1. Purgatoire

Par Mawie

L’ombre s’allongeait sur le sol, s’étirant à n’en plus finir. Si l’arbre semblait minuscule dans l’immensité désertique de la Griffe, les ténèbres qui le soulignaient couvraient une distance impressionnante en cette fin de journée. Cela offrait à la jeune noctambule un terrain de jeu satisfaisant.

Les racines s’entrelaçaient sur la terre sèche recouverte de sable. Quelques touffes d’herbe aventureuses avaient trouvé là refuge au milieu de l’enfer. L’arbre débordait de vie : des insectes (excellente source de protéines), de petits oiseaux qui se nourrissaient de la sève (apport de sucre naturel), la rosée accumulée la nuit qui les attirait tous. Le géant boisé prodiguait le nécessaire pour la survie de ce petit monde.

Se servant de cet abri, Evir imaginait un adversaire dont elle devait esquiver les attaques. Elle feignait des parades, exécutait des pirouettes, atterrissait à quelques pas de là, recommençait ensuite comme si son adversaire l’acculait. Elle manœuvrait avec une aisance admirable. Le terrain ne semblait avoir aucun secret. Elle en connaissait chaque bosse, chaque creux, chaque racine. Le ballet qu’elle exécutait pour son seul plaisir était magnifique et attestait d’une grande maitrise corporelle.

La punition ne devait pas freiner l’entrainement. D’autres en auraient sans doute profité pour se reposer, mais ce n’était pas dans la nature d’Evir. Au contraire, poussée par la hargne, elle redoublait d’efforts. Elle se servait de cette colère comme d’un outil : son adversaire prenait les traits de son chef et elle lui rendait, en coups, toute l’amertume que la sanction lui inspirait. Le jour ne l’arrêtait pas. Sans relâche, elle continuait à s’exercer sous l’ombre du grand arbre.

Addéys, sa mère, en aurait été malade ! Elle qui préférait garder sa fille à l’abri de la grotte en attendant que le soleil ait complètement disparu... Déjà tout bébé, la petite était animée d’une dangereuse curiosité. Elle n’hésitait pas à aller vers la lumière et la chaleur, toutes ces choses proscrites aux noctambules. Ses avant-bras portaient d’ailleurs les marques du baiser du soleil. Une fâcheuse journée où, enfant, elle avait voulu fuir la grotte. Elle n’était pas allée bien loin...

Plus la surprotection de sa mère l’étouffait, plus Evir s’était autonomisée, se détachant des bras trop tendres pour découvrir le petit monde à sa portée. Elle aimait sa mère, mais son audace était plus forte que tout autre trait de caractère. Très vite, il lui avait fallu apprendre à contourner l’autorité de sa tutrice, rivalisant d’ingéniosité pour échapper au regard protecteur et suivre ses instincts de guerrière.

Cette caractéristique ne l’avait pas quittée en grandissant. Ses supérieurs n’avaient guère plus de prise sur elle. Elle ne savait pas se taire quand il le fallait, elle n’obéissait pas sans poser une montagne de questions avant. Il fallait toujours qu’elle comprenne le pourquoi du comment et donne son aval à la décision. Ce n’était pourtant pas son rôle. Elle aurait dû écouter, assimiler, appliquer. C’est tout ce qu’on attendait d’elle. Si seulement elle avait pu...

C’est ainsi qu’elle se retrouva une fois de plus dans cet arbre, à purger une peine qui, si elle avait beau être méritée (il faut dire que son attitude envers le chef n’avait pas été très respectueuse), lui semblait injuste. Elle n’avait fait que refuser d’obéir à un ordre idiot, après tout ! La mettre en dernière ligne était une aberration. Et si Kattir refusait de le comprendre, il ne fallait pas s’étonner que la réaction de la jeune fille soit si virulente.

Ainsi était-elle faite : ce n’était pas seulement qu’elle aime jouer avec les limites – il y avait de cela, il est vrai : alors même que la menace était omniprésente en ce lieu désolé, elle s’amusait à suivre les ombres en frôlant les rayons du soleil, elle se délectait de la promesse chaleureuse sur sa peau diaphane – son problème était plus profondément enfoui. Contrairement au reste de la tribu si mesuré, elle avait un tempérament explosif. Un noctambule est pourtant censé gouverner ses émotions. Une attitude placide, presque froide, était de rigueur en toutes circonstances. Et pour cause : les noctambules étaient des éponges à émotions. Ils ressentaient ce que chacun ressentait. Il était de ce fait très impoli d’imposer aux autres ses propres émois. Seulement, dans le cœur de la jeune noctambule, vivait une tempête permanente, un déluge d’émotions. La plupart du temps, elle le masquait, jouant un rôle bien rodé. Mais une broutille pouvait la faire sortir de ses gonds et provoquer par la même occasion, l’incompréhension des siens.

Cela faisait d’elle une jeune fille solitaire qui préférait rester en retrait quand elle le pouvait. Les autres enfants fuyaient ses débordements. Seule son habileté extraordinaire lui avait permis de trouver sa place dans la tribu.

La capacité de cette enfant à remettre en question les doctrines dérangeait. La première offusquée par l’esprit de contradiction de la jeune fille, et davantage encore par son bagout intarissable, était Hitaa, la chamane. Elle ne comptait plus les fois où elle avait prié la petite de ne pas répandre ses idées subversives.

