Il y avait déjà longtemps que Basile, Arthur et Élise se tenaient côte à côte, assis dans le sable, face à la mer. Ils n’avaient pas prononcé un mot depuis plusieurs minutes maintenant. Ils préféraient regarder la mer, qu’ils n’avaient jamais vue aller et venir aussi tranquillement sur le sable. Elle avait un soufflement paisible. On aurait dit la respiration un peu forte d’un endormi.
Le ciel était sublime, le soleil n’en finissait pas de se coucher et il faisait pourtant aussi chaud que s’il avait été à son zénith. Il était simplement moins éblouissant, et plus beau encore à regarder. Il y avait un petit vent, juste assez léger pour tiédir l’air et rafraîchir leur peau. Le sable aussi était chaud, mais pas brûlant. Élise y enfonçait ses mains en entier et Arthur le ratissait, machinalement, sans que les grains ne viennent se figer sous ses ongles. Basile, lui, était le plus immobile de tous. Il ne bougeait pas, ne pensait pas, se contentait de voir, d’entendre et de sentir, et se disait que rien d’autre que ce sable, ce soleil et cette mer ne pourrait le rendre plus heureux.
« Vous l’avez rencontré, vous aussi ? demanda Élise, soudain. Ce Martin ? Celui qui pose des questions partout.
-Oui, répondit Basile. Il est passé à la maison il y a plusieurs jours déjà. Et il est revenu ensuite. »
Arthur secoua la tête, avec un petit froncement de sourcils.
« Moi je n’y ai pas encore eu droit, dit-il. J’imagine qu’il n’a pas encore trouvé le temps de faire la route jusqu’au domaine…
-Il viendra sûrement, lui assura Élise. Il va voir tout le monde, il n’y a pas de raison.
-Ça me fera plaisir de l’accueillir, reprit Arthur. Je lui ferai visiter. Le domaine plaît toujours à tout le monde. Et puis j’en ai tellement entendu parler, de ce Martin. J’ai hâte de voir à quoi il ressemble. »
Basile haussa les épaules.
« Il est… imprécis », dit-il.
Arthur ne chercha pas à savoir ce que cela signifiait.
« J’ai juste un peu peur de ne pas pouvoir l’aider. Qu’est-ce que je pourrais bien lui apprendre que vous ne lui ayez pas encore dit ?
-Ne t’inquiète pas pour ça, le rassura aussitôt Élise. Je ne crois pas qu’il vienne nous voir pour apprendre quoi que ce soit. J’ai eu l’impression qu’il savait déjà tout ce que je lui ai dit. Que Félix lui avait déjà raconté à peu près tout ce qu’il y avait à savoir.
-Je crois bien que tout ce qu’il voulait, c’était voir nos têtes », ajouta Basile, le regard toujours rivé sur la mer calme.
Ils se turent après cela, laissant le silence s’installer de nouveau. Il n’y eut plus qu’une phrase de prononcée, lorsque Basile, les yeux dans le vague, murmura en secouant doucement la tête :
« Triste histoire, tout de même. Cette pauvre femme… Morte pour trois chouquettes. »
***
Les plumes n’en finissaient plus de tomber sur le visage d’Élise. Debout, au milieu du jardin, la tête en arrière, offerte, elle les regardait faire en souriant. C’était merveilleux, cette pluie douce, qui coulait du ciel sans un bruit, juste pour elle. Ça ne chatouillait pas, ça n’avait rien de désagréable. Au contraire, c’était léger et doux, presque musical. Il n’y avait pas un son, quand les petites plumes tombaient sur sa peau, mais leur chute était si gracieuse, si harmonieuse, qu’il lui semblait sentir une note de musique qui s’échappait de chacune d’elles au moment où elle se posait. L’ensemble faisait résonner dans sa tête une mélodie muette qui la captivait.
Jamais elle ne s’était sentie aussi bien. Elle savait où elle était, avait conscience que son corps se tenait dans son jardin et qu’il avait cessé de bouger, mais elle ne le sentait pas. Elle ne sentait plus que les plumes qui touchaient sa peau et glissaient dessus.
