2 ~ Retour aux sources

Ce fut dans cette ruelle sombre qu’elle s’accorda un moment de répit. Tâchant de reprendre son souffle, la jeune fille distinguait mal autour d’elle, même en s’adossant contre un mur. Son regard était voilé par du sang qui perlait depuis son front. Ses nouveaux vertiges la poussèrent à s’asseoir un moment le temps de reprendre ses esprits.

Il ne lui restait plus une once de force pour mieux se cacher alors qu’elle se savait visible depuis l’avenue Daumesnil. L’urgence pour elle était de trouver de quoi panser ses blessures. Mais autour d’elle, rien ne pouvait l’inspirer : des détritus à terre, de vieux encombrants ou des traces suspectes sur le sol ne lui rendraient pas service. Se sentant de plus en plus vulnérable, elle ferma ses yeux émeraudes pour mieux se concentrer sur la suite des évènements.

Avant tout, se rassurer. Sa vie n’était plus en danger pour le moment et son plan devrait fonctionner. Le sacrifice qu’elle venait de faire avait du sens pour elle. Elle venait d’agir sous le coup de l’impulsion pour en arriver à une telle extrémité mais elle se confortait dans l’idée qu’il n’y avait pas de meilleure issue. Sa victoire n’était pas à l’ordre du jour mais elle avait sûrement crée quelque chose qu’elle n’aurait pas su nommer autrement : l’espoir.

Elle arracha maladroitement un bout de son vieux jean pour éponger un peu ce sang sur son front. Plus de frayeur que de douleur pour cette blessure superficielle. Puis, en se relevant, la jeune fille prit la décision de s’engouffrer dans cette avenue parisienne. L’accès au viaduc des Arts n’était plus si loin d’elle. Là-bas, elle saurait continuer son avancée le plus discrètement possible. Même si cela n’était pas sa meilleure option pour fuir ses assaillants. Dans l’immédiat, elle devait se dissimuler parmi les Étincelles amatrices de la Promenade verte qui redonnait vie à l’ancien tronçon Paris-Vincennes laissé à l’abandon. Qui se lancerait dans une course-poursuite au milieu d’une verdure si calme et si désirée par les parisiens sans en troubler la tranquillité ?

Plusieurs raisons pouvaient conduire à assister à la scène d’une jeune fille blessée et errante dans Paris. Certains penseront à une rencontre qui aurait mal tourné, d’autres à une fugue rythmée de mauvaises décisions ou bien à une autre histoire lugubre dans cette ville qui, décidemment, s’éloignait d’un havre de paix. Mais dans le cas présent, cette fille blessée débutait sa cavale avec la ferme intention de ne pas être retrouvée.

En se mêlant à la foule, elle marcha lentement entre les amoureux de la nature et les couples venus apprécier la sérénité des lieux. Elle se dirigea vers l’opéra Bastille où elle saurait trouver refuge. Au fur et à mesure de son avancée, quelques passants se permettaient de la dévisager. Elle ne pouvait échapper à la perception de ceux issus du même monde qu’elle. Ce n’était pas sa blessure à la tête ou sa démarche titubante qui les alarmaient mais bien cette étrange aura, à peine « visible », qui interrogeait.

Cette observation étant faite, aucun d’eux n’osait s’approcher d’elle. Il n’était pas anodin de croiser une telle personne dans les rues de Paris. Cela n’empêcha pas la jeune fille blessée de progresser parmi les murmures et les commentaires portés à son égard.

- Qu’est-il arrivé à cette Astromancienne ?

- C’est comme si elle avait perdu la protection de ses Étoiles… Je ne savais pas que c’était possible et encore moins à un si jeune âge…

- Vous ne pensez tout de même pas qu’« ils » l’ont bannie ? Regardez dans quel état elle se trouve !

- Nous ferions mieux d’oublier cette aura et de continuer notre chemin comme si de rien n’était…

La cible de ces remarques se voyait plusieurs fois s’arrêter pour leur répondre dans un accès de colère. La sage décision fut de les ignorer et de poursuivre sa route. Elle n’avait aucun compte à leur rendre et ce n’était pas ces êtres qui seraient à même de lui venir en aide. Seulement, ses pensées rendirent son aura bien plus instable, ce qui inquiéta d’autant plus les rares personnes pouvant la percevoir.

Dans le monde des Étincelles et même blessée, cette jeune fille pouvait être dangereuse. Très dangereuse. Seuls les initiés savaient qu’il ne fallait pas provoquer l’ire d’une personne sachant lire et utiliser le pouvoir des Étoiles. Et de ce rappel à l’ordre découla une réaction très naturelle : on n’osa plus la regarder ou parler en sa présence.

