« Toujours voyager, jamais resté au même endroit trop longtemps et ne surtout pas s’attacher. », me souvins-je en posant mon regard sur son reflet. Il l’avait dit plus d’une fois avec dans ses yeux jaunes et vitreux un éclat sombre.
Il s’éloignait dans l’indifférence, ignorant ma présence. Il disparaissait me laissant seul dans le wagon restaurant où nous étions arrivés ensemble sans qu’il ne s’en soucie. Pour lui, je demeurais à l’image d’un fantôme parmi tant d’autres dans cet espace clos lancé à toutes vitesses. Un être qu’il voyait mais vers lequel il ne s’attardait jamais.
Enfoncé dans la banquette du train en partance d’Hongoria, je l’oubliai au profit d’un article pondu dans le journal du 26 octobre 1953.
La capitale de Francessia était sous les feux des projecteurs. Un criminel, connu sous le nom de « Chaperon », donnait du fil à retordre à l’inspecteur en charge de l’affaire. J’avais la douce illusion d’avoir déjà croisé ce chaperon, sans pour autant m’en être intéressé. Il y avait dans ses façons de faire la même subtilité que le tueur de charmante, une affaire qui remontait à loin, au début même de mes activités de chasseur. Je m’en amusai. Bientôt, je rentrerai dans la ronde et volerai la vedette à mes concurrents du crime. Ils se feraient discret quand j’abattrais devant les yeux de chacun la première victime. Aucun d’eux n’était dupe. Ils étaient loin d’être des houppes ou des piafs sans cervelles. Le monde savait qui je tuais. Et je ne choisissais que rarement au hasard. J’avais déjà listé le criminel que la police avait du mal à chopper. Une occupation comme une autre. J’aimais bien rendre service aux pouilleux et aux bonnes âmes, et ça malgré le sang qui teintait mes griffes et ma gueule.
Le journal posé sur le fauteuil en cuir bleu cyan, j’attrapai ma tasse d’absinthe octulé, l’alcool mélangé à cette mignonne fleur des près au goût si fruité, affichait un sourire d’enfant sur mon visage fatigué. J’en bus deux belles gorgées, puis reposai la tasse pour fureter mon regard par la fenêtre du train. Au loin, je vis un Toleimin, une de ses grandes colonne noire et transparente qui poussaient sans prévenir et n’importe où, depuis toujours. Elle avait pris lieu domicile dans la forêt Grenade. Je savais en voyant ces arbres aux feuilles rubis que nous étions plus qu’à quelques minutes de Fragrance.
Le Toleimin disparu derrière le tunnel qui nous plongeait dans le noir, puis il réapparut pour mon plus grand intérêt. Le monde moderne parlait des Toleimins comme des phénomènes scientifiques qui ne trouvaient pas de réelles explications. Mais les anciens, ceux qui aperçoivent encore la magie, ceux qui traquaient encore les sorciers, eux savaient que cette tige immense était un édifice du monde de l’Envers. C’était lui qui se frayait un chemin vers l’Endroit, vers la couleur. Je savais de mon monstre intérieur, de mon double démoniaque que les Toleïmins étaient des morceaux de villes appartenant à ce monde miroir et placé sous nos pieds. Un univers aussi noir que les tréfonds de l’âme humaine. Noylïedno m’en avait souvent parlé lorsqu’il possédait encore de la force de s’élever en moi. Cela faisait une paie que je l’avais enfermé dans mes plus que tréfonds. J’avais déjà trop de monstres en moi pour m’acoquiner avec un autre. La bête me suffisait amplement. De tout façon, un sorcier tel que moi, qui avait goûté au sang et à la rage devait apprendre à maintenir cette ombre sans quoi il finirait éjecter de son propre corps, promis à une vie d’errance. J’aurais dû demander à Noylïedno, avant de l’endormir, ce qu’il nous liait, lui et moi, et pourquoi seuls les sorciers à l’âme torturée avait droit à un double ténébreux. Mais qu’importait de savoir cela quand ma préoccupation première était le bien être de la sagesse et de la joie, dans un monde qui s’abîmait à chaque décennie.