Elle devinait les oiseaux. Il y en avait absolument partout. Elle les voyait voler par centaines au-dessus de sa tête, onduler ensemble comme des draps noirs pris au vent, sans un bruit. C’était magnifique et elle les regardait sans jamais se lasser, en recevant les milliers de plumes qu’ils laissaient tomber sur elle. Ils piaillaient, sûrement, mais ils étaient bien trop hauts à présent pour qu’elle puisse les entendre. Bientôt, ils disparaîtraient tout à fait et il ne resterait plus d’eux que leurs plumes inépuisables, comme un dernier cadeau pour elle. Alors elle serait seule, mais elle serait heureuse tout de même. Peut-être finirait-elle elle aussi par s’élever peu à peu, et puis par disparaître à son tour. Elle n’en savait rien, mais elle savait qu’elle en serait tout aussi heureuse.
Elle eut encore suffisamment de conscience pour se corriger elle-même et pour se dire qu’en réalité les oiseaux ne la laisseraient pas seule. Il y aurait encore la chose, qu’elle sentait parfois passer contre ses jambes, douces comme de la fourrure et qui aboyait de temps en temps dans sa tête. La chose passait toujours trop vite pour qu’elle puisse la voir, mais elle l’aimait bien, comme une présence vague, familière et rassurante.
Élise se sentait parfaitement bien, mais dans un tout petit coin de sa tête elle savait que cette fois encore il lui faudrait se réveiller.
***
Martin poussa la porte de la petite boutique et fut aussitôt saisi par son odeur nauséeuse. Il savait que certaines personnes aimaient ce genre d’atmosphère douceâtre, mais lui avait envie de coller son écharpe devant son nez. Il n’osa pas, d’autant plus que l’une des vendeuses se tourna aussitôt vers lui, depuis le fond du magasin, pour lui adresser un salut enthousiaste, et il se contenta de respirer par la bouche, ce qui lui fit monter une quinte de toux qu’il réprima comme il put.
Il ne se plaignait pas, cependant. Au contraire, il s’estimait bien chanceux que la ville compte, parmi ses quelques boutiques encore florissantes – le terme lui parut particulièrement adapté –, une parfumerie.
La vendeuse qui l’avait salué était occupée avec un autre client et son collègue, à la caisse, était pris lui aussi. Martin n’osa pas s’avancer tout de suite, fit semblant de flâner devant les produits, la mine intéressée mais l’œil distrait. Il se doutait qu’il ne trouverait pas, parmi les fioles de lilas, les lotions au jasmin et les eaux de toilette en tout genre, ce qu’il était venu chercher. Des noms de marques, qui résonnaient vaguement dans son cerveau, s’étalaient devant lui, apposés en relief brillant sur des flacons transparents aux formes improbables, et sur de petites boîtes en carton lisse couleurs pastel.
Il se doutait bien qu’il avait toutes les chances de sortir de cette boutique moins d’une minute plus tard, bredouille. Mais il avait voulu venir tout de même. Plus Félix racontait, plus Martin ressentait le besoin de s’immerger dans ce récit qu’on lui faisait, de tout comprendre, de tout saisir, par tous ses sens. Il avait vu les lieux et les visages, entendu certaines voix, et à présent il voulait savoir quelle odeur avait pris cette histoire, vingt ans plus tôt.
Il vit du coin de l’œil une silhouette qui passait près de lui, un sachet à la main, qui allait d’un pas décidé vers la porte. Il reconnut la cliente qui était à la caisse une seconde plus tôt et comprit que son tour était arrivé. Il se tourna vers le vendeur, derrière le petit comptoir, qui lui adressait un sourire encourageant. Martin regretta un peu sa démarche à cet instant, conscient qu’elle ne servirait à rien, mais puisqu’il était là, et puisque le vendeur semblait vaguement impatient, il s’avança jusqu’à lui.
« Bonjour ! lui dit le vendeur, charmant.
-Bonjour », répondit Martin, hésitant.
Il attendit d’être arrivé au plus près du comptoir pour formuler sa question, qu’il savait surprenante.
« Je me demandais, dit-il, si vous aviez quelque chose à base de Calea zacatechichi. »
***
Félix et Basile riaient très fort en marchant vers leur porte d’entrée, d’une blague que l’un d’eux venait de faire. Basile marchait de travers à cause des hoquets et Félix avait du mal à respirer tandis qu’il tendait la main vers la poignée de la porte. Mais lorsque celle-ci fut ouverte, ils s’arrêtèrent tout net.
