Judy et Nathanaël arrivèrent devant le réfectoire quand une bande de garçons interpellèrent Nathanaël depuis une table. Il ne restait qu’une place.
— Ce sont des amis à moi, de classe, d’avant Otaïla, dit Nathanaël.
— Ah, cool. Tu veux manger avec eux ? Vas-y.
Il la regarda avec des yeux désolés.
— T’inquiète pas, insista Judy. J’ai aussi des amis avec qui manger.
Elle lui sourit pour appuyer son propos, même si dans sa tête, une voix se moquait : Des amis, toi ? Et puis quoi encore ? Elle espérait qu’il gobe son mensonge. Si ce n’était pas le cas, il fit semblant d’y croire. Il les rejoignit sans tarder.
Les tables se remplissaient des bruits et des rires des élèves. Beaucoup semblait sûrs d’eux et intégrés, sans se soucier de rien, leur relation paraissait facile à les voir parler. D’autres étaient seuls à une table, des autres comme elle, et eux, semblaient se satisfaire de cette solitude. Judy ne savait pas quoi en penser. Elle avait toujours vécu seule – ou du moins, elle n’avait jamais eu d’amis. Mais à présent que tous ses repères s’étaient évaporés, un grand vide se logeait à la place de son cœur.
Pierre était assis avec un garçon au fond de la salle, du côté opposé à la tablée de Nathanaël qui racontait certainement une blague à ses amis, penché qu’il était au-dessus du plat de pomme de terre, les yeux éclairés par une flamme d’imagination. Il avait l’air d’être le capitaine d’un bateau, prêt à passer à l’abordage.
Judy chercha une table dissimulée à leurs deux regards, pour ne pas que son mensonge soit découvert. Parce que son mensonge, il était vrai : elle aurait aimé avoir des amis.
Elle tira la chaise à elle avec un soupir. Le fumet qui se dégageait du gratin donnait l’eau à la bouche, mais avec le plomb qui assaillait son esprit, manger lui parut soudain insupportable. Elle s’assit et se servit sans conviction.
— Judy.
Judy sursauta et posa sa fourchette. Kateline tendait vers elle une enveloppe. Judy la prit par automatisme.
— Eustache nous convoque les trois au pied du phare à quatorze heures. Tu n’as pas vu la lettre qui t’a été distribué dans notre dortoir ce matin. On en a toutes reçu une.
Des tremblements secouaient le poignet de Judy.
— Non, dit-elle.
Elle déglutit. Sa main refusait de s’immobiliser. Malgré sa respiration lente, son rythme cardiaque ne se calmait pas non plus. Kateline la fixait et Judy évitait son regard. Mais Kateline ne partait pas. Elle restait et elle ne bougeait pas. Depuis le temps, elle avait dû remarquer son angoisse.
— Je peux m’asseoir ?
Les poils sur son cou s’hérissèrent. Judy serra les doigts autour de sa fourchette et se força à articuler le plus tranquillement possible :
— Oui.
Juan, Pierre et puis elle, la fille de celui que l’on soupçonnait d’être le chef des Lombrics. Sans preuve, mais qu’ont les rumeurs de vrai ? Souvent, bien plus qu’on ne veut le croire.
Kateline se servit. Le silence enveloppa l’air entre elle jusqu’à ce que Judy n’en puisse plus des questions qui pullulaient dans son esprit.
— Pourquoi tu n’as pas pris ces gants ?
— Parce que j’en ai déjà, dit Kateline comme si la réponse était évidente.
Judy se sentit rougir.
— Je croyais que tu…
— Que je te dédaignais ? dit Kateline.
— Oui, en quelque sorte.
— C’est vrai.
Kateline levait ses yeux verts en sa direction avec un semblant de défi.
— Pourquoi ? dit Judy.
— Parce que c’est comme ça qu’on nous élève, chez les Coco de la Haute, comme vous dites.
— On vous élève mal, alors, chez les Coco de la Haute.