Après sa traversée pénible récompensée par la vision de la colonne de Juillet, elle retrouva le quartier de Bastille qu’elle convoitait depuis le début. À quelques rues de la place principale se dressait un bar particulier. Il s’agissait plus précisément de ce que les Étincelles nommaient « pub ». Un bar d’inspiration celtique. Un nom d’animal associé à un adjectif et à une couleur permettait de baptiser un tel endroit dans le plus grand respect de la tradition irlandaise.

Elle ne tarda pas à se retrouver devant le Purple Silly Dog sans être animée d’une quelconque envie de s’enivrer ou de s’adonner à des confidences perdues auprès du premier inconnu. Ce pub-là était un des rares repaires des Astromanciens qui vivaient à Paris ou qui y étaient de passage. Une sorte de refuge où ils pouvaient se fondre sans créer d’histoires auprès des Étincelles tout en ayant l’occasion de se retrouver entre eux. Ce lieu précis était réputé pour leur assurer une discrétion totale. Ainsi, pensa-t-elle, elle saurait trouver une quelconque aide.

Après une rapide inspiration pour se donner du courage, elle pénétra dans l’établissement et se dirigea maladroitement vers le comptoir. Elle déplaça un tabouret haut qu’elle trouva quelque peu collant avant de s’y asseoir et d’attendre sagement qu’on la remarque. Pour la forme, elle jeta un œil sur la carte dans la seule optique de patienter et de garder son calme. C’était sa première fois ici et même s’il s’agissait d’un lieu sécurisé, elle ne se sentait pas particulièrement à l’aise.

- A qui ai-je l’honneur ?

Un barman se tenait droit face à elle. Il venait de se relever après avoir relié un nouveau fût de bière à sa tireuse. Avec ses cheveux décoiffés, sa chemise à carreaux bleu et noir et sa barbe mal rasée, il remplissait tous les critères pour évoluer dans ce décor.

Sa cliente fut prise au dépourvu et ne trouva pas les mots pour répondre à une question écrite en lettres d’or de la politesse. Elle se contenta de faire circuler un petit flot de lumière bleue autour de ses doigts posés sur le comptoir. Comme cela, elle gagnerait en temps pour la suite éventuelle de son interrogatoire.

- Je vois. Une Astromancienne muette. Je suis Luke, enchanté ! Voyons ce que l’on peut faire pour toi.

Le barman scruta rapidement autour de lui afin de ne pas trop éveiller l’attention de ses autres clients attablés. Il ferma ensuite lentement ses yeux tout en laissant tomber ses bras le long de ses jambes. Puis, il écarta brusquement les doigts de ses mains, ce qui provoqua un gros bruit sourd accompagné d’une sorte de rafale de vent qui surgit de ses mains. Une incantation magique qui ne marqua aucun étonnement auprès de sa cliente.

Autour d’eux l’environnement perdit ses couleurs et fait plus étrange, les Étincelles présentes furent comme transformées en statues vivantes. Un couple se transforma ainsi en un véritable tableau figé sur une scène assez insolite. Un homme semblait amusé de voir que sa moitié renversait par accident sa bière sur ses habits noirs sans avoir l’intention de lui venir en aide. Un autre jeune homme, plus loin, n’avait pas eu le temps de tourner la page de son livre, gelé dans ce moment de lecture qui semblait intense.

Le temps s’était complètement arrêté pour les Étincelles.

Après quelques vérifications autour de lui, Luke changea son fusil d’épaule pour initier une toute autre discussion.

- Cela m’étonne que tu sois rentrée dans mon pub sans user de ce sort de base. Pourquoi prendre le risque de révéler ta vraie nature ?

- Ma bénédiction est en train de prendre fin. Ce n’est qu’une question de temps avant de ne plus réussir à lire mes Étoiles.

Intrigué, Luke se servit de sa tireuse dans son verre préféré. Était-ce seulement possible qu’une Astromancienne disposant d’une telle aura puisse perdre ses pouvoirs ? Rien qu’en la regardant il savait qu’il n'aurait par avance aucune chance de pouvoir la vaincre en combat singulier !

- Je dois mériter ce qu’il m’arrive mais je n’avais pas le choix. Je voudrais simplement rentrer chez nous, au plus vite.

- Il doit bien avoir une bonne raison au fait que tu ne sois plus capable d’ouvrir les portes de notre univers par toi-même. Peux-tu au moins me dire quel acte interdit tu as commis ?

Une fois de plus muette, elle ignora la question. Elle s’empara du verre du Luke pour lui voler une gorgée de sa bière adorée avant de le reposer brutalement sur le comptoir, en manquant de le fissurer.

