Arthur, Léonie, Basile et Félix se tenaient devant les hautes grilles de la maison de l’apothicaire, à califourchon sur leurs vélos immobiles, et regardaient vers le jardin, intrigués.
Sur le perron de la grande maison, devant la porte d’entrée entrouverte, Élise était débout, le visage et les paumes levés vers le ciel qui commençait déjà à s’assombrir, et se balançait, de droite à gauche, en tournant lentement sur elle-même. Lorsque sa danse étrange la menait face à eux, ils pouvaient voir sur son visage un sourire extatique. On aurait dit, peut-être, qu’elle laissait la pluie couler sur elle et l’inonder. Mais il y avait des jours que pas une goutte n’était tombée.
Tous les quatre, sans prononcer un mot, ne savaient pas s’ils avaient envie de rire ou de partir sur-le-champ. Le comportement d’Élise, en réalité, leur faisait un peu peur. Il y avait déjà plusieurs minutes qu’ils la regardaient faire, indécis, sans même échanger un regard entre eux. Ils n’osaient pas se manifester de peur, surtout, de mettre Élise mal à l’aise si elle s’apercevait qu’ils l’avaient surprise.
Mais Léonie, tout de même, s’avança un peu plus vers la grille. Elle semblait inquiète. Elle saisit un barreau, approcha son visage au plus près et s’écria :
« Élise ! »
Élise ne s’arrêta pas de danser. Elle ne semblait pas avoir entendu. Léonie répéta son appel et Basile se joignit à elle, mais ils ne parvinrent pas à la faire ciller.
Léonie adressa un coup d’œil embarrassé aux trois autres, qui étaient restés en retrait. Sous leurs regards désapprobateurs et nerveux, elle attrapa de nouveau l’un des barreaux de la grille et le poussa. Il y eut un grincement, long et strident, et Élise continua de tourner, radieuse.
À présent que la grille était ouverte devant eux et que pour autant la foudre ne s’étaient pas abattue sur eux, les garçons parurent plus enclins à suivre Léonie dans le jardin. Ils avancèrent lentement, de peur de brusquer Élise. Mais même lorsqu’ils arrivèrent aux pieds des quelques marches de pierres qui menaient au perron, où elle tournait encore, elle ne s’intéressa pas à eux.
Léonie, là encore, fut la première à poser le pied sur les marches. Elle s’approcha d’Élise, tout doucement, en disant son nom à voix basse et calme. Elle tendit une main, qu’elle n’osa pas encore avancer jusqu’à la jeune fille.
« Élise ? » répéta-t-elle d’une voix douce.
Et comme Élise ne l’entendait toujours pas, elle attrapa délicatement son bras. D’abord, Élise ne réagit pas. Puis, comme Léonie la serrait un peu plus fort, son sourire s’affaissa quelque peu et il leur sembla que ses sourcils se fronçaient. Les trois autres, en voyant Léonie la toucher, étaient montés à leur tour.
Très vite, le visage halluciné d’Élise se décomposa. Elle cligna des yeux, plusieurs fois, puis les écarquilla, et ses mains s’abaissèrent, retombèrent le long de son corps raide. Elle eut comme un sursaut en apercevant Léonie qui la tenait toujours, Arthur qui avait les bras légèrement avancés vers elle, prêt à la rattraper si jamais elle tournait de l’œil, et les deux frères qui se tenaient derrière eux, l’un contre l’autre, ahuris.
Elle les regarda pendant une seconde, perplexe, puis elle leur adressa un sourire amical.
« Salut », leur dit-elle, joyeuse.
Ils ne lui répondirent pas et ne songèrent même pas à le faire. Élise ne semblait pas avoir la moindre conscience de l’étrangeté de ce qui venait de passer. Elle les regardait d’un air à la fois incrédule et amusé, ne comprenant pas leurs mines abasourdies.
« Qu’est-ce que vous faites là ? » leur demanda-t-elle, sans se défaire de son sourire aimable.
Basile leva vers son grand frère un visage déconcerté, attendant peut-être de lui qu’il fasse quelque chose. Alors Félix, aussi terrifié que les autres, répondit pour eux :
« On est venu pour voir ton grand-père. Il est là ? »
***
Martin savait, pour l’avoir entendu de Félix, qu’en longeant le mur qui entourait la propriété il atteindrait une autre grille, plus petite, qui lui donnerait une vue dégagée sur l’arrière de la maison. Il marcha, sans se presser, en restant à distance respectable du haut mur de pierres. L’herbe se fit plus haute autour de ses pieds, lorsqu’il bifurqua et quitta le côté de la muraille qui faisait face à la route. Il se sentait dans un avant-goût du règne de la forêt. Les arbres étaient de plus en plus proches de lui, de plus en plus serrés les uns contre les autres. Ils formaient comme un entonnoir, devant lui, semblaient vouloir le forcer à marcher toujours plus près du mur, l’attirer dans un piège qui le guidait vers l’arrière de la maison, malgré lui. Pourtant, c’était ses propres pas qui l’y menaient, et même s’il se sentait de plus en plus nauséeux il ne songea pas à s’enfuir.
