1. Les chasseurs (fin)

Par Yannick
Notes de l’auteur : Fin du chapitre

Le mauvais présage qu’avaient vu simultanément les cinq caciques lors de la grande cérémonie à Yaguana n’avait pas vraiment changé la vie des Taïnos. Les fêtes étaient toujours nombreuses dans tous les yucayeques[1], les habitants continuaient à vivre de manière joyeuse, en harmonie avec une nature qui leur permettait de mener une existence paisible et heureuse le plus souvent. Peu d’informations avaient filtré de ces évènements. Lors d’une réunion le lendemain, Bohechio avait suggéré de ne pas envoyer de messagers pour annoncer la prédiction partout sur l’île, comme c’était la coutume. Les autres caciques avaient approuvé. Hormis ceux qui étaient présents cette nuit-là, personne ne savait au juste si les bruits qui circulaient sur la disparition du peuple Taïno avaient été communiqués par les esprits de l’au-delà ou s’il s’agissait d’une simple légende sans fondement, comme il en existait tant.

Pour Mabó, cependant, cette nuit fut le point de départ de son grand projet. Le lendemain, il était parvenu à se faire recevoir par le conseil des sages, en présence des cinq caciques. Lui qui espérait convaincre Guarionex et Cayacoa d’appuyer son projet, voire Guacanagarix, se voyait offrir une opportunité sans précédent. Les cinq caciques, ensemble !

 

Fraîchement lavé dans l’eau de la rivière, il s’était peint des motifs guerriers sur le torse et le visage avec de la poudre rouge de graines de bija[2]. Des boucles d’oreilles en forme de grenouille, taillées dans du bois de goyave, ornaient ses lobes. C’était l’équilibre qu’il avait cherché pour cette occasion : l’association des peintures guerrières et des grenouilles, l’animal qui protège les enfants. Après la terrible prémonition de la veille, il fallait absolument redonner de l’espoir aux caciques. Il avait ainsi pénétré dans le caney, fier malgré son bras atrophié, avant de commencer son intervention par une formule de politesse pour chacun des grands chefs comme le voulait la tradition. Puis il avait expliqué en détail le système de défense qu’il voulait construire sur toute la côte de la grande eau et sur celle du levant.

— Les Caraïbes ne sont pas meilleurs guerriers que nous et nous ne devons pas craindre de nous battre contre eux. Après tant de cycles à les suivre et les observer, je connais leurs forces et leurs faiblesses, je sais comment ils opèrent.

Tous les regards étaient fixés sur lui. Il dévisagea tour à tour les visages, en particulier celui de Caonabo qui serait parti en guerre immédiatement s’il avait pu savoir où trouver ces ennemis si terribles qui devaient tous les anéantir. Le vieux Guacanagarix intervint :

— Tu prétends savoir comment stopper les Caraïbes ? Ce sont pourtant eux qui t’ont rendu infirme et qui t’ont fait fuir en abandonnant ta femme, n’est-ce pas ?

Mabó baissa les yeux un bref moment. Les souvenirs de cette sombre nuit envahirent son esprit. Ainsi donc, Guacanagarix le connaissait et connaissait son histoire. Était-ce pour cette raison qu’il ne l’avait jamais reçu, malgré ses nombreuses demandes ? S’il le considérait comme un guerrier faible et lâche, qu’en était-il des autres ? Devait-il répliquer ou au contraire se faire le plus humble possible ? Comment leur donner de la confiance en ces jours sombres ? Comme il relevait la tête, son regard croisa de nouveau celui de Caonabo. Des flammes dansaient dans les yeux du cacique mais Mabó ne perçut aucune hostilité envers lui, contrairement à Guacanagarix. Il lui sembla même deviner un léger hochement de tête, comme s’il l’incitait à poursuivre. Il reprit sa respiration, contrôla les émotions qui bouillaient en lui et décida d’ignorer la remarque de Guacanagarix.

— À de nombreuses reprises, j’ai vu les Caraïbes s’approcher d’un de nos villages avec une flotte de douzaines de canoés et d’hommes armés. Dès lors qu’apparaissent nos propres guerriers sur la plage, montrant leurs flèches et leurs redoutables macanas[3], les canoés repartent vers le large. Même s’ils n’aperçoivent qu’une poignée des nôtres, ils continuent leur chemin et évitent la confrontation.