Détourné de la tour noire et de mes pensées fugaces, je fis signe à un serveur. Quand il s’approcha le sang tonna dans mes veines. Lui aussi était un sorcier et je vis dans son regard qu’il se disait la même chose de moi. On se reconnaissait plus facilement à nos âges. On se méfiait l’un de l’autre, car on demeurait conscient que notre survie se jouait au quotidien et que parfois, il fallait placer sa confiance dans un être qu’on ne reverrait jamais.
— Pourriez-vous me servir un croisant à la crème Angleriaine, je vous prie.
Le serveur me fixa d’un air interloqué. Je compris que ma voix était plus guttural qu’à la première commande. Le sourire que je lui lançai paru le convaincre d’oublier ce qu’il avait peut-être compris. Il m’apporta ma commande et aussitôt, je dégustais avec un appétit déraisonnable la pâtisserie. La crème sucrée et onctueuse me laissait saliver, comme à cette époque où je lisais dans la cour arrière de la boulangerie de mon quartier et que la boulangère m’apportait les invendus.
Du coin de l’œil, j’examinai le dossier qu’avait laissé ouvert mon compagnon de voyage préféré, le détective Louis Segap. Cet homme, je l’adorais comme on aime un chiot rejeté de tous. Il me poursuivait depuis si longtemps qu’il était devenu un membre de la famille, un être que l’on chérit sans le lui dire, sans le lui montrer, sans qu’il n’en conçoive la véracité. Lui et moi, c’était devenu au fil des années une étrange histoire d’amour. Une histoire qui ferait mal à coup sûr pour lui plus que pour moi. Que dirait-il quand il saura ? ça m’amusait de l’imaginer, de lire dans ses yeux jaunâtres la maudite vérité.
Dans le calme du wagon restaurant, où une musique douce et reposante tournait, j’attendais son retour et je savais qu’il ne tarderait plus longtemps à venir. Je sentais la fatigue tirer mes paupières vers le bas. Comme d’habitude ma gourmandise forma un poids dans mon estomac. À nouveau, j’observai derrière la fenêtre, y collai mes doigts sur le froid de l’extérieur, quand je vis son reflet. Il se tenait si près que je pouvais le toucher, le sentir, contempler chacune de ses expressions, de ses ridules qui s’étiraient comme un éventail à l’extrémité de ses yeux en amandes. J’avais tant envie qu’il me voie aussi, qu’il n’y ait pas autant de brouillard et de tristesse sur son visage.
Bien malgré moi, je m’éteignis, m’enfonçant dans un sommeil de plomb. J’avais tellement sommeil, me savait incapable de résister plus longtemps.
Nous serons bientôt arrivés à bon port. Lui pour affaire, moi pour le plaisir d’épier tous ses fait et gestes, et de lapider quelques détraqués.
Ce douterait-il un jour qu’il avait en face de lui le loup qu’il cherchait avec tant de ferveur ? Me remarquerait-il, moi qui pouvais prendre l’apparence de n’importe qui ? Moi qui pouvais illusionner jusqu’à la mouche butinant le cadavre, jusqu’à mes propres yeux ?
Je me réveillerai, quand… la faim chantera à l’oreille de la bête. Ensemble nous traquerons la malfaisance dans les rues de Fragrances. Peut-être me laisserai-je encore attendrir par Louis, et que par un billet d’illusion, je le guiderais dans sa nouvelle mission. J’avais aussi le désir de revoir l’inspecteur Landry. Voir combien il avait changé depuis notre rencontre il fort longtemps. Je savais que j’avais marqué ce jeune homme indélébilement, sinon, pourquoi aurait-il prit ce chemin ? Je me souviendrai toujours de son expression quand il avait trouvé le cadavre de ma victime. Il était resté droit, observateur du corps. J’avais cru contempler un amateur d’art en pleine analyse d’une œuvre. Sa sœur tirait sur sa manche et bégayait son prénom à l’infinie, alors que je partais avec son expression gravée en moi. Ce ne fut pas même une surprise quand quelques années plus tard, je le retrouvais posant au côté d’un inspecteur réputé.