١ – Une lettre, une dette.

Par Ardichi

Puisqu’il faut bien débuter le récit quelque part, je pense que Turtûsha fut le point de départ. 

J’avais neuf ans lorsque mon père décida d’émigrer de Narbonne. Les razzias sur les côtes du sud de la Francie occidentale s’intensifiaient. Mon père craignait des représailles. Non du gouverneur de Narbonne, car ses talents de scribe lui valaient les bonnes grâces de la noblesse, mais d’un zélé religieux, ou d’une population lasse de la présence musulmane à leurs côtés. Nous avions tout laissé. Nos familles, nos biens, notre maison. La route par la mer était longue et dangereuse. Il choisit le premier bastion musulman au sud des Pyrénées. Peut-être ne voulait-il pas s’éloigner plus que nécessaire de nos origines… 

La première chose qui me frappa, en arrivant, fut la chaleur. Pourtant, Narbonne était réputée pour ses étés étouffants. Le grand fleuve de l’Èbre, lui aussi, m’impressionna. Il était large, calme, presque majestueux. Je fus surpris par les couleurs, qu’il s’agisse des habitations ou des tenues vestimentaires. Tout y était plus coloré, plus vivant. Les murailles blanches du château contrastaient avec celles, grises et ternes, de Narbonne. Et la mosquée... c’était la première fois que j’en voyais une. Imposante, lumineuse, elle pouvait accueillir bien plus de fidèles que les chapelles que je connaissais. Elle comptait à l’origine trois nefs, avant d’être agrandie à cinq sous l’impulsion du calife autoproclamé de Cordoue, ‘Abd al‑Rahmân ibn Muhammad⁹. Les gens y priaient ensemble, l'imam récitait à haute voix. Moi, je n’avais connu jusque-là que la prière en cachette, à la maison. 

J’eus quelques difficultés à m’adapter. Si j’étais la risée des jeunes Francs avant, je l’étais tout autant des jeunes Andalous, ici. Mais le fait d’avoir une religion en commun aidait à l’intégration. Je ne me fis pas beaucoup d’amis, plutôt des connaissances. Quelques Andalous que je croisais à la sortie de la mosquée. Un Juif, qui venait régulièrement faire les courses pour son père commerçant. Et un Mozarabe, originaire de Béziers. Il était celui avec qui je passais le plus de temps. Sans doute parce que nous avions plus en commun qu’avec le reste de nos fréquentations. On jouait avec un vieux tissu roulé en boule. On le frappait de nos mains ou de nos pieds. Un jeu indémodable, joué un peu partout dans le monde d’après ce que j’ai vu. Il avait encore de beaux jours devant lui. Mais c’était occasionnel car mon temps était consacré au travail. 

Aussitôt arrivés, mon père investit dans un atelier, et nous reprîmes nos plumes et nos cuirs. Le premier ouvrage que j’écrivis seul, intégralement, fut un mushaf¹⁰. Mon père en fit cependant la couverture. Sans le vouloir, j'avais mémorisé le Coran à ce moment-là, vers mes dix ans, lors de son écriture. 

Pardonnez-moi je digresse. Je ne suis pas écrivain. J’ai passé ma vie à copier, à la lettre ou à la virgule près, les mots des autres. Mais c’est la première fois que je pose les miens sur le papier. J’ai beaucoup de choses à raconter, et bien peu d’encre de vie pour le faire. Soyez indulgents avec le vieil homme que je suis devenu. 

J'avais quinze ans lors de mon premier voyage. Six mois plus tôt, mon père avait reçu une missive de Narbonne. Un cavalier franc, aux yeux bleus et à la barbe claire, avait traversé la ville jusqu’à notre boutique. Il portait un sauf-conduit scellé et une requête. L'écriture était soignée, latine, tracée avec plus de soin que de grâce. C’était le vicomte Odon¹¹ de Narbonne ou plutôt, ses hommes, car je doutais qu’un seigneur tienne lui-même la plume. Il demandait une copie traduite d’un ouvrage de médecine, un traité grec que mon père connaissait partiellement mais qui était aisément accessible en arabe. 