Mabó s’arrêta un instant pour laisser le temps aux caciques de réfléchir à ces informations, puis continua :

— Les Caraïbes suivent ainsi leur chemin jusqu’à ce qu’ils trouvent un village qu’ils peuvent attaquer par surprise. Nous savons alors ce qu’il advient des malheureux habitants. Les hommes sont massacrés, sauf quelques captifs que ces horribles cannibales emmènent avec eux pour les manger. Les femmes sont également enlevées. Les plus jeunes sont mariées à ces démons, le sort des autres varie selon qu’ils aient assez d’hommes ou non pour leurs sordides festins.

Il s’arrêta de nouveau. Cette fois, ce fut le sage Bohechio qui intervint.

— Nous savons déjà tout ça, Mabó. Nous connaissons également la haine que tu leur voues et en comprenons les raisons. Cette haine ne nous aidera pas à stopper leurs incursions.

Mabó sentit sa gorge se serrer et sa respiration devenir difficile. Il souffla profondément pour étouffer la colère qui montait en lui et se reprit avant que ses yeux ne s’embuent.

— Ce que nous ne savons pas, c’est si les lâches qui nous ont attaqués et qui ont tué ma femme pendant qu’elle mettait notre enfant au monde avaient déjà été repérés avant d’arriver à Nagua. Je suis persuadé que c’est le cas. Les Caraïbes arrivent toujours du levant et la côte qu’ils ont longée avant d’arriver à Nagua est trop longue pour que personne ne les ait vus. Ils ont même sûrement essayé de débarquer en divers endroits, avant de reprendre la mer à chaque fois qu’ils constataient qu’ils étaient repérés et qu’ils n’auraient pas l’avantage de la surprise. Si nous avions été prévenus par ceux qui les avaient vus, ce carnage aurait été évité.

— Et comment vous auraient-ils prévenus ? Crois-tu que nous courons plus vite que les canoés, et sur d’aussi longues distances ? le coupa Cayacoa qui probablement se sentait accusé, d’une certaine manière, puisque le cacicazgo d’Higüey était sur le chemin des Caraïbes avant d’arriver à Nagua et au Magua.

Mabó plongea son regard dans celui du cacique, puis dévisagea les autres, tour à tour.

— C’est justement notre faiblesse. Nous devons faire en sorte, une fois les Caraïbes repoussés, que les villages alentour soient avertis de leur présence. Depuis la pointe de Samana jusqu’au fleuve Yaque, la côte est étroite et bordée de montagnes. Nous devons profiter de ces hauteurs pour préparer de grands feux, qui seront visibles de village en village. Le premier qui verra les canoés donnera l’alerte, comme nous le faisons déjà. Mais, en plus d’envoyer des guerriers sur la plage pour les intimider, il enverra le signal d’enflammer un grand tas de bois prévu à cet effet. Le yucayeque le plus proche verra le feu et saura qu’une flotte de Caraïbes rôde dans les parages. Ces maudits sauvages ne pourront plus nous attaquer par surprise. Lorsqu’ils se rapprocheront pour débarquer, ils seront accueillis par des volées de flèches. Les feux seront ainsi allumés tout le long de la côte, suivant leur progression, et nous les recevrons partout de cette même manière jusqu’à les exterminer. De toute façon, même si nous ne parvenons pas à les tuer tous, la faim et la soif se chargeront d’eux puisqu’ils ne pourront plus se ravitailler. Et qui sait, quand ils seront à court d’eau et de nourriture, pourvu qu’ils se dévorent entre eux !

 

Les caciques délibérèrent rapidement. Après les funestes révélations de la veille, le moment n’était guère propice aux longs débats, le projet fut immédiatement approuvé. Même si certains avaient émis quelques réserves, le plan était relativement simple à mettre en place et donnait au moins le sentiment de se préparer au pire. Mabó était chargé de tout organiser. Son expérience comme guerrier, les innombrables cycles de douze lunes à parcourir l’île d’Ayiti, du levant au couchant, ainsi que la haine qu’il éprouvait envers les Caraïbes en faisaient l’homme idéal. En outre, c’est lui qui avait imaginé ce système de défense ; la réalisation lui incombait.

— De combien de temps as-tu besoin pour que tout soit en place et que tous les villages connaissent leur rôle ? demanda Bohechio.

— Lorsque l’étoile des pluies disparaîtra du ciel et que Marohu reprendra sa place pour repousser les nuages, tout sera prêt.