La vieille femme était à la tête du village et avait sans doute mieux à faire. Elle prenait cependant le temps pour la jeune fille, essayant de lui faire comprendre les fondements du noctambulisme. Sous la lune argentée, l’enfant et elle se promenaient loin des heurts métalliques de l’entrainement. Elles trouvaient l’une chez l’autre une fascination tout étrange. La petite se montrait attentive et inhabituellement silencieuse : bien qu’elle n’en croie rien, elle adorait les histoires mythologiques. Elle les trouvait édifiantes et pleines de sagesse. De longues discussions s’en suivaient généralement. Ensemble, elles cherchaient les messages dissimulés derrière les contes. L’argumentation de la petite laissait souvent perplexe la chamane qui en venait parfois à douter de ses propres raisonnements. Cet esprit critique aiguisé, cette incapacité à gober tout bonnement ce qu’on essayait de lui faire avaler représentait une grande force autant qu’un potentiel danger.

Toutes deux tombaient pourtant d’accord lorsqu’il s’agissait de s’abandonner à la contemplation de la lune accrochée à la voûte céleste. Sa surface vacillante semblait donner vie aux récits de la vieille femme. Sa lumière pâle était douce, tranquille. Elle avait le don d’apaiser les consciences et de dissiper les controverses.

— Naahil, lui dit un jour Hitaa, brille en chacun de nous. Il y a longtemps que son silence nous accable, mais nous continuons à vivre sous sa lumière. Elle a placé en nous un espoir particulier. Nos forces, comme nos faiblesses nous ont été données pour nous permettre d’accomplir notre mission divine.

La petite s’était défendue, un peu honteuse :

— Je ne crois pas qu’elle brille en moi, Hitaa. J’ai dû manquer quelque chose...

— Tu te trompes, sa lumière resplendit en toi d’une façon tout originale. Ta voie est éclairée d’une lueur plus éclatante et plus forte que tu ne peux l’imaginer. Un jour, tu le comprendras.

Ces mots sans suite avaient résonné longtemps dans la tête de la jeune fille. Elle les avait tournés dans tous les sens pour essayer d’en comprendre les sous-entendus, en vain. Puis elle avait fini par oublier, comme on oublie toutes choses avec le temps.

 

La punition se faisait longue. « Trois jours » avait précisé Kattir, le chef de guerre, avant de s’éloigner sous la tortue. Elle était restée cachée sous les branches et avait observé le nuage de sable soulevé par son escorte en s’éloignant.

Sept jours s’étaient écoulés depuis. Sept jours à manger des insectes et à récolter la rosée matinale. L’intention de Kattir devait être de donner une bonne leçon à la jeune fille, espérant sans doute que, cette fois, elle la retienne. Cela devenait pourtant long, dangereux même.

La nouvelle lune approchait : d’ici quelques nuits, la plaine aride se remplirait de brume et les démons s’y déverseraient. Elle avait beau être une guerrière très douée, elle n’avait aucune chance de s’en sortir indemne. Il fallait qu’elle rentre rapidement ! Un calcul vite fait : une nuit et demie de marche était nécessaire pour rejoindre le village. L’ombre, qui se vautrait sur le sol en direction de Passage, semblait l’inviter à se mettre en marche. C’est cependant vers la morsure du soleil que la flèche menait. Soleil qui ne tarderait pas à la réduire en cendre si elle suivait l’invitation. Elle pouvait partir de nuit, mais jusqu’où irait-elle avant que le matin ne la cueille ? Il lui fallait une tortue improvisée. Son regard se posa sur l’arbre. Il pouvait fournir le matériel, mais la démarche était risquée. Un coup de vent, une fragilité dans le montage, et la jolie noctambule se retrouverait grillée.

Sentant la pression monter et n’ayant pas vraiment d’autre perspective, elle se mit à récolter de jeunes branches, les plus flexibles. Elle consacrait ses fins de nuits à tisser les brins entre eux, bien serrés, y mettant toute l’application dont on sait faire preuve lorsque sa vie en dépend.

Au bout de deux nuits de labeur, le résultat n’était pas probant... Tout juste une ombrelle qui n’empêcherait pas ses jambes de roussir. La jeune fille entreprit donc de cueillir les feuilles les plus grandes pour créer un rideau végétal qu’elle fixa à l’ombrelle. C’était une idée ridicule ! Elle le savait : sa tortue farfelue ne tiendrait pas dix minutes dans le désert. Mais que pouvait-elle faire d’autre ? Attendre la mort en se tournant les pouces ?

Pourquoi Kattir l’avait-elle abandonnée ? Intérieurement, elle espérait que tout ceci n’était qu’une farce absurde et qu’il allait arriver pour la ramener au village. Le temps restant avant la première nuit d’offense ne laissait pas de doute : le village aurait besoin du chef pour diriger les opérations... La petite noctambule était bel et bien seule.

Le lendemain constituait la dernière limite pour espérer survivre à cette punition qu’elle commençait à regretter amèrement. Elle se reposerait la moitié de la journée et partirait ensuite sous le soleil ardent. La tortue de fortune aura ainsi plus de chance de tenir qu’après avoir subi les désagréments d’une nuit de marche dans le désert.

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Eulalie
Posté le 11/11/2020
Salut Mawie,
c'est un début prometteur. J'ai envie de lire la suite. Je trouve ta façon d'écrire fluide et agréable. J'ai la sensation que ton univers est dense et riche et j'hésite un peu à te faire plus de commentaire (notamment sur le fond) sans en savoir plus. J'ai envie de découvrir d'abord et de spéculer ensuite.
A bientôt j'espère.
Eulalie
Mawie
Posté le 11/11/2020
Bonjour Eulalie !

Merci pour ce commentaire. Je publie la suite et au plus vite et je serais ravie de recevoir le fruits de tes spéculations !

A bientôt.
Mawie
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