L’obscurité était de plus en plus dense autour de lui. Le haut mur et les arbres gigantesques aidaient les nuages à masquer un soleil pâle. Lorsqu’il eut atteint le dernier mur, celui de derrière, il ne voyait plus grand-chose. Il repéra rapidement la grille, cependant, et avança résolument vers elle, quoique d’un pas de plus en plus lent.
La première chose qu’il aperçut, à travers les barreaux rouillés de cette petite grille que plus personne ne semblait entretenir, fut le petit porche qui surmontait une porte étroite. Il le reconnut aussitôt, non pour l’avoir déjà vu, mais pour en avoir entendu parler.
C’était là, lui avaient raconté Félix et Léonie, qu’ils s’étaient réfugiés tous les deux, après qu’Élise les aient tous invités à entrer. Elle leur avait dit que son grand-père n’était pas là et ils ne voyaient pas bien quel intérêt ils auraient eu à rentrer avec les autres dans ces conditions. D’autant plus que la scène à laquelle ils venaient d’assister, cette transe dans laquelle ils avaient trouvé Élise, les avait chamboulés et ne leur avait pas donné envie de pénétrer avec elle dans cette maison de fous. Et puis ils avaient aussi eu envie d’être tous les deux.
Martin, immobilisé devant la grille, les imagina s’embrasser sous le porche à la tombée de la nuit, heureux, inconscients de ce qui se passait derrière le mur contre lequel ils s’appuyaient.
De là où il se trouvait, il ne pouvait pas voir la toute petite fenêtre, creusée dans le mur latéral de la maison, masquée par l’angle. C’était sûrement mieux ainsi. Il ne savait pas s’il aurait pu supporter de la voir. C’est pourquoi il ne songea pas à refaire le tour de la maison pour aller demander aux nouveaux propriétaires l’autorisation d’aller jeter un coup d’œil. Il s’éloigna de la grille, jeta un dernier regard vers le porche et s’en alla, à pas rapides cette fois.
***
Élise avait invité tout le monde à entrer. Son grand-père était sorti, les avait-elle prévenus, mais il n’allait pas tarder à revenir du magasin. Un client de dernière minute avait dû le retarder. Elle leur avait proposé d’entrer pour l’attendre et aucun d’eux n’avait osé décliner. Ce n’est qu’en rentrant dans la cuisine, qu’ils connaissaient déjà, qu’ils réalisèrent que Félix et Léonie avaient disparu encore une fois. Arthur et Basile, un peu agacés, ne remarquèrent pas la moue déçue qui passa rapidement sur le visage d’Élise.
« Qu’est-ce que vous voulez à mon grand-père ? leur demanda-t-elle, en leur faisant signe qu’ils pouvaient s’asseoir s’ils le voulaient.
-C’est au sujet d’une plante », répondit Arthur, évasif.
Élise eut un petit rire.
« Alors vous vous adressez à la bonne personne, leur assura-t-elle. Mon grand-père sait tout ce qu’il est possible de savoir sur les plantes. Encore plus que les autres apothicaires, je veux dire.
-Ah oui ? » fit Basile, content.
Il était visiblement fier d’être celui qui avait eu l’idée brillante de s’adresser au vieil homme. Élise acquiesça.
« Oui, dit-elle. Il passe tout son temps à travailler avec des plantes. Même quand il n’est pas au magasin. Il a tout un laboratoire, là-haut. Il y passe des heures. »
Basile ouvrit de grands yeux intrigués.
« Vous voulez voir ? leur proposa aussitôt Élise. Je n’ai pas vraiment le droit d’y aller et encore moins d’y faire rentrer des gens, mais on pourra rester à la porte. Juste pour que vous voyiez de quoi ça a l’air. »
Basile s’empressa d’accepter sa proposition d’un vigoureux hochement de tête, avant qu’Arthur n’ait le temps de dire quoi que ce soit. Maintenant qu’Élise semblait de nouveau elle-même, il n’était plus du tout inquiet. Elle sourit, heureuse de les avoir intéressés, et leur fit signe de la suivre en passant devant eux. Elle les fit sortir de la cuisine et les guida vers un vieil escalier de bois étroit, dont ils gravirent en hâte plusieurs étages. Au fond d’un couloir sombre, dont le sol de moquette étouffait leurs pas, Élise alla droit vers une porte close et attendit qu’ils soient près d’elle pour l’ouvrir.