 

[1] Yucayeque : village taïno

[2] Bija: arbuste endémique des régions d’Amérique tropicale dont les graines servent pour fabriquer des peintures corporelles ou des aromates.

[3] Macana : sorte de gourdin taïno en bois

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JeannieC.
Posté le 10/10/2021
Hello ! =D
Eh bien, les choses sérieuses sont là et ça commence à chauffer ! Rien à dire sur l'écriture, toujours aussi bien mené, on est pris dedans. Et encore une fois, la scène est fourmillante de petits détails sur les traditions, les plantes, les produits utilisés pour les peintures de guerre, etc.
Mabó est très touchant dans sa transformation en personnalité "de guerre" qui va mener la défense des siens. On a le cœur serré pour lui au passage, en apprenant ce qui est arrivé à sa femme et à leur bébé.
J'apprécie beaucoup du reste le fait que tu soulignes aussi les hostilités entre ces différentes îles et entre ces peuples. La notion de sauvagerie est convoquée ici pour parler des voisins directs, avant même que les Européens n'arrivent et ne qualifient ainsi les autochtones. Très curieuse de ce que va donner cet affrontement entre les Taïgos et les Caraïbes, c'est plaisant et intéressant de plonger dans ces conflits à plus petite échelle entre ces tribus. On suit volontiers, enfin, la stratégie de Mabó - reste à croiser les doigts pour lui ~
Au plaisir !
Yannick
Posté le 12/10/2021
Salut JeannieC
Merci pour ce retour, c’est toujours intéressant de savoir si les détails comme les peintures, les mythes et autres descriptions de plantes sont bien perçus ou au contraire plutôt lourds. Content de voir que tu les apprécies !

Edouard PArle
Posté le 12/09/2021
Hey !
Je suis à fond avec la tribu maintenant ! Les tensions avec les Caraïbes rajoutent un enjeu supplémentaire à l'histoire. On n'a pas que les Européens contre les natifs et c'est très intéressant.
Quelques remarques :
"qui leur permettait de mener une existence paisible et heureuse le plus souvent." Je trouve que ce serait plus élégant d'écrire ainsi "permettait le plus souvent de"
"prédiction partout sur l’ile," -> île
"Fraichement lavé dans l’eau de la rivière," -> fraîchement
"l’animal qui protègent les enfants." -> protège
Toujours un plaisir de te lire,
A bientôt !
Yannick
Posté le 12/09/2021
re-bonjour!
Effectivement, pas d'Européens pendant ces premiers chapitres. La menace pour les Taïnos venait des autres îles de l'archipel.
Merci encore pour tes corrections et suggestions. Après avoir tant dégrossi le texte, c'est intéressant de rentrer dans ces détails de fluidité et de rythme des phrases.
Etienne Ycart
Posté le 05/06/2021
Bonjour Yannick,
J’aime toujours autant.
Ça y est , Mabo devient le stratège de la guerre contre les Caraïbes.
Il va y avoir du sang !

Juste un détail ,
Cela concerne le chapitre précédent,
Il me semble que les Tainos (à l’instar de nombreux Amérindiens) remercient les animaux qu’ils avaient tués. Je trouve que ce serait intéressant de le dire. Puisque tu as un parti pris , rends-les sympathiques.
Yannick
Posté le 05/06/2021
Bonjour Etienne,
Merci pour cet autre commentaire.
Je n'ai lu nulle part que les Taïnos remerciaient les animaux qu'ils avaient tués, même si c'est tout à fait possible. Bien sûr, en écrivant un roman on peut prendre pas mal de libertés mais j'ai aussi essayé de m'en tenir à ce que l'on sait.

