Sous la terre, les ténèbres (début)
Le trajet jusqu’à la petite mer avait été plus tranquille. Mabó avait traversé la grande plaine du Cibao et rejoint la rivière Haina en évitant toute rencontre. Certes, le séjour chez les têtes plates avait été des plus agréables, mais à ce rythme-là il n’arriverait jamais dans les montagnes de Neyba.
Il avait ensuite longé la rivière jusqu’à la côte, où les eaux chaudes et calmes brillaient d’un bleu envoûtant, comme la plus belle pierre de larimar. Plus loin vers le couchant se trouvait un village de pêcheurs appelé Nigua. Mabó suivit dans cette direction, comptant sur l’aide du cacique pour enjoindre un groupe de pêcheurs de l’amener jusqu’à la baie de Neyba. Sinon, il ferait une première escale à Baní, une deuxième à la pointe salée, et ensuite il rejoindrait le village de Barahona en traversant la baie d’Ocoa.
Tandis qu’il se rapprochait de Nigua, une étrange sensation mit ses sens en alerte. Il ne devait plus en être très éloigné, pourtant il n’avait encore rencontré personne. Pas de jeunes filles se rendant à la rivière pour y chercher de l’eau, aucun pêcheur le long de la côte, pas non plus de femmes pour aller s’occuper des conucos, ces jardins dans lesquels elles plantaient toutes sortes de fruits et de tubercules, une fois que les hommes avaient coupé les arbres, défriché la végétation et constitué des monticules de terre et de feuilles en décomposition.
Son inquiétude s’accrut et le poussa à quitter le sentier pour continuer sa progression caché dans la forêt. Il marchait lentement, s’arrêtant régulièrement pour écouter les différents bruits autour de lui, humant les odeurs qui pourraient venir du village, percevant les vibrations de l’air. Les Caraïbes s’aventuraient rarement sur cette côte, moins encore à Nigua qui était bien loin de la pointe du levant. Étaient-ils venus jusqu’ici ? Il saisit la hache qu’il portait à la ceinture et continua d’avancer à travers les fourrés, accroupi pour ne pas se faire repérer, essayant de contenir sa respiration et de ralentir le tambour qui battait dans sa poitrine. L’idée qu’il aurait peut-être mieux fait de rester chez les adorateurs de Corocote lui traversa l’esprit.
À travers le feuillage, il distingua les premiers bohios à l’entrée du village. Toujours aucun mouvement ni âme qui vive. C’est alors qu’il perçut, comme un murmure, une triste mélopée accompagnée du son languide des coquillages de lambi. Se rapprochant davantage, les chants parvinrent plus nettement et il comprit alors : Janico, le cacique de Nigua, n’était plus.
Il remit sa hache dans sa ceinture, sortit des fourrés et pénétra dans le village jusqu’à la place du batey. Tous les villageois étaient présents, pleurant amèrement la disparition de leur cacique. Mabó distingua un groupe de nitaïnos, leurs bijoux et peintures se distinguant des naborias[1] plus simplement parés, et s’approcha d’eux.
— Qu’est-il arrivé ?
Surpris de l’intrusion, le plus ancien du groupe le dévisagea et lui répondit finalement :
— Janico était très vieux. Opiyelguobirán est venu le chercher ce matin pour le conduire à Coaybay, le royaume de morts. Nous devons maintenant déterminer si le bohique qui s’occupait de lui a fauté et s’il doit être châtié et mis à mort.
Mabó aperçut le sorcier accroupi à l’entrée du caney, à côté de la dépouille de Janico. Ses mains étaient tournées vers le ciel tandis qu’il méditait à voix basse, le regard dans le vide. Son visage était entièrement peint en noir, ce qui indiquait qu’il avait tenté de faire partir les mauvais esprits de l’âme du cacique. Le corps sans vie de celui-ci constatait son échec. À genoux aux côtés du défunt, une femme s’agrippait à son bras, sanglotant la tête baissée.
— Où allez-vous l’enterrer ? demanda Mabó.
— Près des grottes sacrées, non loin du village en remontant la rivière. Ces grottes sont le refuge des plus grands caciques depuis toujours. Elles racontent notre histoire depuis ses origines et Janico lui-même y a réalisé de nombreuses peintures et gravures tout au long de sa vie. Sa place est là-bas.
— Sera-t-il enterré avec son épouse ? demanda encore Mabó en regardant la femme qui sanglotait à genoux.
L’ancien le dévisagea longuement. Son visage était fermé et ses yeux fatigués. Il avait probablement passé de longues nuits auprès du cacique mourant, veillant à ce que le bohique fasse tout ce qui était en son pouvoir pour lui redonner ses forces originelles.
— Nous ne pratiquons pas cette coutume à Nigua, finit-il par répondre. Opiyelguobirán ne vient que pour les morts, par pour les vivants. Seuls les morts sont enterrés.
Sur le chemin des grottes, Mabó retrouva de vieilles connaissances datant de son précédent passage. Arasibo était l’un d’eux ; ils furent heureux de se retrouver malgré les circonstances. De petite taille mais extrêmement agile et rapide, Arasibo faisait partie du réseau de messagers de l’île, communicant les nouvelles de la région à tous les autres villages et cacicazgos d’Ayiti.