Leurs parents étaient assis l’un à côté de l’autre, sur le canapé. Leur père avait un bras autour des épaules de leur mère, comme pour la réconforter. Celle-ci, sitôt qu’elle avait entendu la porte s’ouvrir, s’était caché les yeux derrière ses mains, et tentait désormais de les essuyer d’un geste qu’elle voulait sûrement nonchalant. Mais comme Félix et Basile n’étaient ni stupides ni insensibles, ils comprirent bien, tous les deux, qu’elle pleurait. Ils n’eurent pas de mal non plus à deviner qu’elle était encore bouleversée de la mort de la boulangère. Il était rare qu’elle assiste aux derniers instants d’une patiente, et encore plus d’une patiente qu’elle croisait tous les jours depuis vingt ans.
Leur père leur adressa un petit sourire malheureux, tandis que Basile allait s’asseoir auprès de sa mère et posait timidement la tête sur son épaule. Elle mit un bras autour de lui, pour se faire croire que c’était elle qui essayait de le consoler.
« C’était comment, hier ? » demanda Félix, qui était resté debout, gauche, au milieu du salon.
Comme ils s’y étaient attendu, Basile, lui et les autres n’avaient pas pu assister à la cérémonie, et en rentrant chez eux avec leurs parents le silence était si grave et ému qu’ils n’avaient pas osé leur demander comment elle s’était déroulée.
Son père haussa les épaules, et répondit, évasif :
« Comme ça se passe dans ces cas-là. Il y avait énormément de monde, comme vous avez pu le voir. Beaucoup de gens ont parlé. Gilles en premier, bien sûr. Enfin, il a essayé. »
Il coula un regard préoccupé vers sa femme, qui frottait énergiquement le bras de Basile.
« Mais ce qui chamboule votre mère, c’est surtout d’avoir été là quand… Vous voyez. Ça retournerait n’importe qui, évidemment.
-Et puis c’est allé tellement vite, ajouta leur mère. Cinq minutes après mon arrivée, elle était partie. Les secours arrivaient à peine. C’est pour ça que Gilles a eu tant de mal à réaliser. J’ai l’impression d’avoir passé la soirée entière à lui dire que sa femme était morte. »
Elle fronça le nez, tout à coup.
« Et puis il y avait cette odeur, dit-elle. C’était partout autour d’elle. C’était léger et je ne l’ai sentie que parce que j’ai dû m’approcher tout près pour prendre son pouls, mais rien à faire, ça me reste dans le nez. Dès que j’y repense, j’ai cette odeur bizarre de poivre qui me revient. »
Elle esquissa une grimace écœurée, réprima un frisson, puis colla un baiser sur le front de Basile et se leva, en leur adressant un sourire à tous pour les rassurer. Puis elle s’éloigna, à petits pas, vers la salle à manger. Son mari, prévenant, la suivit aussitôt, laissant Félix et Basile se fixer d’un air incertain.
Le récit de leur mère avait fait émerger de leurs deux cerveaux un très vague souvenir, et ils se regardaient dans l’espoir d’en retrouver la piste dans les yeux de l’autre.
« Qui d’autre nous a parlé d’une odeur poivrée ? » demanda Basile à son frère, en fronçant son petit visage.
Ce fut pourtant lui qui trouva la réponse en premier. Il fit un petit bond sur lui-même, toujours assis sur le canapé, et tendit le doigt en s’exclamant :
« C’était Arthur ! Sur la route, au début de l’été. Il voulait que je renifle un mulot mort. »
Félix eut une grimace.
« Et au bord de l’étang aussi, il en a parlé. Et dans la forêt. Quand tu étais occupé avec Léonie. »
Félix fit semblant de ne pas se rendre compte qu’il rougissait.
« Ah oui, fit-il. Cette histoire d’animaux morts.
-Il faudrait en parler à Arthur, dit Basile. Ça l’intéressera peut-être.