Ils furent d’abord saisis par la chaleur étouffante et par un nuage de vapeurs qui les prit à la gorge. Ils furent tous trois secoués d’une brève quinte de toux, qui fut aussitôt suivie d’un cri de stupeur qui résonna dans la pièce.
« Grand-père ? » s’exclama Élise, déconcertée.
Face à eux, assis sur un haut tabouret devant un large plan de travail, l’apothicaire s’était tourné vers eux, une main sur la poitrine, affolé. Les reconnaissant, il eut un rire.
« C’est vous, dit-il. Je ne vous avais pas entendus monter.
-Je croyais que tu étais encore à la boutique, fit Élise. C’est drôle, je ne t’ai pas vu rentrer. J’étais dehors, pourtant. Tu es passé par derrière ?
-Non, répondit son grand-père. Par devant, comme d’habitude. »
Basile et Arthur, perplexes mais n’osant pas intervenir dans la conversation, imaginèrent le vieil apothicaire rentrer chez lui et passer tranquillement devant sa petite fille, hallucinée sur le perron, puis aller s’enfermer dans son laboratoire en la laissant ainsi.
« Entrez ! les invita chaleureusement le grand-père en se levant, les bras ouverts, un grand sourire aux lèvres. Vous tombez à merveille ! »
Il les laissa s’avancer timidement dans la pièce suffocante, puis les contourna, tout sourire, pour aller vers une petite table où trônait une bouilloire électrique.
« Je bois toujours du thé en travaillant », leur expliqua-t-il en ouvrant l’appareil pour y verser l’eau d’une bouteille.
Il actionna la bouilloire, se tourna encore vers eux pour leur sourire puis fouilla un instant parmi le bric-à-brac d’objets en tout genre qui étaient éparpillés partout où c’était possible. Quand il eut mis la main sur quatre petites tasses d’un vieux service en porcelaine fleurie, il fit de la place sur la table, près de la bouilloire, pour les y installer.
« Et il faut toujours faire du thé pour les invités d’honneur », poursuivit-il avec un clin d’œil.
Basile, amusé, lui rendit un sourire et, tandis qu’il continuait de s’affairer, regarda autour de lui, fasciné par tout ce qu’il voyait.
« Vous arrivez au bon moment, leur dit le vieil homme. Je viens tout juste de finaliser un grand projet. Celui dont je t’ai un peu parlé », précisa-t-il à l’adresse de sa petite-fille.
Élise fit un signe de la tête pour lui signifier qu’elle voyait de quoi il parlait.
« Maintenant que c’est au point, je vais pouvoir t’expliquer de quoi il s’agit. Et puisque vous êtes là, les garçons, vous allez pouvoir l’entendre aussi. Après tout, je suis certain que vous le méritez. »
Basile l’écoutait, très attentif, tout en parcourant des yeux, sur les innombrables étagères encombrées, les flacons, bocaux et récipients en tout genre, sur lesquels étaient collées des étiquettes clamant des noms barbares. Il s’intéressa, longuement, à chacun des instruments en verre dont il ne parvenait pas à comprendre l’utilité. Il entendit la bouilloire siffler dans son dos, puis le glougloutement de l’eau lorsque le grand-père remplit les quatre tasses. Il se retourna en le sentant s’approcher de lui. Il prit la tasse qu’il lui tendait en souriant. Arthur et Élise avaient déjà la leur entre les mains. Ils prirent tous les trois une gorgée et prirent un air satisfait pour faire plaisir au grand-père qui guettait leur réaction. Il eut une mine réjouie et s’en alla prendre sa tasse, restée sur la petite table. Basile crut que cela venait de lui, qui n’avait jamais pu supporter le thé, mais devina que les autres, qui avaient pincé leurs lèvres et leurs paupières, trouvaient eux aussi que le breuvage était beaucoup trop amer.
« Vous ne me demandez pas quelle découverte j’ai faite ? dit le grand-père, tout excité.
-Si ! » répondit aussitôt Basile, qui ne cachait pas sa curiosité, en reprenant son inspection du laboratoire.
