10 : Convocation

Le lendemain, il fallait assister aux cours. Et Judy avait passé une sale nuit, emplie d’ombres et de cauchemars. Elle était seule et son père était mort. Elle avait préféré rester éveillée que de sombrer à nouveaux dans les tréfonds des Doigts de fée. Là où rôdaient les Lombrics pour la tuer.

Les rideaux filtraient les premiers rayons de la journée. Elle les attendait depuis si longtemps. Elle se contorsionna vers sa table de chevet et attrapa les papiers que Pierre lui avait donné, les feuilleta et les jeta tous sous son lit, tous sauf celui où figurait son emploi du temps.

— Huit heures, marmonna-t-elle.

Il était sept heures et demi. Elle ne savait pas ce que Kateline et Gabriella avaient écrit sur leur emploi du temps mais ce n’était certainement pas écrit la même chose. Les veinardes. Judy plissa les yeux pour distinguer les lettres qui accompagnaient l’horaire.

— Physique du Feu.

Nathanaël se moquait d’elle. Elle n’aurait jamais dû le laisser l’inscrire aux cours de la semaine.

— Mécanique. L’après-midi, mathématiques et géologie.

Génial. Comme si elle n’en avait pas assez fait entre les quatre murs de l’horlogerie. Elle écarta ses draps avec un soupir.

 

La classe était plongée dans un silence de salle d’attente. Comme ceux du Parlement où son père se rendait chaque fin de mois pour régler ses impôts. Judy le soupçonnait plutôt de négocier les conditions de l’hypothèque ou le montant de ses impayés.

Les élèves attendaient, le regard en l’air, fuyant dès qu’une nouvelle personne traversait le chambranle. Pierre entra, suivi de près par Nathanaël qui couvrait de sa main un long bâillement. Judy sourit sans pouvoir s’en empêcher et leur fit signe de la main.

Le professeur entra juste derrière eux. Il leva à peine les yeux de ses lunettes et tourna le dos pour écrire au tableau.

— Je suis professeur Montégal. Inutile de vous asseoir, j’ai un plan de table pour vous.

Il les plaça comme il voulait. Nathanaël avait l’air déçu.

Je savais bien que la physique du Feu allait être palpitante…

M. Montégal commença à parler d’une voix plus soporifique encore que celle de Sigmund Mauser. Dix minutes passèrent. Judy sentait sa jambe tressauter. Elle s’était déjà ennuyée, mais jamais au milieu d’une classe remplie d’élèves et sous l’autorité d’un professeur, jamais, autrement dit, dans une prison. Alors qu’un désespoir superficiel la gagnait, vague désillusion de la vie extraordinaire qu’elle attendait en arrivant à Otaïla, quelqu’un toqua à la porte.

Elle redressa sa tête et ouvrit plus grands ses paupières. Une distraction.

La porte s’ouvrit sur M. Peterclock. Il tenait dans sa main un papier cartonné.

— Judy Blyton ? demanda-t-il, en cherchant des yeux au hasard dans la salle une main levée.

Judy se leva.

— C’est moi.

— Suis-moi, s’il te plaît.

Derrière elle, elle imaginait les regards curieux des élèves. Elle saurait et pas eux, et bizarrement se voir confier un secret lui donna de l’énergie. Un secret futile, sans doute, mais c’était elle qu’il concernait.

— Une convocation du directeur, dit M. Peterclock après avoir refermé la porte.

Il lui donna le papier.

— Maintenant ? s’étonna Judy.

8h20

Un coup d’œil à sa montre. Oui, c’était maintenant. Son cœur s’emballa. Elle avait l’intuition qu’il avait découvert la vérité que cachait ses mensonges. S’il savait que les Lombrics la cherchait… Était-il quelqu’un de confiance ? En général, ce que convoitait les Lombrics, d’autres personnes mal intentionnées le convoitaient également. Cette petite croix dans sa main. Le monocle d’Aulone.

— Merci, dit-elle. Je vais y aller, alors…

Elle prit la direction des escaliers avant de se rendre compte qu’elle ne savait pas où se trouvait le bureau du directeur. Elle se retourna en espérant que M. Peterclock n’ait pas encore disparu.

— C’est où ? demanda-t-elle.

— Dernier étage.

Judy regarda les marches qui se déroulaient à l’infini derrière le mur convexe du cône des Esprits. Évidemment, M. Olivertown aimait faire ses bureaux dans les greniers.

 

Elle toqua à la porte. Grande porte en vieux bois, serrure dorée et petit écriteau : Léonard Olivertown. Elle tremblait : un mélange d’adrénaline – la curiosité – et de véritable peur, celle qui cloue sur place.

Le battant en vieux bois s’ouvrit de lui-même sur ses gonds métalliques. M. Olivertown était assis à son bureau, les lunettes au bout de son nez, plongées dans un océan de papiers qu’il feuilletait. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

— Assieds-toi, je t’en prie, dit-il sans lever les yeux.

Il barra d’un trait ses papiers.

Il maîtrisait la Terre. Les gonds étaient en métal. Il parvenait à se connecter aux éléments qui constituaient la terre. Que pouvait-il maîtriser ? Le fer ?

Judy s’avança jusqu’aux chaises qui faisaient face à l’immense table, qui ressemblait au comptoir de l’horlogerie, et s’assit. Du chêne ? Malheureusement, le bois n’était pas maîtrisable. Un tic-tac régulier détourna son attention de la table. C’était une montre Deminess. Ce petit bruit sautillant qui persistait après chaque coup de la trotteuse, elle pouvait le reconnaître entre mille. La montre était cachée par la manche de la chemise du directeur.