Mabó l’informa du projet de mise en place d’un système alertant de l’arrivée des Caraïbes, songeant qu’il pourrait reproduire le dispositif sur cette côte une fois qu’il aurait terminé la première partie. Il fut surpris de constater que les nitaïnos étaient déjà au courant du projet, Arasibo ayant été averti par un messager du Magua. Un fort sentiment de fierté lui gonfla de nouveau la poitrine, qu’il tenta de dissimuler autant que son orgueil le lui permettait.
Lorsqu’ils arrivèrent dans une petite clairière bien défrichée, au milieu d’une végétation luxuriante, la fosse était déjà prête. Le cacique avait été transporté sur son duho, attaché par des bandes de cotons, son guanin en or accroché au cou. L’un des nitaïnos le coiffa de sa couronne avant qu’il ne soit déposé au fond de la fosse, avec de nombreux objets qui lui appartenaient : vases, bijoux, armes.
Les rites mortuaires se poursuivirent tout l’après-midi. De nombreux areytos à la gloire du cacique furent chantés, accompagnés de danses et de prières. Le bohique qui avait tenté de soigner le cacique avait finalement été reconnu innocent et sa vie épargnée. Son visage n’exprimait pourtant aucun soulagement. Il semblait proche de l’épuisement, triste d’avoir échoué à sauver le vieux cacique et presque déçu de ne pas en avoir fini lui-même de son passage dans le monde des vivants. Malgré tout, il avait conduit les chants et les prières, entouré d’un groupe de nitaïnos.
La luminosité déclinait lorsque les villageois prirent le chemin du retour. Mabó se mit en marche pour les suivre, quand il entendit le sorcier l’appeler.
— Tu restes avec nous. Ton arrivée en ce jour ne peut être une coïncidence. Yocahú en a voulu ainsi. Tu entreras dans la grotte avec nous.
[1] Naboria : les gens du peuple qui n’appartiennent pas à la classe dirigeante
Les "têtes plates" m'ont rappelé mes cours de philo sur "nature et culture", où on avait parlé de ces traditions consistant à aplatir la tête entre des coins de bois. J'ai été assez surprise sinon de ce saut directement au chapitre 5, on se demande ce qu'il y a exactement entre temps mais ça va, ça n'a pas nui à ma compréhension de celui-ci. Et puis si ton livre est déjà entièrement publié par ailleurs, je peux comprendre la démarche -
Toujours aussi intéressant et documenté, cette fois-ci avec les rites funéraires, puis l'approche des Caraïbes qui semble de plus en plus inéluctable, tandis que Mabó se demande comment faire front ~
Belle ambiance crépusculaire sur la fin alors que se termine ce rite funéraire <3
En tous cas tu as bien choisi ton moment pour lire ce passage ! 2 novembre, jour des morts...
Un peu étonné que tu ne publies que certains chapitres mais bon je peux comprendre que ça te permette d'être plus efficace pour les corrections.
Bon du coup j'ai compris ce qu'étaient les têtes carrées en lisant les autres commentaires.
Le premier paragraphe m'a parut un peu lourd en nom propres, il y en a au moins 2 ou 3 par phrases ça fait beaucoup.
Sinon l'ambiance que tu veux transmettre reste prégnante, tu es très fort pour ça.
J'attends de voir ce que va donner la confrontation avec leurs ennemis.
Petite remarque :
"Mabó aperçût le sorcier" -> aperçut
Toujours un plaisir de te lire,
A bientôt !
je comprends que ça puisse surprendre, effectivement. Par contre, les chapitres "sautés" n'empêchent pas de poursuivre l'histoire elle-même.
Le premier paragraphe est un peu lourd, tu as tout à fait raison. Je m'en aperçois en le relisant maintenant.
Plus à prendre comme une indication du mode de déplacements des Taïnos, avec de longs parcours à pied ou en canoés.
Moi aussi je me suis demandé qui était les têtes carrées.
Si tu ne veux pas publier le chapitre, c'est ton droit le plus strict mais alors explique succinctement qui sont les têtes carrées juste pour la compréhension^^
Sinon la lecture est agréable.
J'aime bien le suspense
Je pensais trouver les méchants au bout de la route.
Les têtes carrées n’existent pas à proprement parler. C’est juste l’expression employée para Mabó pour décrire une coutume des nobles taïnos qui consistait à plaquer une planche en bois sur le front des bébés pour leur aplanir la tête. Question esthétique, chacun ses gouts…
Mais ce n'était pas que pour moi que je te demandais
Tu pourrais rajouter une phrase du type
Ces gens aux crane aplatis étaient le summum de la beauté si c'est ce que pense Nabo, juste une phrase pour faire comprendre aux lecteurs qui sont les têtes plates et sans non plus rabacher le chapitre précédent.
Petit detail : "Le plus ancien du groupe, surprit de l’intrusion..." est-ce que ca ne devrait pas plutot etre surpriS? puisque le mot est ici un adjectif?
Faute corrigée (surprit/s), merci!
J'ai constaté l'absence de deux mots, dans le premier paragraphe je pense qu'il manque le mot "les" avant "têtes carrées" et dans le deuxième paragraphe, je pense qu'il manque le mot "était" avant "bien loin".
Effectivement, j'ai fait des corrections (simplifications) de dernière minute en supprimant trop de mots! C'est corrigé.
Hormis les lieux, quels sont les mots dont tu ne comprends pas dans ce passage? Ça m'aiderait pour les retrouver dans les chapitres précédents et voir s'ils sont suffisamment expliqués.