Arrivé au bout des étagères, tout près du plan de travail où était affairé l’apothicaire avant leur arrivée, il eut une grimace. Il y avait là des dizaines des bocaux remplis de liquides troubles, dans lesquels il devinait les silhouettes recroquevillées de ce qui ressemblait à des rongeurs ou à de petits oiseaux. Un peu plus loin, dans des cages cette fois, il y avait d’autres animaux. Il mit plusieurs secondes à comprendre que ceux-là étaient bien vivants. Leurs yeux étaient grands ouverts, la poitrine se gonflant et s’abaissant régulièrement, tranquillement, mais le reste du corps était parfaitement immobile. Cette image en appela une autre, quelque part dans son cerveau. Le corps alourdi par la chaleur moite du laboratoire, la tête enfumée par les vapeurs blanches qui s’échappaient en volutes des instruments étranges, il lui fallut longtemps pour se souvenir de Jules. L’image le quitta bientôt. Il n’avait pas envie d’y réfléchir et la laissa s’échapper de son crâne. Il se sentait bien dans cette pièce étroite, bercé par la voix enthousiaste et bienveillante du grand-père, qui leur parlait avec fierté de sa découverte.
« Puisque vous êtes tous là, leur disait-il, vous allez pouvoir m’aider. »
Arthur, les paupières pesantes, alla s’appuyer contre un mur.
« D’accord, dit-il. Qu’est-ce qu’on doit faire ?
-Absolument rien, répondit le grand-père. Je m’occupe de tout. La démonstration a commencé depuis que vous avez commencé à boire votre thé. À présent, nous n’avons plus qu’à attendre. »
***
Il avait fallu bien du courage à Martin pour parvenir à retourner au cimetière. Il était resté longtemps devant la grille grande ouverte, les mains dans les poches, la moue indécise, avant de faire un premier pas sur les gros graviers blancs. Il avait avancé lentement entre les tombes, avait eu un coup d’œil rapide pour celle de la boulangère, où flamboyaient de nouveaux bouquets. Celle qu’il était venue voir malgré lui était tout au fond du cimetière, lui avait-on indiqué, et il ne savait pas si c’était mieux ou pire ainsi. S’il était heureux d’avoir à marcher encore longtemps avant de l’atteindre, ou s’il aurait préféré ne pas avoir à parcourir ce long chemin de tourments. Quoi qu’il en soit, il parvint au fond du cimetière.
La tombe de son petit frère était dans un coin, entourée sur deux côtés par des murs de pierres. Des feuilles, arrachées aux arbres qui entouraient le cimetière, s’y étaient posées et étaient restées là depuis le début de l’hiver. Martin, le corps soudain raidi, ne parvint pas à se pencher pour les chasser. Il resta très droit, les poings toujours fermement enfoncés dans les poches de son long manteau, le regard fixé sur le nom gravé dans la pierre. Il ne restait plus grand-chose de la peinture dorée qui en avait autrefois fait briller les lettres soignées. Il n’y avait pas de fleurs, seulement des buissons résistants, qu’on pouvait laisser là plus longtemps sans avoir à les entretenir trop régulièrement. Dans un coin, une petite plaque de marbre délivrait quelques vers brefs, attention supplémentaire souvent offerte aux enfants morts.
Au centre de la stèle, sous le nom terni, quelqu’un, vingt ans plus tôt, avait voulu que fut placé un médaillon sous verre, sur lequel apparaissait la photographie du petit visage souriant qu’on ne distinguait plus que très mal.
***
Colin avançait lentement le long du mur, soucieux d’être le plus silencieux possible. Il ne craignait pas trop d’être vu, puisqu’il faisait déjà presque nuit et que l’ombre des arbres autour de lui finissait de le rendre invisible. De plus, il savait qu’en passant par derrière il limitait les risques d’être vu des autres. Il avait vu la petite-fille de l’apothicaire leur faire signe de rentrer à l’intérieur et il pensait avoir la voie parfaitement libre.
Il fut tout surpris de voir les silhouettes de Félix et Léonie surgir devant lui, tout à coup, lorsqu’il atteignit la petite grille de derrière. Il les croyait à l’intérieur avec les autres. Il hésita mais il comprit vite qu’à se regarder dans le blanc des yeux ils ne voyaient plus rien autour d’eux. Il se risqua à passer une main par-dessus la petite grille pour l’ouvrir. Il y eut un très léger déclic et la grille, à sa grande satisfaction, ne grinça pas quand il la poussa. Il entra dans le jardin et alla se plaquer contre le mur pour avancer dans son ombre, tout doucement. Félix et Léonie, trop occupés à se bécoter, ne remarquèrent absolument rien. Il marcha avec le plus grand soin, habitué qu’il était à suivre ces quatre-là sans jamais être vu ni entendu.
