L’Ours n’est pas un ours et il progresse lentement vers l’auberge, qui n’est pas une auberge. Dans les multiples ventres de l’Ours s’entassent six enfants, deux vieillards, des provisions pour l’hiver ainsi qu’une quantité de peaux d’animaux cousues les unes aux autres. Ses multiples pattes se meuvent avec l’effervescence tranquille d’un vol d’étourneaux, sans autre contrainte que de maintenir la cohésion du groupe. En tête de ligne se trouvent ses yeux, au nombre de deux. S’ils sont à l’affût, ce n’est pas pour chercher leur chemin car le clan de l’Ours avance en terrain connu.
D’ordinaire, les déplacements de l’Ours sont dictés par ceux des troupeaux de rennes qu’il piste dans leur quête de nourriture. Là où ils vont, le clan sait pouvoir trouver de quoi assurer sa subsistance. Mais en ce début d’hiver, c’est pour se rendre au rassemblement saisonnier que l’Ours a pris la route. On est parti au matin sans précipitation ; l’Ours n’agit qu’avec mesure et discernement.
Du moins, c’est ce qu’on attend des membres du clan. Pourtant, l’œil droit de l’Ours – une femme du nom de Sonja – observe chez le cavalier qui chevauche à sa gauche des signes d’impatience malvenus. Quelqu’un d’autre pourrait ne pas remarquer la façon dont il suggère au renne qui le transporte, par l’inclinaison de son corps, d’avancer toujours plus vite. Comme s’il voulait tirer l’ensemble du convoi du bout de ses étriers. Mais Sonja est la cheffe de clan, la shaman et la mère de ce garçon. Aussi elle voit clair et ne se prive pas de l’interpeller : « Tu es en tête de convoi. Ton devoir passe avant tout. »
Andrev de l’Ours relâche aussitôt la pression qu’il exerçait sur l’animal et se rencogne dans son écharpe, rassemblant les lambeaux de sa concentration. Sonja écoute son silence, jaugeant sa qualité. Son fils est de nouveau à ce qu’il fait : sonder, comme elle, la forêt enneigée, avec les yeux et plus que les yeux, attentif aux signes et aux variations qui annonceront le danger. Car le danger peut venir vite.
Sonja jette un coup d’œil derrière eux. Regards vifs et mains prêtes à faire écran, l’esquive toujours en suspens dans un coin du corps : l’Ours se tient aux aguets, comptant sur la vigilance de sa shaman. Autour d’eux, une poignée de rennes qui les accompagnent – certains acceptent les humains sur leur dos, d’autres uniquement du paquetage, d’autres encore maintiennent une distance prudente. Loin à l’arrière, Sonja aperçoit à la faveur d’une trouée entre les arbres la silhouette massive d’Idunn, qui la rassérène par sa simple présence.
Andrev renifle dans son écharpe ; un reproche informulé. La shaman reprend donc sa position initiale et se justifie : « Penser à ceux que nous aimons est un moyen de renforcer les fils qui nous relient, cela nourrit ta relation à la toile du monde. Il n’y a que ton impatience que tu dois maîtriser si tu veux parvenir sain et sauf auprès de ceux qui te sont chers. »
Son fils hoche la tête, fronçant ses épais sourcils.
« On sera bientôt à l’auberge », ajoute Sonja. « Je sais que tu as hâte, mais ne nous presse pas. »
Andrev ne dit rien. Sa mère n’a plus droit à son indulgence. Sonja a conscience de sa faute : quand elle a compris au cours de l’été qu’ils ne pourraient repasser par l’auberge avant le retour de l’hiver, elle aurait dû l’annoncer clairement à son fils et se fier à sa capacité à digérer la nouvelle. Au lieu de quoi elle a repoussé le moment d’officialiser la décision jusqu’à ce qu’il saisisse tout seul. Depuis, il lui bat froid. C’est trop tard pour le regretter.
« Mamma », lance-t-il soudain. « Soixante pas devant, à droite du chemin… »
Sonja projette son énergie en avant – pas le temps de s’en vouloir pour s’être laissée distraire alors qu’elle vient de mettre son fils en garde ; pas le temps de se réjouir de la faculté d’Andrev à percevoir d’aussi loin – et sous elle le renne fait un écart en sentant son corps se tendre.