- Je ne suis pas une criminelle ! J’ai fait ce que j’avais à faire pour protéger la personne que j’aime !

La paisible et poétique lumière bleue qu’elle avait matérialisée traduisait désormais son état d’âme du moment. De l’électricité tournoyait autour d’elle, comme pour illustrer son sentiment d’injustice. Mais pour Luke, cette mise en scène n’était là que le fruit d’une jeune adolescente incapable d’assumer ses actes. En conséquence, il ne fut nullement impressionné par cette actrice débutante. À d’autres…

Il resta tout de même curieux de n’avoir jamais eu connaissance de l’existence d’une telle Astromancienne. Et encore moins de ne pas avoir été informé d’un quelconque affrontement entre les siens récemment. La brûlure qui arpentait le front de la jeune fille avait sûrement été provoquée par une incantation stellaire.

Pourtant, au Purple Silly Dog, toutes les coulisses liant le monde des Étincelles à celui du monde Astral se savaient. Il était même d’ordre public de repérer pour ses tenanciers toute situation anormale. Et elle en représentait une. Une anomalie inconnue et potentiellement dangereuse.

- Et si tu me parlais de ta constellation ? Laisse-moi régler ce problème avec ton mentor, entre adultes responsables.

Elle calma ses ardeurs et devint décontenancée par cette réponse.

- Je n’ai pas de mentor et… je ne peux pas trop en révéler à mon sujet. Comprenez que je me suis mise en danger pour venir en aide à quelqu’un. Ne voulez-vous vraiment pas ouvrir les portes du monde Astral pour moi ? Je partirai sans vous créer d’ennuis et vous ne me verrez plus.

Luke refusa, la jeune fille étant trop suspecte à ses yeux. Hors de question d’apporter une assistance à une personne incapable de ne dire ne serait-ce que son prénom. Il étendit rapidement ses bras vers les côtés pour briser son sort.

L’amoureux esquissa un sourire en voyant sa dulcinée qui râlait contre sa maladresse. L’amateur de livre reprit sa lecture sans bouger d’un cil. Les couleurs furent de retour et le monde reprit son cours habituel.

- Je te demanderai de quitter ce lieu, maintenant. Voyager entre nos deux mondes sans donner d’explications n’est pas un jeu, petite. Alors pars avant que je ne « les » informe de ta venue.

Luke tourna le dos d’un geste brusque. La dénoncer pourrait nuire à la réputation de confiance qui était attribuée à son pub. Puisque personne n’avait émis d’avis de recherche la concernant, ses actes ne devaient pas être si horribles que cela. Son mentor finirait bien par la retrouver et la sermonner. Le barman ne voyait donc pas de mal à la laisser partir pour éviter d’avoir des comptes à lui rendre.

Alors qu’il jeta derrière son cou son chiffon de barman, elle prit une voix encore plus calme, encore plus posée. Elle regrettait déjà d’être venue en ces lieux et d’avoir cherché à le provoquer. Elle qui pensait avoir gagné en maturité n’avait pas encore sa place dans un monde où chacun pouvait s’affirmer, « entre adultes responsables ».

- Est-ce que je peux au moins utiliser votre téléphone ? Je n’ai nulle part où aller.

Il posa sur le comptoir son vieux combiné et l’invita à se dépêcher. Plus vite elle partirait et plus vite il pourrait retourner à son quotidien tranquille. Voulant même en savoir le moins possible sur elle, il s’éloigna d’elle et se dirigea vers son client-lecteur. Lui au moins avait daigné donner son nom et était même devenu un client fidèle qu’il prenait plaisir à accueillir ! Pour compenser sa frustration, il lui demanda s’il voulait commander autre chose. Aux frais de la maison.

Pendant ce temps-là, l’adolescente rebelle appela une de ses amies, une Étincelle. Si elle ne pouvait plus retourner chez elle alors il lui faudrait se cacher ici. Tout du moins le temps de trouver une autre solution de repli. Elle composa son numéro de téléphone en faisant tourner le cadran.

L’appel fut court. Elle remercia tout de même chaleureusement Luke qui l’ignora en retour. Ce dernier prit la peine de la regarder une dernière fois avant qu’elle ne quittât son pub. De toutes les interrogations qui lui restaient, une seule question le travailla : « Aurait-il dû lui faire confiance ? ».

Ce jour-là, au Purple Silly Dog, Luke venait de rencontrer « l’Astromancienne sans nom ». Il ne pouvait savoir à l’époque qu’elle disait vrai et qu’elle avait œuvré pour le bien-être des siens. En sauvant cette personne aimée, elle fut cependant connue comme étant celle ayant contribué à la plus grande malédiction du monde Astral…