Il ne fallait pas qu’elle se laisse attendrir, ni qu’elle accorde trop rapidement son amitié. Cela pouvait être un stratagème des Lombrics pour la piéger d’une façon ou d’une autre. Kateline se mit à rire. Ou une opportunité ? Si Kateline était membre des Lombrics, loyale à son père, Judy pouvait aussi s’en servir pour obtenir des informations et déjouer leur piège ? Ou était-ce cela le piège ? Lui faire croire qu’elle avait un avantage ?
— Comment est-ce que tu es arrivée ici ? Au discours de Lunaé, tu paraissais à mille lieues d’entrer à Otaïla.
Judy battit des paupières. Les marches du parlement lui revinrent en mémoire avec un arrière-goût amer et visqueux. Kateline avait l’air honnête, sans moquerie, sans mépris, ce qui était déstabilisant.
— L’horlogerie a eu quelques problèmes et mon père m’a envoyée chez mon oncle mais je suis tombée sur Lunaé sur le quai du Montaport et… voilà ?
— Ah, d’accord.
Kateline lui sourit puis essuya les contours de sa bouche avec sa serviette.
— J’ai fini. On se retrouve au phare dans une heure.
Elle se leva, laissant Judy les bras ballants, les mots en suspens dans la tête et son assiette vide. Quand elle fut partie, Judy se rendit compte qu’elle n’avait rien appris sur elle, mis à part qu’elle pouvait se montrer gentille. Elle s’était fait avoir. Évidemment. Kateline n’était pas venue manger avec elle pour ses beaux yeux. Et une question tournait en boucle dans sa tête : pourquoi ?
Une demi-heure passa jusqu’à ce que Judy cède à la tension dans son corps qui l’exhortait de sortir. Elle posa son assiette sur la pile d’assiettes sales qui attendaient sur un buffet roulant d’être lavées et s’enfuit dehors. Elle traversa les ponts qui reliaient la terre aux rives du lac. Le vent soufflait contre elle et ce fut avec soulagement qu’elle s’engouffra dans les bois.
Elle suivit les sentiers tournicotant entre les différentes cours, des clairières aménagées entre bosquets, fleurs fanées, kiosques et bancs. Les champs flétris aux grandes herbes grises plaquées au sol par le vent se déversèrent dans son champ de vision, puis l’océan. Son chant broussailleux et grondant remontait les flancs des falaises invisibles, là où les champs prenaient fin et où la roche sautait dans le vide. Le phare se dressait dans sa robe décrépie comme une insulte au temps qui passe et à l’immensité des éléments, au bord du vide, comme sur le point de tomber, mais ne tombait jamais.
Judy ramena sur son cou le col de pull et s’engagea tête baissée sur la trace de boue et de caillou qui menait jusqu’au phare. Trois petites silhouettes se coloraient déjà sur le fond grisâtre des vagues. Kateline, Gabriella et Eustache, sans hésitation.
Elle ralentit le pas au fur et à mesure qu’elle s’approchait. Faudrait-il les saluer ? De quelle façon ? Elle entrait en terrain inconnu. Un terrain où il fallait savoir être. Et à Judy, personne ne le lui avait appris.
Elle força un sourire avec ce qui lui restait de courage.
— Bonjour.
— Bonjour, Judy, répondit Eustache. Tout le monde est là. Nous allons pouvoir commencer.
Il disparut derrière la porte entrouverte du phare et sortit avec quatre coussins sous le bras.
— M. Olivertown vous a sans doute parlé des quatuors pendant la réunion de rentrée. Il vous a sûrement dit que vous seriez trois, accompagnées d’un mentor, avec qui vous aller apprendre lors de votre apprentissage à maîtriser vos éléments. Si tous les cours ne sont pas obligatoires dans le cursus dit classique, vous savez, dans les bâtiments par groupe de dix à vingt dans des salles en général, souvent théoriques, eh bien, les cours de quatuor sont obligatoires. Ils sont la raison de votre présence ici. Ce pourquoi vous vous êtes engagées.