« Elles ne sont pas nombreuses…
– C’est juste un petit groupe, oui. J’y vais seule. »
Elle ôte ses moufles et lève le bras à destination de l’Ours, ouvrant et fermant la main. Derrière eux, les cavaliers se regroupent ; quelques-uns s’emploient à ralentir les rennes, bloquant leur progression en leur parlant doucement ; les animaux rechignent, certains font demi-tour, mais aucun ne panique et cela suffit à l’Ours. Andrev regarde sa mère fouiller sa besace à la recherche de son matériel. Une fois assurée qu’elle dispose bien d’un galet plat, de son pinceau et de ses couleurs, Sonja met pied à terre et, sans un regard en arrière, s’élance vers les syrens.
Andrev vérifie que le convoi est à l’arrêt et que les rennes les plus rebelles ont pris des chemins transversaux. Là-bas devant, les syrens ont perçu la présence de l’Ours. Elles se rapprochent mais Sonja les interceptera. Son fils sent l’air et la terre soulevés par sa course, ses longs cheveux qui flottent derrière elle, ses bottes qui dérapent quand elle ralentit à une dizaine de pas des syrens. À cause des arbres et de la distance leur aspect lui est invisible, mais sans-les-yeux il les voit assez clairement ; il sait remonter le long des courants qui parsèment la forêt et s’accrocher à leurs remous. Ces syrens-là sont faites de lumière, de mouvement et de bruit. Leurs mouvements giratoires rappellent le vol de certains insectes.
Il se concentre. Là-bas, Sonja est en train de s’approcher. Doucement. Les syrens bourdonnent, toutes proches, projetant leur lumière en saccades. La shaman s’agenouille. Andrev se fond dans le flot, sent la chaleur lointaine de la terre et des animaux qui s’y dissimulent, ceux qui dorment dans les arbres alentours, ceux qui seraient trop petits pour ses yeux, les vibrations plus ténues du bois qui se prépare au long sommeil et sa mère au cœur de cette vaste danse. Elle parlerait, elle, de la trame entamée-jamais-terminée du monde et ses innombrables fils entremêlés ; elle dirait qu’elle en rassemble l’écheveau. Andrev lui ne perçoit pas de fils, juste du mouvement liquide ; si leurs ressentis diffèrent, il sait en tout cas qu’elle est en train d’attirer l’attention des syrens pour leur proposer un rituel. Détourner les flots qui pourraient briser l’Ours – dénouer les nœuds qui pourraient l’étouffer.
L’Ours a des dizaines d’yeux à présent, tous tendus dans la même direction ; ressenti inégal, mais semblable inquiétude. Dans la perception d’Andrev, leur flot est agité de petits friselis que chacun s’efforce de ne pas alimenter. Seule l’angoisse d’Idunn là-bas tout au bout provoque de réels remous ; des lames de fond qu’elle cherche à dissimuler derrière ses larges épaules. Elle traverse la même chose chaque fois que sa shaman de compagne va seule à la rencontre des syrens, c’est plus fort qu’elle, elle sait que tout peut basculer. Andrev lève la main à son attention et réunit le bout de son pouce et de ses autres doigts pour former un rond. Une manière de faire la jonction entre sa mère shaman là devant, face à des créatures qui pourraient la déchirer, et sa mère pisteuse là derrière, qui fait de son mieux pour ne pas y penser ; il sait qu’il peut compter sur elles deux pour se maîtriser. Alors, comme le reste du clan se tient tranquille, il s’abandonne au flot.
Sonja a posé son galet sur ses genoux et manie ses pinceaux. Gestes amples et doux, irrésistibles. Les syrens lui tournent autour, attirées comme des papillons de nuit. Elle dépose les couleurs sur la pierre touche après touche, en fredonnant ; Andrev sent les vibrations de sa voix et celles du mouvement des autres en réponse. Elles sont si proches de Sonja qu’elle pourrait tendre le bras pour les toucher – mais jamais une shaman aussi expérimentée ne commettrait pareille erreur.
