1 ~ Paris s'éveille

La plus maligne d’entre elles, Gemini, 
Trouvera un jour son éveil pour contempler 
Un monde auquel elle offrira deux destinées.

Illya Schwarz, qui habitait depuis sa naissance dans la Ville Lumière, déclarait toujours qu’elle pouvait se satisfaire de la seule compagnie de ses fleurs et de ses plantes pour son quotidien. Elle se voulait discrète mais n’hésitait pas à contribuer activement à la vie de son quartier parisien. Personne ne pouvait se douter qu’elle était gardienne d’un grand secret durant toutes ces années.

Elle n’était qu’une simple fleuriste qui pestait comme une fière parisienne contre les méfaits de la pollution sur ses créations florales. Envahie par les voitures, les vélos et toute une flotte de trottinettes, sa rue ne revêtait plus les couleurs verdoyantes qui illuminaient son rêve passé. Plus personne n’avait le temps de s’arrêter pour contempler ou sentir des fleurs qui n’étaient qu’une partie d’un décor parasité par des gens à la poursuite de leur temps.

Madame Schwarz, car elle tenait à ce qu’on lui parle avec respect, était très exigeante avec elle-même. Sa boutique devait être une ode à la nature, un mouvement de résistance contre une société devenue matérialiste et dépourvue d’empathie. Chaque jour passé dans son échoppe était une page fanée de son histoire, figée dans le temps. Elle n’avait jamais souhaité connaitre la face cachée des êtres humains et encore moins les coulisses de leur existence.

Elle était pourtant loin d’être un vestige oublié dans cette jungle urbaine. Cette fleuriste maitrisait parfaitement l’art de voir entre les lignes des jours qui s’écoulaient. Elle remarquait chaque jour ces petits détails insipides qui prêtaient à réflexion : cette corneille qui volait en parsemant une fine pluie ou ce jeune homme qui semblait marcher en frôlant à peine le sol.

Et ce matin où commence cette histoire, elle accueillait encore sans étonnement le clin d’œil d’un chat assis au coin de la rue. Cela faisait maintenant une semaine qu’il rôdait dans les parages sans quémander de la nourriture ou des câlins. Il restait toujours à distance de la boutique en tentant toujours de ne pas se faire remarquer. Mais la fleuriste avait l’œil pour ces petits détails-là : on lui avait appris à percevoir ce monde « invisible ». Et ce petit chat-là, ancré dans son propre passé, était un rappel à une réalité qu’elle souhaitait fuir.

Avec ses longues années d’expérience, Madame Schwarz, autrefois jeune insouciante de la vie était devenue l’égal d’une sage. Une profession de foi qui lui permettait de connaitre certains mystères sans jamais pouvoir intervenir. Elle était ce que l’on nommera une « Étincelle » ou une simple mortelle pour le moment.

Pour en revenir au félin, il attirait particulièrement son attention car elle savait la vraie raison de sa venue. Elle aurait tant préféré rencontrer une autre Étincelle daignant dédier quelques minutes de sa vie pour discuter de ces jolis lys. Ces magnifiques fleurs qu’elle venait d’exposer à l’aube. Hélas, Madame Schwarz devait composer avec cet animal des rues.

Ce matou sauvage se démarquait des autres chats, d’autant plus qu’il arborait une sorte de talisman, symbole qu’elle connaissait parfaitement de ce « monde-là ». Cette vision lui remémora des souvenirs qu’elle souhaita chasser en même temps que lui à coup de balais. L’heure était certainement venue et peut-être qu’espérer un délai n’était qu’un caprice qui ne saurait venir en aide à celle qu’elle avait accueillie.

- Elle n’est pas encore réveillée, mon petit. Et si tu allais plutôt me chercher des clients au lieu de perdre ton temps ici ?

La fleuriste avait tenté. Il n’y avait pourtant aucune chance qu’il ne la laisse tranquille sur un malentendu. Mais peut-être qu’en lui parlant ouvertement sur le trottoir elle parviendrait à le faire fuir.

Le chat au pelage blanc et gris se releva et sembla froncer les sourcils qu’il n’avait pas. Il entama ensuite une sorte de parade pour passer devant la boutique avec majesté. De toute évidence, il n’aimait pas qu’on lui adresse la parole. Sans miaulement, il se mit ensuite à courir pour échapper au regard de la vieille dame.

Madame Schwarz ne fut pas dupe en le voyant disparaitre instantanément. Ce n’était pas sa vue qui baissait, seulement sa vraie perception des choses qui parlait. Car à ce moment-là, ce chat n’existait tout simplement plus.