-Arrête. C’était déjà très peu drôle quand on parlait d’oiseaux crevés. Là c’est la boulangère qui est morte. Si on pouvait éviter de s’en amuser…
-Qui te parle de s’amuser ? répliqua Basile, qui faisait peu de cas des réticences de son frère. C’est tout de même bizarre, non ?
-Non. »
Basile haussa les épaules.
« Tu sais à qui on pourrait demander ? »
Félix ne répondit rien, la mine totalement désintéressée.
« On devrait demander au grand-père d’Élise. »
Félix haussa un sourcil, malgré lui.
« Il paraît qu’il s’y connaît très bien en plantes. D’ailleurs il y en avait partout dans sa cuisine, tu te souviens ? Et Arthur a dit que l’odeur avait l’air de venir d’une plante.
-Et qu’est-ce qu’il en sait, Arthur ? »
Mais Basile semblait placer une confiante absolue dans l’expertise de leur ami.
« Viens, dit-il en se levant brusquement. On va aller en parler aux autres. »
***
Martin se sentait mal à l’aise, devant cette grande maison tout en étages superposés. Jusque-là, il ne l’avait vue que de loin, cette silhouette étrange qui regardait la ville, tranquillement posée sur sa colline. Il avait repoussé autant qu’il avait pu le moment où il lui faudrait venir là, s’approcher au plus près des hautes grilles métalliques. À présent que le récit de Félix avait pris fin, il n’avait plus le choix.
La maison n’était pas très inquiétante aux yeux de la plupart des gens. Aux siens, elle avait des allures de maison des horreurs. Il comprenait, cependant, qu’elle ait un jour pu paraître à ceux qui l’habitaient un petit coin de paradis, à l’écart, entourée presque de tous côtés par les hauts arbres de la forêt. Le grand jardin, un vaste fouillis faussement sauvage, avec ses petits recoins perdus, devait être un véritable bonheur quand venait l’été. On n’y voyait guère de traces humaines, hormis la vieille fontaine de pierre, fêlée, asséchée, le pied englouti par les mauvaises herbes et la vasque engluée dans le lierre. Il aperçut tout de même, derrière un buisson touffu, le plastique coloré d’un jouet d’enfant.
Il était étrange pour lui, sidérant même, d’imaginer que des gens habitaient ici, que de nouvelles petites choses, simples et banales, puissent s’y dérouler, qu’on ait pu s’en faire un chez-soi, qu’on y vive et qu’on s’y créé des souvenirs comme dans n’importe quelle maison. Si le monde avait eu un sens, cette maison serait restée absolument immobile, inchangée et surtout inhabitée depuis vingt ans. Mais il fallait bien que d’autres familles vivent, après tout.
Martin s’avança encore un peu. Il s’arrêta tout près des grilles en prenant bien soin de ne pas les toucher. Il lui semblait qu’il risquerait d’être contaminé par la noirceur de ce qui s’était passé là.
En levant le nez, il vit une fenêtre aux volets clos, tout en haut. Léonie lui avait dit que la chambre d’Élise était au tout dernier étage, et qu’elle adorait cette vue surplombante. De là-haut, elle voyait le jardin, la route, la forêt, et devinait la ville. Elle avait grandi dans cette tour, entourée des soins constants de son grand-père qui la traitait en princesse de conte de fée. Martin réalisa qu’il ne savait même pas pourquoi c’était lui qui l’avait élevée. Il ne savait pas si cela n’avait aucune importance, ou au contraire si c’était là l’explication de tout.
Voici un avant-dernier chapitre bien mystérieux, les interrogations s'épaississent au lieu de s'estomper à l'approche du final. Je me demande pourquoi Martin semble avoir une telle réticence à entrer dans cette maison, pourtant il me semble qu'il n'a pas du tout véçu dans ce village si mes souvenirs sont bons. Alors pourquoi une telle association d'idée négative ? J'ai hâte de connaître la réponse.
Ce récit est vraiment très prenant, il y a un petit côté frustrant à ce que les réponses nous échappent toujours autant bien que des infos soient régulièrement lâchées, haha, mais cela rend le tout très "page turner", on a sans cesse envie d'aller à la suite ^^
Tout cela est très réussi je trouve : )
J'ai très hâte de connaître le fin mot de toute cette histoire (enfin, si tu le donnes, haha)
A bientôt, et encore un grand merci à toi !