Andrev élargit le champ de sa perception, vérifiant que rien ne risque de troubler le rituel : cavalier isolé, animal errant déferlant soudain dans l’îlot de calme aménagé par sa mère… pas de ressac, pas de rouleaux souterrains… rien qui puisse affoler les syrens et condamner la shaman en même temps que l’ensemble de l’Ours. Car il le sait, si les syrens frappent, il aura à peine le temps de s’en rendre compte. Il sait. Tous savent ce qui peut arriver, ce qui provoque encore trop souvent la mort de membres de l’Ours mais aussi du Saumon, de l’Étrier, du Sabot, de la Grive ou du Chêne…
Heureusement, cela ne se produit pas. Pas en ce début d’hiver là. Pas à cet endroit-là.
Comme Jeannie, j'apprécie énormément toute la métaphore filé sur l'Ours, que je trouve vraiment bien mené. J'ai hâte d'en savoir un peu plus sur certains éléments, notamment les syrens et cette histoire d'auberge qui ne ressemble pas à une auberge.
Je n'ai pas grand-chose à dire, ce texte est nickel. À voir comment cela se développe ensuite, mais je pense que tu as peut-être moyen de dégraisser un petit peu et de rendre l'ensemble encore plus dynamique. Tout dépend de ce que tu recherches en termes de style.
Ah ! Je relis avec plaisir ce texte, avec encore en mémoire cette soirée où on t'a entendue nous le lire <3 J'y retrouve la force du mouvement et les images qui m'avaient déjà séduite alors. J'imagine volontiers cette tribu comme une grande entité aux dizaines de pieds et de bras qui se meuvent tous ensemble. Si je devais le représenter en peinture, comme une grande forme noire aux multiples yeux, mais où on devine ici ou là un visage, un bras, des silhouettes... et le tout avançant sur un décor d'arbres.
Il y a la force du groupe qui se comprend en parlant très peu, qui agit comme d'un seul corps, connaît les risques et ce qu'il faut faire pour sa survie. J'aime le mouvement des regards dans ton texte, et notamment ce qui se joue entre Sonja la sage et son fils Andrev apparemment plein d'énergie qu'il faut un peu cadrer.
Une ambiance forte dans cet incipit. Un vrai charisme de Sonja, dont on ressent la place dans le groupe. Même si elle semble avoir commis cette "faute" qu'Andrev paraît avoir du mal à lui pardonner.
Et évidemment on s'interroge sur la nature des syrens - dont les frappes apparaissent déjà comme une sérieuse et récurrente menace pour l'Ours.
Quelques moments coups de coeur : "L’Ours n’est pas un ours et il progresse lentement vers l’auberge, qui n’est pas une auberge." Vraiment, cette phrase d'ouverture en jette ; "On est parti au matin sans précipitation ; l’Ours n’agit qu’avec mesure et discernement." > ça en dit beaucoup sur cette tribu et ses rituels de vie ; "Sonja écoute son silence, jaugeant sa qualité." <3 "L’Ours a des dizaines d’yeux à présent, tous tendus dans la même direction ; ressenti inégal, mais semblable inquiétude." <3
Un petit côté Horde du Contrevent peut-être dans ce projet ? L'esthétique du groupe / de la tribu, du déplacement, de la survie dans un environnement apparemment plein d'adversité à dompter...
Un plaisir en tout cas !
À très bientôt pour la suite !
Merci pour tes impressions, c'est très précieux pour moi ♥ tout ça colle bien à ce que je voulais transmettre, ça me ravit ! Je ne veux pas trop réagir à tes ressentis pour leur laisser l'occasion de se développer, disons, naturellement au fil des chapitres, se consolider ou se nuancer peut-être :) mais en tout cas, c'était un plaisir à lire.
Je comprends ton évocation de la Horde, c'est vrai que ce premier chapitre peut y faire penser ! Moi je n'avais pas trop ça en vue quand j'ai écrit car pour moi, dans la Horde, il y a quelque chose de toujours très dur, que ce soit dans leurs rapports entre eux ou dans leur façon d'avancer. Je vois mes gens de l'Ours comme un ensemble bien ordonné, comme la Horde, mais bien plus doux. J'espère que ce sera perceptible dans la suite ^^ En tout cas, la Horde est clairement un roman qui a laissé son empreinte sur moi, donc ça reste chouette comme évocation !
Merci encore pour ton passage et à bientôt ♥