Odon connaissait mon père. Avant de devenir vicomte, il venait souvent seul à la boutique, parfois accompagné, pour faire écrire à mon père ce qu'il lui dictait. Il repartait avec ses messages, soigneusement roulés dans des papiers de la taille d’un pouce. Mon père ne m’a jamais dit ce qu’il écrivait dessus. C’était sans doute confidentiel... ou peut-être trop délicat si c'était répété par la bouche d'un enfant. Lorsqu’il apprit notre départ, il aurait tenté de nous retenir. Mon père disait qu’il était sincère. Mais un noble sans terres ne pouvait protéger un homme contre les rumeurs liées à son sang. 

Nous nous mîmes à la tâche dès le lendemain. Je me souviens encore de ce matin-là. Le soleil n’était pas encore levé lorsque mon père s’installa à l’atelier. L’air était frais. Nous avions laissé la porte entrouverte pour laisser passer la brise marine et la lumière naissante. Sur la table basse, l'ancien manuscrit reposait. Mon père le feuilleta avec précaution. C’était un petit traité d’Hippocrate¹², traduit en arabe un siècle plus tôt, peut-être deux, sur la fièvre et ses traitements. Les marges étaient couvertes d’annotations grecques, latines, syriaques, et même de quelques mots en hébreu. Chaque génération de médecins ou de savants y avait laissé une trace, un commentaire, une rectification. 

Il me tendit le premier feuillet de parchemin et me demanda d’y tracer les lignes. Je n’avais jamais vu mon père aussi concentré. Son attitude me fit comprendre que je n’avais pas le droit à l’erreur. Je pris la pointe sèche et la règle en bois de noyer. Je traçais les lignes invisibles, effleurant la surface polie du parchemin, guidé par la lumière grise de l’aube. 

Puis vint l’encre. Mon père la prépara lui-même, comme toujours, avec de la suie noire de lampe, un peu de gomme arabique et quelques gouttes d’eau de rose. Il touilla le mélange jusqu’à obtenir un noir dense, liquide et épais. L’encre sentait la résine et le charbon. Il en testa la fluidité sur un éclat de parchemin avant de hocher la tête. Il tailla ensuite son calame. Chaque lettre, disait-il, devait naître de la plume. Elle ne devait jamais y mourir. Il enleva un copeau minuscule, vérifia la pointe, fit un essai : la lettre A était nette, le C élancé, le S fluide. 

Puis il se mit à écrire. Je l’observais. Il trempait la plume toutes les trois ou quatre lignes, veillait à l’inclinaison exacte du calame, posait chaque lettre avec une maîtrise silencieuse. Parfois, il s’interrompait, fermait les yeux, récitait mentalement la suite du texte avant de reprendre. Il écrivait à la lumière du matin, puis sous la lampe à huile lorsque la nuit tombait. Certains jours, il me dictait des passages pour vérifier ma prononciation et renforcer ma mémoire. Je répétais les phrases d’Hippocrate jusqu’à en rêver la nuit. Au bout de six semaines, le manuscrit fut entièrement copié. 

Vint alors la reliure. Nous pliâmes les feuillets en petites sections de quatre pages. Nous les pressâmes sous un poids de pierre pour les aplatir, puis nous cousîmes les bords avec du fil de lin. Mon père perça les trous, moi je passais le fil, tirant jusqu’à ce qu’il chante contre le parchemin. Il vérifia chaque couture, ajusta la tension du fil, vérifia encore.

Pour la couverture, il choisit deux planchettes de bois d’olivier, qu’il recouvrit d’un cuir brun tanné. Il le fit chauffer légèrement pour le ramollir, puis le tendit sur le bois avant de le clouer avec de petites pointes de cuivre. L’odeur du cuir chauffé se mêlait à celle de la colle, forte et piquante. Enfin, il grava à l’outil la mention du titre sur la tranche : « Le Livre de la Fièvre et des Maladies »¹³. Il ajouta une languette de cuir, fermée par un lien enroulé autour d’un petit bouton d’os. 

Lorsque ce fut terminé, il resta un instant silencieux, contemplant l’ouvrage, puis dit que nous venions d’offrir à ce livre un nouveau corps. « Puisse-t-il porter la guérison et non la mort. » 

Je passais la main sur la couverture. Sa surface était rugueuse, mais je sentis sous mes doigts la force de notre travail, la mémoire d’Hippocrate, la main de mon père et un peu de moi-même. C’était bien plus qu’un livre. C’était un morceau de nous, promis à un autre monde. Il ajouta quelques feuillets dans l’ouvrage. C'étaient les avancées médicales connues en Andalousie. Après tout, ce livre avait été rédigé plus d’un millénaire auparavant...