Quand il se fut assuré qu’il avait bien dépassé l’angle du mur de la maison contre lequel se tenaient Félix et Léonie, et que par conséquent ils ne pouvaient plus le voir, il quitta l’abri de la muraille et courut vers la maison. Il se plaça sous une petite fenêtre éclairée, hautes de plusieurs étages, qu’il venait de remarquer. Il repéra aussitôt les irrégularités dans le mur qui pourraient l’aider à grimper jusqu’au rebord de la fenêtre, ainsi que la gouttière, juste à côté, et n’hésita pas. Il n’eut aucun mal à atteindre le carreau et, dès qu’il eut affermit sa prise, il s’empressa de regarder à l’intérieur de la maison.
Il n’en revint pas de sa chance quand il vit qu’il était tombé pile sur la pièce dans laquelle tout le monde s’était regroupé. Les deux autres étaient là, avec l’apothicaire et sa petite-fille. Il vit tout de suite qu’il y avait quelque chose d’étrange dans la scène qu’il avait sous les yeux. Une sorte de vapeur épaisse ternissait la vue qu’il avait de la petite pièce, par ailleurs très mal éclairée. Il devina tout de même des silhouettes d’animaux morts, dans de grands bocaux, et tout un attirail de savant fou de mauvais film. Arthur était appuyé contre un mur, Élise se tenait à une étagère et Basile, debout au milieu de la pièce, dodelinait de la tête. Pourtant, ils semblaient tous pendus aux lèvres du grand-père, qui remuaient en continu. Colin parvint à pousser un peu le carreau de la fenêtre et la voix douce du grand-père résonna, étouffée, jusqu’à lui.
« Ça fait dix ans, que j’y travaille, disait-il en regardant les trois autres avec un sourire ému. N’est-ce pas Élise ? Tu m’as pour ainsi dire toujours vu y travailler. Depuis que tu es ici, en tout cas. C’est pour toi, tout ça. Je ne t’ai rien révélé jusqu’à aujourd'hui pour ne pas gâcher la surprise. Je ne voulais te mettre dans la confidence qu’une fois le projet abouti. Tu vas adorer, j’en suis sûr.
-Qu’est-ce que c’est ? fit la voix d’Élise, qui sembla à Colin un peu pâteuse. Qu’est-ce que tu as découvert ?
-Dans le fond, rien de nouveau, répondit le grand-père. La Calea est connue depuis longtemps, je n’ai fait que multiplier, et surtout maîtriser ses effets. Mais ça m’a quand même pris des années.
-La quoi ? dit une toute petite voix, que Colin attribua à Basile.
-Une plante d’Amérique. On l’appelle aussi Herbe à Rêves. J’ai réussi à en tirer un produit époustouflant.
-Et qu’est-ce qu’il fait ce produit ?
-Il fait rêver. Des rêves très particuliers. De belles choses, uniquement. Et contrairement aux rêves ordinaires, ils ne nous font pas le malheur de s’arrêter. La vie entière est un beau rêve. »
Il s’approcha d’Élise, dont la tête reposait à présent sur le rebord d’un étagère, et lui caressa doucement la joue.
« C’est merveilleux, n’est-ce-pas ? Bien sûr, il faut faire très attention à qui on y invite. Tout le monde ne le mérite pas. Mais tous les trois, vous êtes des innocents. Vous, vous méritez de rêver pour toujours. Vous ferez de parfaits premiers colons pour le Grand Rêve. »
Il s’avança vers Arthur, prit son visage bringuebalant entre ses doigts osseux, l’examina un instant, l’œil expert. Il parut satisfait et laissa le garçon appuyé contre le mur. Puis il avisa Basile, qui tanguait au milieu de la pièce.
« Bien sûr vous garderez tout de même un lien avec le réel, poursuivit-il en s’éloignant d’eux quelques instants. Je n’ai rien pu contre cela. Après tout je ne suis pas magicien. Je ne peux pas empêcher vos yeux de voir ni vos oreilles d’entendre. »
Il s’empara d’une chaise, près de la porte, et revint vers Basile. Il l’attrapa délicatement par les épaules, l’aida à s’asseoir.
« Ça a été vraiment très long, vous savez. Dix années entières. Mais j’ai persévéré. Depuis le jour où ce chauffard a tué ma fille et mon gendre, je me suis consacré corps et âme à ce beau projet. Pour pouvoir au moins sauver ma petite-fille. Et vous deux aussi, petits veinards ! »
Il eut un rire tandis qu’il s’assurait que Basile, qui se laissait faire calmement, était bien assis.
« J’ai longtemps cru que je n’y arriverais jamais. Mais il y a quelques mois, j’ai pu commencer à pratiquer les premières expérimentations sur des êtres vivants. À partir de là, tout est allé très vite, j’en ai été tout étonné moi-même. J’ai commencé avec de petits animaux, en laissant des miettes de pain imbibées de mon produit un peu partout dans le jardin et en en versant dans la vasque aux oiseaux. Les premiers temps, je n’ai retrouvé que des cadavres. Tu te souviens, Élise ? Il y en avait plein le jardin à une période. On en ramassait plusieurs par jours. Ça m’a fichu un coup, vous pouvez me croire. »
Il alla chercher une seconde chaise, la plaça près de cette de Basile et s’avança vers sa petite-fille pour la guider jusqu’à elle.
