bandelettes de couleur qui soulignaient plus encore leur maigreur. À chacune de ses oreilles brillait un petit grain d’or, fixé sur une épine de ceiba[2] qui traversait le lobe, comme une relique de son ancien statut dans la société.
— Les Caraïbes ne font pas des razzias tous les jours, Mabó. Ils ne sont d’ailleurs jamais revenus ici à Nagua.
— Peut-être pas ici. Mais leurs incursions sont de plus en plus fréquentes, personne ne le sait mieux que moi. Jamais Guanina ne viendra sur la côte tant que nous n’y aurons pas mis un terme et que nous ne serons à l’abri de ces monstres.
— Mabó, Guanina appartient à Nagua et au cacicazgo du Magua. Comme moi, comme tous ses ancêtres, comme sa mère.
Mabó ne répondit pas. Le bout de coaba commença à crépiter, sur le point de s’éteindre, et il descendit du hamac où ils étaient assis pour en allumer un autre. La lumière se fit plus vive. Il décrocha une calebasse suspendue au poteau central de la hutte et la secoua doucement à son oreille. Le grelottement des os à l’intérieur apaisa la tension qui se faisait de plus en plus épaisse entre les deux hommes. Il continua à secouer la calebasse quelques instants, puis finalement ouvrit le couvercle et versa le contenu sur le sol. Accroupi à côté des os qu’il prenait tour à tour dans ses mains, il pleurait en silence.
— Mabó, s’il te plaît, amène-moi Guanina, amène-moi ma petite-fille. Je veux la voir. Je veux lui montrer son village, lui apprendre la mer, la rivière, la pêche au lamantin.
— Si je n’ai pas été capable de protéger sa mère, comment pourrais-je la protéger, elle ? Quand ils l’ont tuée, mes deux bras étaient valides et je n’ai rien pu faire, ni personne. Je ne prendrais pas le risque qu’ils emmènent Guanina et qu’ils la mangent.
— Les Caraïbes ne mangent pas les jeunes filles, tu le sais bien.
— Et alors ? Ils la garderont jusqu’à ce qu’elle soit en âge d’avoir un époux parmi ces sauvages cannibales, tu crois que c’est mieux ? Ils m’ont pris ma femme, ils m’ont pris un bras, ils ne me prendront pas ma fille. Jamais.
Mabó remit doucement les os dans la calebasse et l’accrocha à nouveau au poteau. Il s’accroupit et chanta doucement les vers qu’il avait entendus des bohiques lors d’autres cérémonies, espérant que les incantations soient entendues par l’esprit de son épouse. Quand il eut fini, il se tourna vers le vieil homme.
— Guanina est très bien avec sa tante Yuisa. Je retournerai là-bas d’ici quelques lunes, tu peux m’accompagner si tu le souhaites.
[1] Coaba : bois résineux utilisé pour allumer les feux
[2] Ceiba : arbre mythique dont le tronc et les branches sont recouverts d’épines
Le cadre apaisant d'un côté, les inquiétudes de l'autre. Une scène de chasse habituelle, un danger qui apparaît. La fête des habitants, la mort des bêtes. La lumière de la case, les paroles graves.
La dichotomie est très présente dans ce chapitre, créant une atmosphère inquiétante. Quelque chose va arriver et troubler la vie quotidienne. C'est vraiment très réussi.
Toujours aussi immersif et bien écrit. J'aime bien ce partage de scènes de vie quotidienne que tu nous partages ici, vie cette scène de chasse et aussi les pensées de Mabó devant la mer. Petite touche d'humour très plaisante aussi, même si on serre les dents quand même pour ce pauvre Aramoca, fier pêcheur avec sa flèche dans la fesse x)
Et tout doucement les éléments dramatiques arrivent, avec la mention des Caraïbes dont le danger s'impose de plus en plus.
J'apprécie toujours autant, au plaisir !
Cette première partie (1/5) permet de présenter le peuple taïno avant l’arrivée des conquistadors : scènes de chasse, grottes, culte aux zemis, etc. Content que ça te plaise et que les touches d’humour fonctionnent.
A bientôt...
Je commence à bien rentrer dans l'intimité des Tainos, un chapitre assez léger qui ressemble beaucoup à l'accalmie avant la tempête.
J'aime beaucoup imaginer Mabo regarder l'océan alors qu'il ignore encore ce qui va arriver à son peuple...
Quelques remarques :
"Mabó perçu instinctivement" -> perçut
"et Mabó dû s’empêcher de rire " -> dût
"sombre des meilleurs bois de l’ile" -> île
"mais certain de connaitre ce visage." -> connaître
"Mabó, s’il te plait, amène" -> plaît
Bien à toi !
Comme pour les chapitre précédent, es corrections avaient bien été reprises... sauf une qui est passée entre les mailles du filet !! Là je m'étrangle !
Oui , on est bien installé dans l'histoire. On vit avec les Tainos
L'anecdote de la flèche dans la partie charnue du chasseur est drôle. Cette chasse aurait pu mal terminer.
ça y est le décor est planté, la menace rode
On tremble avec Mabô les cruels Caraîbes peuvent envahir le camps d'un moment à l'autre.
Quelques remarques cependant, Le mot lamantin est trop présent au début de l'histoire.
J'aime ton histoire, tu racontes bien.
Oui tu as raison, le mot lamantin revient trop souvent et alourdi le texte. Je ne m'en étais pas rendu compte.
Il n'y a pas beaucoup de synomymes mais je vais voir comment je peux alléger.
Merci!
C'est peut être pour ça que je me suis vengé sur le chasseur!
Quelques commentaires pêle-mêle:
- "Le plan était simple et rodé, les lamantins étant relativement peureux."
Je couperais la phrase en deux et je descendrais la deuxieme partie de la phrase un peu plus bas comme une explication à choix de la stratégie de chasse.
-"à l’ombre d’un grand arbre de mamey", je pense que vous pourriez vous passer du detail "mamey", arbre suffit dans le contexte.
- " il était plus que probable que l’une des lances atteigne l’un des chasseurs en face plutôt que sa cible !"
Vous annoncez la suite et réduisez le suspens avec cette phrase. Pourquoi ne pas la placer apres l'incident en explication.