Il le referma et plia un tissu pour le couvrir. Il me tendit le livre. Je compris que c'était désormais ma responsabilité de le remettre en main propre au vicomte. J'eus du mal à dormir cette nuit-là. J'appréhendais la route, et surtout de retrouver ma ville natale. 

Au matin, ma mère prépara mes bagages. Elle ne pleurait pas, mais je ressentais sa peine. Mon père me donna un dinar et quelques dirhams. Il me conseilla de parler peu, et de ne pas fourrer mon nez dans ce qui ne me regardait pas. Il ajouta que je devais changer de vêtements dès mon arrivée en terre chrétienne, et de m’habiller comme je le faisais dans mon enfance à Narbonne. Pour finir, il me donna un poignard pour me défendre sur la route... ou pour couper du pain comme lui rappela ma mère. Il me tapa la poitrine, il ne laissait rien paraître, et me dit de lui faire honneur.

C’était l’heure. Il était temps de partir. Je quittai la ville peu après la prière de l’aube, laissant derrière moi la haute forteresse de la Zuda, ses murailles épaisses et la grande mosquée que j’aimais tant. Les rues dormaient encore, à peine troublées par le pas d’un garde ou l’appel tardif d’un muezzin.

Je marchais, le sac au dos, la gourde d’eau fraîche à la hanche. Les dernières maisons s’effaçaient déjà dans la brume de l’Èbre. Je me retournai une dernière fois. Turtûsha me semblait à la fois mienne et étrangère. J’y avais connu la faim, la peur, la honte parfois, mais aussi la douceur du pain chaud de ma mère au petit matin et l’odeur du cuir tanné dans l’atelier de mon père. 

Je suis né à Narbonne, mais Turtûsha fut ma ville d’enfance. Peut-être est-ce cela grandir, laisser derrière soi plusieurs maisons sans jamais se sentir tout à fait chez soi. Je pris la route vers le nord. Là-bas, disait-on, m’attendaient les Francs et leur nouveau roi monté sur le trône, les prêtres au latin grave, et un seigneur qui espérait trouver la guérison dans les mots d’Hippocrate. 

Je n’étais qu’un messager, un copiste, un fils. Mais en ce matin de départ, j’étais aussi un voyageur. Et nul voyage n’est trop petit pour changer un homme.

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RosePernot
Posté le 04/07/2025
Beau début d’intrigue ! On peut suivre le chemin de la création d’un livre, à partir d’un ancien, avec patience et application. Je pense que l’émotion provoquée par la création de livre, peut être comparé à celle de l’écrivain qui finit son oeuvre. On est heureux du travail accompli, et surtout animé d’une émotion de fierté, de compréhension presque de l’ouvrage. En tout cas c’est un beau début d’action, et j’ai hâte de suivre l’aventure de ce jeune garçon, chargé d’une tâche de la plus haute importance. Toujours d’aussi belles description ;-)
Belle continuation, et merci encore pour tes encouragements
Ardichi
Posté le 07/07/2025
Coucou Rose !

Merci beaucoup pour ton beau retour.

C'est vrai que l'émotion doit être quasiment similaire entre un copiste/relieur et un écrivain une fois le travail accompli.
Je pense que cela s'applique à toute chose entreprise avec cœur, même minime, une fois l'œuvre terminée. Comme les peintres ou les musiciens.

J'espère que tu n'es pas trop happée par l'aventure, je ne sais pas quand j'écrirai la suite. Mon intention était surtout de poser les fondations du projet, avec une structure alternant un chapitre descriptif puis des chapitres narratifs.
Je retourne à mes silences avec Layla et Ahmad, ils me manquent ;p

Merci à toi surtout pour ton soutien et tes encouragements.
Très très belle continuation à toi !
RosePernot
Posté le 07/07/2025
Aucun problème, moi aussi les silences de Layla et Ahmad me manquent. Et puis la patience est l’art d’espérer ;-)
Belle continuation !
Ardichi
Posté le 07/07/2025
C'est beau ce que tu viens de dire : la patience est l’art d’espérer.

Heureux de savoir que Layla et Ahmad te manquent ;)
Ça me motive encore plus à écrire la suite. En vrai, j’ai écrit le chapitre suivant, j’ai essayé certaines choses, mais le résultat n’était pas au rendez-vous, donc il faut que je recommence x)

J’espère que ce sera écrit cette semaine.
Belle continuation à toi aussi !
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