« Mais très vite j’ai réussi à améliorer ma méthode. Je me suis concentré sur les oiseaux et ils ont été de plus en plus nombreux à répondre parfaitement à mon sérum. En réalité, ce sont plutôt eux les premiers colons. Mais il fallait bien, après tout. Il aurait été irresponsable de ma part de commencer par des humains. Je ne suis pas complètement fou. »
Lorsque Élise fut assise à son tour, il appuya son épaule contre celle de Basile pour s’assurer qu’ils étaient bien stables. Leurs têtes tombèrent l’une sur l’autre.
« Ensuite, poursuivit-il, j’ai continué avec de plus gros sujets. Lorsque l’expérience a fonctionné sur des animaux aussi grands que des chiens, j’ai décidé de passer aux humains. Vous voyez, tout a été fait très consciencieusement. Malheureusement, le premier essai a été un véritable désastre. »
Il s’interrompit un instant, à genoux devant Élise et Basile dont les paupières s’étaient closes. Pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés, son sourire s’affaissa. Une ombre accablée passa sur son visage.
« J’ai été très triste. Vraiment. Je voulais seulement faire quelque chose de bien pour Isabelle. Elle était si gentille. N’est-ce-pas, Élise ? Tu te souviens ? Elle nous a offert des chouquettes parce qu’elle savait qu’on adore ça tous les deux. Elle aurait vraiment eu sa place dans le Grand Rêve. C’est bien dommage… »
Arthur, affaissé contre le mur, émit un grognement. Le grand-père se tourna vers lui.
« La petite de l’hôtel ? dit-il d’une voix si embrouillée que Colin l’entendit à peine.
-Ah, ça… fit le grand-père en haussant des épaules impuissantes. Je n’en sais rien. Ça n’a rien à voir avec mes expériences, en tout cas. Je n’aurais jamais essayé mon sérum sur une enfant avant d’être sûr qu’il était au point. Seulement les enfants tombent malades, parfois. Crois-moi, j’aimerais aussi pouvoir y trouver un sens. »
Il alla vers Arthur, qui parvenait encore, difficilement, à maintenir ses yeux ouverts.
« Ne t’inquiète pas, lui dit-il. Tu peux te laisser faire. Ce n’est pas douloureux. Regarde les autres, ils vont parfaitement bien. Et puis, ça te paraîtra sûrement familier. La substance que j’utilise est très volatile. Depuis le temps que je travaille dessus, les vapeurs ont dû se balader jusqu’aux autres pièces. Élise en a probablement respiré pas mal, en vivant ici. Et vous aussi, quand vous êtes venus l’autre jour. Bien sûr vous n’êtes pas restés longtemps et les effets sont moins puissants que quand le produit est directement ingéré. Mais vous les avez peut-être ressentis ? Des hallucinations, l’impression de ne plus tout maîtriser… C’est fabuleux, n’est-ce-pas ? Et crois-moi, ce n’était qu’un avant-goût. »
Il eut un petit rire.
« Je me suis un peu inquiété pour l’électricienne qui est venue ici il y a quelques jours, pour une petite réparation. Elle n’est pas restée longtemps non plus, mais elle a quand même été un moment dans la pièce d’à côté et elle a dû respirer pas mal de vapeurs, elle aussi. Elle a sûrement passé quelques nuits un peu étranges… Mais tout va bien. Je l’ai aperçue aux funérailles d’Isabelle. Elle avait l’air en forme. »
Il s’éloigna d’Arthur quelques instants, retourna près de son plan de travail où il avait laissé sa tasse de thé encore remplie. Il l’attrapa délicatement, la porta à ses lèvres et but lentement quelques gorgées.
Lorsque Arthur s’effondra tout à coup sur le sol, Colin sursauta avec un cri de stupeur, lâcha la gouttière et tomba.
***
Martin aperçut, depuis le bout du couloir, Félix, Léonie et leur fils qui s’apprêtaient à rentrer dans la chambre. Il les appela de loin et, tandis qu’ils lui adressaient un grand sourire, hâta le pas pour les rejoindre. Léonie, d’une main, serrait l’un de ses bouquets de pivoines contre elle, et de l’autre tenait son fils. Lui-même avait dans sa petite main une feuille de papier et regardait Martin avec des yeux curieux et un peu méfiants. Félix, qui savait qu’il avait prévu d’aller au cimetière en fin d’après-midi, l’interrogea du regard. Martin lui fit signe qu’il allait bien, et Léonie ouvrit la porte.