Il disposa les quatre coussins en cercle sur l’herbe humide, hors de l’ombre du phare que le soleil ennuagé projetait sur le sol. Il les invita à s’asseoir d’un geste, avant de s’asseoir lui-même.
— Nous allons apprendre ensemble à devenir des maîtres élémentaires.
Maîtres élémentaires. Judy fronça les sourcils. Le coussin était affreusement dur. L’herbe aurait été plus confortable.
— Vous apprendrez à respirer, à vous connecter au monde extérieur et à sa dimension invisible, et aux Esprits. Dis comme ça, ça paraît complètement impossible, vague, imprécis. Je sais. On va commencer par ce qu’il y a de plus tangible : les gestes, l’attitude, la danse.
La danse ? Son cœur sombra au fond de son ventre.
— L’art élémentaire est l’art de se mouvoir en cohérence avec les intentions que l’on veut transmettre à l’Esprit afin de… afin de lui faire exécuter ce que l’on veut. Vous voyez ce morceau de calcaire, là, je ne peux pas le faire bouger sans ce geste, sans cette précision du poignet, et sans cet état d’esprit, détaché, qui laisse entrer le monde dans mon cœur.
Eustache se tut. Sa main flotta au-dessus de l’herbe, pointée en la direction de la pierre. Il la leva avec grâce et délicatesse vers le ciel. Au même rythme lent et suspendu, le caillou s’envola à hauteur de hanche au-dessus du trou qu’il avait laissé dans la terre. Eustache ouvrit grand son bras vers l’océan et la pierre suivit son mouvement, il relâcha son geste et la pierre se jeta au milieu des fracas d’eau contre la falaise.
Cette simple démonstration était le fruit de milliers d’heures de travail et de répétitions. Kateline et Gabriella le regardaient avec des grands yeux admiratifs. Le poids de son engagement tomba sur ses épaules. Judy se souvenait à peine du moment où l’Esprit de l’eau lui avait obéit, où l’invisible avait paru perceptible et où elle avait eu l’impression de comprendre cette chose invisible, cette énergie mystérieuse qui n’était pas la sienne. Pourrait-elle un jour reproduire cet exploit ? Elle l’avait rêvé tant de fois. Aujourd’hui, alors qu’elle était plus près du but que jamais, il lui paraissait hors de portée.
Gabriella la fixait et Judy réalisa que son propre regard avait dévié vers elle sans qu’elle ne s’en rende compte. Sans émotion, il voulait lui dire pourquoi tu me regardes ? Judy aurait voulu lui dire qu’elle était simplement en train de penser trop fort pour remarquer que le monde bougeait autour d’elle, et qu’elle ne rêvait pas : qu’elle pouvait aussi l’impacter.
— Kateline Aster, dit Eustache.
— Oui, dit Kateline.
— Tu es connectée au Feu, c’est ça.
— Oui.
— Comme Gabriella Allocchio ?
— Oui, répondit Gabriella.
— Ce qui est étonnant, poursuivit Eustache, en se tournant vers Judy. Deux Connectées au Feu et une Connectée à l’Eau ? Judy Blyton ?
— Oui, c’est ça, dit Judy. Feu et Eau semblent antinomiques mais ce n’est pas le plus étonnant à mon sens. Ce qui est le plus étrange, c’est que chaque Connecté ne soit pas regroupé avec des Connectés et des mentors du même élément, non ?
Eustache haussa l’un de ses sourcils blancs.
— C’est un raisonnement intéressant et logique, mais tu verras que ce n’est pas un souci, car notre connexion à un élément est façonnée par tous les éléments. Les quatre éléments sont indissociables même si l’être humain ne peut être connecté qu’à l’un d’entre eux.