J'espère que la suite continuera à te plaire.
Etienne Ycart
Posté le 06/06/2021
Oui tu as raison
je ne sais plus ou j'ai lu que les tainos remerciaient les animaux
je sais que de nombreux peuples dits primitifs d'Amérique le font ou le fesaient.
Les yanomamis notamment le font encore
par contre comme tu le décrit bien ils étaient proches de la nature.
Et oui je n'ai aucunes raisons de ne plus aimer ce que tu écrit. j'adore ces sociétés dites sauvages et l'idée de leur génocide me revolte toujours autant;
d'ailleurs as tu lu Civilization de Laurent Binet
il s'agit d'une uchronie qui traite de la colonisation de l'Europe par des hommes venus de l'ouest.
annececile
Posté le 13/05/2020
Un chapitre tres bien mene, qui permet au lecteur de s'accoutumer a ce peuple et a leur facon de vivre et de s'adapter aux crises. On en apprend aussi plus sur Mabo.
Une phrase me gene un peu "Et qui sait, quand ils seront à court d’eau et de nourriture, pourvu qu’ils se dévorent entre eux !" Quand une phrase commence par "qui sait" il me semble qu'elle se conclut par quelque chose de l'ordre de l'hypothese, genre "qui sait, ils en finiront peut-etre par se devorer entre eux". Alors que tu conclus avec "pourvu que" qui ne colle pas, a mon avis. Qui sait ou pourvu, il faut choisir. C'est mon impression en tout cas.
Yannick
Posté le 13/05/2020
Merci!
Ce chapitre met en place la trame de la première partie… qui permet de présenter (d’imaginer ?) ce peuple disparu.

Je comprends tout à fait ta gène sur cette phrase, que j’ai déjà reformulée X fois. De manière un peu paresseuse, je l’ai laissée avec cette dernière version, malgré la mauvaise tournure, considérant que c’était un dialogue et donc qu’on n’est pas obligé de respecter toutes les règles… Mais tu as raison, je vais me pencher dessus à nouveau, il doit y avoir mieux à trouver !
J’espère que la suite te plaira.
Esmée
Posté le 20/04/2020
Mais d'où viennent ces fameux guerriers qui pillent tout sur leur passage ? Il y a une erreur de conjugaison à propos des boucles d'oreilles : "l'animal qui protège les enfants" puisqu'on parle de la grenouille il me semble ? Hâte de lire la suite !
Yannick
Posté le 22/04/2020
Erreur corrigée, merci! (après tant de relectures, qu'il reste des fautes aussi grossières, c'est un peu désespérant!).

À l’arrivée des Européens, les Antilles étaient majoritairement occupées par 2 grands peuples : les Taïnos dans les grandes Antilles et les Caraïbes dans les petites. Et, de ce que l’on sait, ils ne s’appréciaient pas du tout ! D’où le début de cette histoire.
Le 3e chapitre du roman est dédié aux Caraïbes, mais je n’ai pas prévu de la présenter ici.
Suze
Posté le 15/04/2020
>> Lui qui espérait convaincre Guarionex et Cayacoa de travailler ensemble, voire Guacanagarix, se voyait offrir une opportunité sans précédent. Les cinq caciques, ensemble !
Il y a une ambiguité sur le mot 'ensemble' dans ces deux phrases. Est-ce que cela inclue Mabó ou pas ?

>> ce sont pourtant eux qui t’ont rendu infirme et qui t’ont fait fuir en leur abandonnant ta femme
la phrase me parait un peu maladroite, je pense qu'elle bénéficierait d'une ré-écriture

>> les lâches qui nous ont attaqués et qui ont tué ma femme pendant qu’elle mettait notre enfant au monde
Peut-être un peu trop dramatique? A-t-elle besoin de mourir, pour les besoins de l'histoire, pendant qu'elle donne naissance ?

>> dont les graines servent pour fabriquer -> à fabriquer ?
Yannick
Posté le 18/04/2020
Merci Suze, je vais modifier les phrases. J'aime beaucoup ces critiques qui me permettent d'améliorer le texte.

Malheureusement la femme de Mabó ne fait pas partie de l'histoire... elle sert à justifier sa haine contre les Caraïbes et la construction du collier de feu. Sa fille, en revanche, sera l'un des personnages principaux...
Zoju
Posté le 15/04/2020
Salut, beaucoup moins de descriptions pour plus de dialogues. Même si j’ai encore parfois quelques problèmes avec les mots spécifiques, j’ai pris plaisir à te lire. C’est toujours aussi fluide. Je trouve juste que dans cette partie, on sent moins les émotions de Mabó même si elles sont décrites et peut-être les monologues sur le plan d’action un peu long. Toutefois ton histoire me fait toujours autant voyager et cela me fait vraiment du bien. :-)
Yannick
Posté le 13/05/2020
Merci Zoju! Ce chapitre pose la trame de la première partie, d'où probablement les dialogues / monologues un peu longs, pour mettre les pièces en place.
Je vais laisser reposer, puis relire tout ça pour voir si on peut alléger un peu, merci encore.
Après cette partie, on rentre vraiment dans le monde taïno (qu'on aime ou pas!), plus besoin de ce type de chapitre.
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