Arthur était devant la fenêtre, où les infirmières plaçaient souvent sa chaise roulante quand le soir approchait, parce qu’elles avaient remarqué qu’il aimait être là quand le soleil s’apprêtait à se coucher. Basile était dans son lit, tranquille, et Élise était dans son grand fauteuil où elle était si bien.
« Salut vous trois ! » dirent d’une même voix joyeuse Félix et Léonie.
Martin, comme à son habitude désormais, n’osa pas dire ou faire quoi que ce soit. Cette situation était encore trop nouvelle pour lui, il était toujours atrocement mal à son aise dans cette pièce où il était pourtant déjà venu plusieurs fois.
Arthur, Basile et Élise pour leur part, n’eurent évidemment aucune réaction. Élise et Basile, la tête un peu tombante, avaient les yeux vers le sol, impassibles. Le regard d’Arthur était fixé sur le ciel orangé, à travers la fenêtre, mais il ne semblait pas vraiment le voir. Tous trois étaient parfaitement immobiles. Ils clignaient des paupières, de temps en temps, et l’ombre d’émotions vagues, lointaines, passaient parfois sur leurs visages sans que personne soit en mesure de comprendre ce qui les avait causées. Élise et Arthur avaient été amenés depuis leur chambre jusqu’à celle de Basile – la plus grande – quand Félix avait appelé pour prévenir le personnel de leur visite. Il n’était pas certain qu’ils aient pris conscience de ce changement dans leur environnement.
Basile n’eut pas un mouvement lorsque son neveu accourut vers lui sitôt rentré dans la pièce et grimpa maladroitement sur son lit. Son père arriva aussitôt près de lui. Le lit était haut, il devait craindre de le voir tomber. Félix embrassa son petit frère sur la joue tandis que son fils dépliait soigneusement la feuille de papier qu’il n’avait pas lâchée. Martin aperçut la silhouette biscornue d’un joueur de foot – en qui il crut reconnaître Basile – qui posait fièrement le pied sur un gros ballon vert. Le petit garçon plaça le dessin juste devant les yeux de son oncle, pour lui laisser le temps de – peut-être – le voir. Puis Félix l’aida à l’accrocher sur le mur, parmi les dizaines d’autres feuilles de papier qui entouraient le lit de Basile. Le ballon vert alla prendre sa place dans l’inventaire de fantaisies d’enfant, juste à côté d’un arrosoir bleu au très long bec, penché sur un bouquet de très grosses fleurs. De l’autre côté, il y avait une maison biscornue avec des rideaux rose dessinés de travers, et juste au-dessus un chat se léchait la patte. Martin se demanda encore si c’était parce qu’il n’avait pas trouvé le crayon qu’il cherchait, le jour où il avait dessiné ce chat, que l’enfant lui avait donné ces étranges rayures jaunes.
Pendant ce temps, Léonie était allée remplacée le bouquet de pivoines qui commençaient à dépérir dans leur vase, près du fauteuil d’Élise. Elle arrangea le nouveau bouquet, soigneusement, puis fit un pas en arrière pour vérifier son travail. Avec un sourire satisfait, elle se tourna vers Élise, puis se pencha vers elle et l’embrassa sur le front. Elle s’assit sur une chaise, qui avait été laissée près du fauteuil, et prit la main d’Élise dans la sienne. Martin savait que Léonie avait pris un grand soin de son amie depuis vingt ans. Elle s’était démenée pour qu’elle puisse rester dans la clinique avec les garçons, près d’eux. Élise n’avait personne d’autre depuis que son grand-père était mort dans son laboratoire, foudroyé par cet étrange produit qu’il leur avait fait avaler à tous, cette mixture à laquelle personne n’avait jamais rien compris, qui avait eu raison de son grand âge.
Félix alla saluer Arthur et jeta un œil par la fenêtre. Il regarda vers la mer, qu’on apercevait un peu, tout au loin. Il s’assit à son tour, près d’Arthur, et prit le livre posé sur le rebord de la fenêtre. C’était un vieux recueil de poésie, tout écorné à force d’être lu et relu, d’abord par Arthur quand il en était encore capable puis, depuis plus de vingt ans, par Félix et Léonie à chacune de leurs visites.
Félix ouvrit le recueil à une page dont on avait corné le coin et commença à voix haute sa lecture rituelle.