Elle lâcha un soupir avant de retourner dans son atelier. D’autres fleurs, réelles, l’attendaient avant d’être exposées à leur tour. Et la fleuriste ne se fit pas prier en les découpant dans la plus grande des traditions. Les vraies valeurs se perdaient, pensa-t-elle, en jetant des regards sur des passants devenus trop superficiels pour s’intéresser à ses œuvres florales.

Heureusement qu’elle avait reçu pour ce jour-là une commande insolite pour pouvoir s’évader dans ses pensées. La veille, un charmant jeune homme lui avait demandé s’il était possible de créer un bouquet de fleurs formant un arc-en-ciel. Vous savez, ce genre d’idée originale prise sous le coup de l’impulsion pour se démarquer. Pour séduire sa belle ? Impressionner la galerie ? Ou par simple envie d’offrir un présent symbolique ?

Ce défi relevait d’une quête épique pour cette artisane qui devait conjuguer plusieurs variétés de fleurs pour obtenir les couleurs et les dégradés souhaités. C’était ce genre de commandes qui attisait de temps en temps sa vocation de fleuriste. Une tâche particulièrement ardue mais qui n’était qu’un simple pétale dans ce lieu où vivait une drôle de « plante ». Une plante qui semblait s’être réveillée…

Un vacarme se fit entendre dans les escaliers qui reliaient sa boutique à son logement. Une jeune fille écrasait les marches comme si elle était poursuivie par un démon. Elle aussi rejoignait le cycle infernal du temps perdu. Elle était en retard et manqua de rater des marches en essayant d’enfiler sa petite veste en jean dans la foulée.

Elle sauta les dernières marches, pensant gagner du temps, avant de manquer de s’effondrer sur le sol, faute d’équilibre. Elle tourna vivement sa tête pour remettre ses longs cheveux noirs en arrière avant de poser son regard émeraude sur Madame Schwarz. Avec son sourire le plus sincère, elle haussa les épaules en se dirigeant vers la sortie.

Touchée par un sentiment de culpabilité naissante, elle marcha à reculons vers la fleuriste avant de se retourner vers elle. À peine coiffée, elle se frotta les yeux pour donner l’impression qu’elle était bien réveillée.

- Bonjour grand-mère ! Tu ne penses pas que les cours devraient commencer à 9h ? C’est criminel de nous faire sortir du lit quand il fait encore nuit !

- Bonjour Kayla. Tu ne paies que le prix de t’obstiner à vivre en décalage avec ce monde qui tournera toujours sans toi. As-tu pris le temps de manger ?

Kayla sourit une nouvelle fois. Cette ruse-là ne fonctionnerait plus pour elle.

- Prendre le temps d’un petit-déjeuner, c’est moins dormir ! Je trouverai bien quelque chose à manger sur la route ! Je dois filer !

Madame Schwarz coupa une nouvelle fleur et jeta un regard triste vers une tasse de thé accompagnée de deux belles tartines beurrées. À quoi bon être aux petits soins pour cette adolescente ingrate ?

Kayla jeta derrière son dos son vieux sac avant de déposer un baiser sur la joue de sa grand-mère, véritable sésame selon elle, pour qu’elle puisse s’enfuir sans s’éterniser. Dans son échappée matinale, elle manqua de percuter à la sortie de la boutique des personnes qui s’étaient déjà inscrites dans la routine du trajet pour se rendre à leur travail.

La fleuriste soupira. Elle lui avait pourtant dit de prendre le temps de se lever le matin afin de mieux savourer sa journée. Là, elle restait impuissante à voir ce bout de femme de 18 ans courir après sa vie. Elle se consola de ce constat en se convaincant qu’il fallait bien qu’elle en profite tant qu’elle le pouvait.

-   Si seulement son destin pouvait l’ignorer…

La grand-mère retourna à son projet artisanal, perdue dans ses pensées. Parmi tout son univers floral, la jeune fille n’était encore qu’une jeune pousse. Vouée à s’éveiller certes, mais qu’il lui fallait à tout prix préserver dans ce monde d’Étincelles…

Engagée dans une course folle, Kayla entama l’un de ses plus beaux slaloms pour se frayer un chemin vers la boulangerie face à son université. Elle n’était plus à quelques minutes près dans son retard et son estomac ordonnait avec virulence son envie de viennoise au chocolat. Une fois de plus, elle manqua de percuter un vieil homme. Ce dernier se retourna par réflexe mais nullement dans l’intention de lui faire remarquer son impolitesse. Il demeura plutôt figé, dans un état contemplatif.

- Que fait donc cette Asteria dans cette tenue ?

Ses yeux ridés et sa barbe parfaitement taillée donnaient l’impression qu’il s’agissait d’une personne qui maitrisait parfaitement son sujet. Il regarda partir au loin Kayla pour être sûr de ce qu’il venait de voir. Et il n’y avait pas d’erreur possible sur cette étudiante qui s’enfuyait au loin.  Elle se trompait clairement de direction. Un grand air d’étonnement s’empara du visage du vieil homme qui distinguait très nettement une étrange aura bleutée qui émanait d’elle.