Ce dernier poussa enfin ses papiers dans un coin, par-dessus une autre montagne de papiers. Il prit un journal plié en deux d’un tiroir et le posa devant elle.

Petit Océo’. Le journal de référence de l’Océotanie. Un article était mis en évidence par un cercle rouge tracé au crayon de couleur. Un horloger et sa fille portés disparus, l’horlogerie la plus réputée des Doigts de fée à l’abandon. Son souffle se coupa. Un coup de poing invisible entre les deux côtes. Un filet de sueur froide dans le dos.

— Cette fille, c’est toi, n’est-ce pas ?

M. Olivertown soupira.

— Tu as croisé les Lombrics.

— Oui.

— Est-ce que tu savais ce qu’ils te voulaient ? Est-ce qu’ils ont quelque chose à voir avec la disparition de ton père ?

— Je ne sais pas ce qu’il me voulait. Je ne sais pas si… Ils ont certainement emprisonné mon père, quelque part.

Judy se rendit compte qu’elle s’était recroquevillée et que soutenir le regard du directeur était devenu insupportable.

— Pourquoi vous voulez savoir tout ça ?

Elle ne savait pas qui était M. Olivertown.

— Les Lombrics sont dangereux.

— Pourquoi vous ne faites pas appel à la Sécurité continentale ?

— Tu penses qu’ils nous aideraient ?

Il avait raison. Cela faisait longtemps que les forces de l’ordre ne s’occupaient plus des disparitions liées aux Lombrics.

— J’ai fait remonter le dossier de ton père au Département des disparus, comme convenu. Mais l’affaire sera classée sans suite.

— Pourquoi vous m’aidez ?

Sa voix se cassa.

— Tu es à Otaïla, Judy. Plus aux Doigts de fée.

Il se leva et se dirigea vers l’une des grandes bibliothèques qui encadraient les trois murs sans fenêtres du bureau. Mais il ne s’en arrêta pas là et poussa une porte en verre brouillé qui donnait sur une pièce adjacente. Une sorte de pièce secrète. Il revint avec un petit livre.

Il l’ouvrit et le fit glisser sur le bureau jusqu’à Judy. L’illustration d’une paume de main recouvrait une page entière. Une main avec deux ridules dans la peau qui se croisaient sous l’annulaire.

— Les Lombrics te cherchent parce que tu détiens l’anti-lumière.

— C’est quoi ?

Son cœur remit à battre la chamade.

— L’Anti-lumière, Judy, c’est ce qui permet d’éteindre les connexions pour toujours. Déconnecter. Ce n’est pas un cadeau. À chaque connexion qu’il brise, le porteur d’anti-lumière détruit un peu de la sienne. Avec le temps, il perd lui aussi sa connexion.

— Je n’ai éteint aucune connexion pour l’instant.

Sa voix tremblait malgré elle.

— Ce n’est pas volontaire, mais en t’éveillant à la Lumière, tu t’es aussi éveillée à l’Anti-lumière.

Ce qui expliquait qu’Œil Blanc n’ait rien vu dans le monocle d’Aulone.

Une éclaircie venait de percer la grisaille et traversait les rideaux transparents des fenêtres. Quelques gouttes de pluie s’échouaient sur les vitres, transportées sans ménagement par les dernières bourrasques.

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— Pour l’instant, il n’y a rien à faire. Reste à Otaïla. Eustache t’apprendra à gérer ta Connexion. Avec un peu de chance, la Lumière contrecarrera l’Anti-lumière, assez pour qu’elle ne s’exprime pas tout de suite. Mais tu dois rester très vigilante et veiller à ne pas te laisser submerger par tes émotions.

Il la regardait au-dessus de ses lunettes rondes. Ses yeux se voulaient bienveillants, rassurants, mais Judy ne croyait pas ce mensonge. Non, tout ne va pas bien. Non, rien ne se passerait bien. Les Lombrics la recherchaient pour déconnecter les autres. Elle finirait Déconnectée.

— Et mon père ? Comment on va le retrouver ?

M. Olivertown rangea le petit livre dans sa poche.

— Je connais des gens qui enquêteront. On ramènera ton père. Mais n’essaie pas de le retrouver seule, d’accord ?

Il attendait une promesse de sa part. Judy savait qu’elle allait devoir mentir. Encore.

— D’accord.

— Bien.

Judy se leva pour partir. Elle ne supportait déjà plus ce bureau empoussiéré, perché loin du monde. C’était presque plus inconfortable d’être ici que face à une tête de cerf aux yeux en verre.

— Avant que tu partes, sache que l’on t’a trouvé une famille d’accueil.

— Ah ?

— La famille de Pierre. Chez Hélène Jim, plus précisément. Une femme de confiance. Dans un village près des côtes et près d’Otaïla, une demi-heure en train, à peine. Tu y seras en sécurité. Tu y résideras chaque fin de semaine.

Judy ne répondit pas.

— Il est évident que tout ce que tu sais là devra rester secret, conclut M. Olivertown, la congédiant d’un geste.

— Vous voyez bien que je ne partage pas facilement mes secrets, marmonna Judy dans sa barbe.

Elle referma la porte derrière elle. Elle ne pouvait plus rester ici, elle devait agir. Le temps pressait, tictaquait comme une Deminess. Elle devait retrouver Mémé à tout prix.

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