***
Un aboiement retentit soudain et fit sursauter Basile et Élise. Ils se retournèrent d’un mouvement brusque. Basile eut un rire nerveux tandis qu’Élise posait une main sur son cœur emballé. Ils firent aussitôt de grands signes à Arthur, qui s’approchait d’eux en riant. Ils le virent s’arrêter en atteignant la plage et se pencher pour retirer ses chaussures. Son grand chien bondissait autour de lui, impatient de se ruer vers la mer.
« Jules ! » le gronda Arthur pour le calmer.
Pieds nus, il s’avança vers ses amis, qu’il salua d’une embrassade avant de s’asseoir auprès d’eux dans le sable. Pendant quelques minutes, ils s’amusèrent en regardant Jules se battre contre les vagues, plus en forme que jamais.
« Les autres ne sont pas encore là, remarqua Arthur.
-Non, fit Basile. Mais ils ne vont pas tarder, il va être l’heure. »
Élise eut un long soupir de bien-être en se laissant aller en arrière pour s’allonger dans le sable. Les oiseaux tournoyaient dans le ciel, au-dessus de sa tête. Elles ne se lasserait jamais de les regarder, même sans les entendre.
Arthur, comme il le faisait chaque soir, que ce soit seul depuis les collines de son domaine ou avec les autres sur cette plage, regardait le ciel changer de couleur au-dessus de l’eau.
Basile, entre eux, les genoux repliés sous son menton, ne pensait à rien, paisible.
La voix claire d’un enfant les informa de l’arrivée des autres. Élise se redressa aussitôt. Sans se lever, elle tendit les bras vers sa femme, rayonnante. Léonie hâta le pas pour la rejoindre et se laissa tomber auprès d’elle. Elle l’embrassa sur le front, lui saisit la main, et Élise respira son odeur de fleurs.
Félix arriva juste après elle, tenant la main de son fils. Martin était là aussi, les mains dans les poches, et leur adressait un sourire un peu gauche. Le petit garçon maintenait difficilement contre lui un ballon vert, trop gros pour son bras frêle. Il le laissa tomber au sol et lui donna un coup de pied pour le faire rouler jusqu’à son oncle. Basile se leva aussitôt pour engager la partie, criant plus fort encore que l’enfant. Le vieux Jules se mêla aussitôt au jeu, pourchassant inlassablement le ballon, encouragé par leurs éclats de rire à tous. Arthur, surtout, riait de voir son chien si heureux. Une voix résonnait étrangement dans sa tête, répétant des vers qu’il avait lus encore et encore lorsqu’il était enfant :
« Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi / Mes amis, non confus, mais tels que je les voi »[1].
Il n’y prêta pas attention.
Ils continuèrent longtemps à jouer tandis que le soleil, que plus personne ne regardait, descendait toujours. Les autres les observaient en souriant, n’essayaient même plus de compter les points.
Ils étaient tous, comme toujours, parfaitement heureux.
[1] Victor Hugo, « Les feuilles d’automne », La pente de la rêverie, v.31-32 ; 1831.
Cette fin est vraiment très belle, je pense avoir bien compris qu'en fait les trois ados Elise, Arthur et Basile vivent depuis 20 ans des rêves éveillés depuis leur chambre d'hôpital, rêves influencés par ce qui se trouve autour d'eux.
Cela explique pourquoi Martin était "bizarre" à ne pas vraiment interagir avec eux, en fait il ne leur parlait pas du tout.
Colin, je pense, est mort en tombant de la fenêtre alors...
En tout cas c'est ainsi que j'interprète tout cela et ça me plait beaucoup : )
Je me demande si le grand-père ne parle pas un peu trop, on dirait un peu le méchant qui donne tout son plan dans les films x'D
Et en même temps s'il ne dit rien du tout, alors on risque de ne plus comprendre, ce serait embêtant aussi. Je me demande si un juste milieu ne pourrait pas être trouvé, car le comportement des enfants fait bien comprendre qu'ils ont été drogués et les animaux dans les cages qu'il y a un rapport avec les animaux morts.
Enfin pour moi ce serait la seule remarque , le côté peut-être un peu trop "je te raconte mon plan" du grand-père.
Pour le reste j'ai bien tout compris (enfin je crois ^^) et beaucoup apprécié ma lecture.
Bravo pour ce texte que j'ai pris grand plaisir à lire du début à la fin ! : )
Merci beaucoup d'être allée au bout de ta lecture !
Tu as effectivement bien compris la situation, ça me fait bien plaisir ! :D
Et pour le discours du grand-père, je comprends tout à fait ce que tu veux dire
Je pourrais sûrement trouver une façon de rendre ça un peu moins monologue et un peu plus naturel...
Encore merci pour ta lecture, tes commentaires et tes remarques, je vais pouvoir me lancer dans une petite réécriture dès que j'aurai un peu de temps !