Il voulait en avoir le cœur net et pressa le pas pour la rejoindre en la voyant faire une halte à la boulangerie. Ce n’était pas la curiosité mais bien l’inquiétude qui le poussait à la rejoindre. Sa route fut coupée par un chat, le même qui campait devant la boutique de Madame Schwarz.

Après un miaulement en guise de salutation, il détourna l’attention du vieil homme en secouant son corps. Des petits éclats de lumière s’en dégagèrent.

- C’est encore trop tôt. Elle ne doit rien savoir.

Nullement impressionnée par un chat qui se mit à parler, le vieil homme le prit dans ses mains. Il le tint ensuite face à lui pour lui parler très clairement.

- Cette fille n’est pas à sa place. Comment est-il possible qu’elle puisse agir si librement dans ce monde ?

- Elle n’a pas encore connu son éveil mais il doit se dérouler dans les règles de l’art. Je suis chargé de sa surveillance et je vous recommande de ne point intervenir, mon ami.

Le chat s’illumina si intensément qu’il finit par éblouir le vieil homme. Il ne savait plus ce qui se trouvait dans ses mains. En rouvrant ses yeux pour s’habituer de nouveau à sa vue, il ne remarqua pas la disparition du chaton malicieux. Il scruta ensuite autour de lui avant de reprendre sa route, comme si de rien n’était.

Lui aussi devait désormais suivre la voie d’un simple travailleur parmi les Étincelles, mélangé avec les autres personnes qui l’entouraient. Il passa devant la vitrine de la boulangerie sans faire attention à Kayla qui avait redoublé de gourmandise. Une viennoise au chocolat ne suffisant pas, le double ferait l’affaire !

La jeune étudiante régla rapidement son achat avant de courir à en perdre haleine vers son université. Vite, vite, elle ne voulait pas trop se faire remarquer. Il ne lui fallait surtout pas qu’on s’intéresse de près ou de loin à sa personne. Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas interagir avec les autres, c’est qu’elle n’avait surtout rien à raconter. Elle avait même développé à cet effet une stratégie d’exposition minimale : moins on la voyait, moins elle devait parler ! Parole de gourmande qui aurait été capable de vous la détailler la bouche pleine. Mais encore fallait-il la croiser et lui adresser la parole.

Dans un monde où chacun partage son vécu, ses passions et ses réflexions dans une sphère sociale, Kayla partait avec un gros désavantage. Dépourvue de passé, elle se savait différente des autres. Elle disait que ce n’était qu’un détail et qu’elle pourrait vivre en construisant elle-même son avenir, même à partir de rien. Elle possédait un tel dynamisme et un tel optimisme qu’elle était bien loin de déprimer ou de se plaindre de sa condition.

Bien au contraire, elle croquait sa vie à pleine dents de la même façon qu’elle se délectait de sa gourmandise sucrée. Et manquant de s’étouffer avec une nouvelle bouchée bien trop ambitieuse, elle se posa un moment sur les marches d’entrée de son université. Oui, cela aggravait encore son retard et elle aurait certainement des comptes à rendre. Mais que voulez-vous ? Il fallait bien savourer les petits plaisirs de la vie.

Kayla termina tout de même rapidement sa première viennoise avant de s’attaquer à la seconde. Elle se surprit à fredonner, tout en mangeant, un air musical qui lui parvint subitement en tête. Plongée dans sa petite bulle innocente, rien ne pouvait la perturber.

Ni ces personnes qui s’arrêtèrent sur le trottoir d’en face pour la juger du regard, ni ce chat qui sautait parmi elles telle une boule de poils lumineuse. Son petit-dejeuner devait se terminer tranquillement pour lancer son épopée : le moment était venu, sans se presser. Elle profitait d'un petit chat-gardien qui pensait ainsi sans même le savoir !

Son passé lui avait été pris et son avenir s’annonçait tout sauf béni par le bonheur. Cette fatalité planait sur elle mais elle n’était pas encore sur le point de s’effondrer. Avant d’en arriver là, Kayla devait entendre l’appel des sirènes d’une nouvelle aventure. Sa précédente était certes terminée et elle avait su en réchapper de justesse. Mais cette fois-ci, les cartes avaient changé. Et rien de ce qui lui était destiné ne se déroulait comme prévu.

La vieille fleuriste savait tout cela. Elle avait mis beaucoup de temps à accepter de garder la vraie nature de Kayla pour elle. Si elle le pouvait, elle écrirait de suite une conclusion à cette histoire et vous dirait tout à son sujet.

Mais Madame Schwarz était gardienne d’un grand secret, ne l’oubliez pas.