Une chappe de chaleur envahit les joues de Judy. Chaque phrase qu’elle prononçait précédait une explosion de honte. Les mots sortaient sans qu’elle n’ait le temps de les penser, ou de penser s’ils étaient appropriés.
Le son de l’océan prenait toute la place. Judy n’avait jamais imaginé qu’il puisse faire autant de bruit, qu’il puisse être si grand et si… terne. Aujourd’hui, du moins. Elle respira le sel, la vase que la brise rapportait sur l’île. Son élément ?
— Nous allons commencer par se concentrer sur notre énergie intérieure, celle que l’élément utilise pour se mouvoir.
— Parce que l’élément n’a pas d’énergie ? s’étonna Gabriella.
Sa voix grave résonnait enfin. Ses cheveux coupés ras ne volaient pas dans tous les sens – comme ceux de Judy, qu’elle rapatriait derrière ses oreilles à chaque coup de vent – et son visage dénudé, sans artifice était rougis par l’extérieur. Une fille des grands espaces. Peut-être des terres de Creux ? Là-bas, des familles de nomades traversaient les déserts. Fille de nomades ? Que venaient-elle faire ici ? Les nomades étaient connus pour leur opinion négative des Connectés. Pour eux, les Esprits ne devaient pas être les esclaves de la volonté des humains.
— Non. Et si votre connexion n’est pas solide, voire toxique, l’élément peut se retourner contre vous et vous mener… à la mort.
Eustache gratta sa barbe comme si de rien n’était.
— Commençons donc par nous connecter à la lumière de la Terre.
Il se pencha et enfonça sa main entre les brins d’herbe. Kateline fut la première à l’imiter. Gabriella fit de même. Comme si c’était un geste devenu banal par la répétition. Comme si elles savaient. Judy posa sa main dans l’herbe, hésitante, sans comprendre. Eustache ne la regardait pas et l’interrogation restait au fond de sa gorge. Qu’était-il censé se passer ? Qu’était-elle censée faire ?
— L’Esprit de la Terre est là. Il suffit de tendre l’oreille.
Tendre l’oreille ? Deux esprits ne pouvaient pas s’entendre. C’était une expression. Mais cette expression n’avait pas de sens. Comment pouvait-on percevoir quelque chose qui n’existait pas dans leur réalité ? Pour percevoir un Esprit, il fallait changer de dimensions, il fallait…
— Judy, tu réfléchis trop.
Judy sursauta.
— Ferme les yeux, poursuivit Eustache. Ce sera plus facile, pour commencer.
Judy ferma les yeux. L’eau derrière elle giclait et les brumes de sels picotaient sa peau. Elle tendait l’oreille, mais elle n’entendait que l’océan. L’Esprit de l’Eau était là, entre deux molécules vaporeuses, mais même lui, elle ne l’entendait pas. Pas comme elle devait l’entendre.
Je pense trop.
— Maintenant prenez cette énergie. Vous la sentez ? Il vous suffit de la prendre. Et votre connexion s’illuminera en vous et brillera autour de vous.
Un petit craquement retentit. Judy ouvrit les yeux. Des flammes enveloppaient la main à terre de Kateline. Une seconde plus tard, la main de Gabriella faisait bondir des étincelles dans le vent. Eustache souriait. Tout le monde avait les yeux ouverts. Et Judy le sentit que ce devait être à son tour d’épater la galerie. Eustache tourna la tête vers elle.
Ce n’est pas de ma faute.
Elle faillit lâcher cette phrase mais se ravisa en réalisant son absurdité puérile. Le visage d’Eustache s’affaissa quand il se rendit compte qu’il ne se passerait rien. Et le cœur de Judy plongea. Nulle. Nulle. Voilà ce qu’elle était. Les larmes montèrent dans ses yeux. Les rouages, les tic-tacs éphémères, les galeries. Elle avait rêvé d’Otaïla toute son enfance. Toute sa vie. Elle ne la méritait pas.
Elle se leva.
— Je suis désolée.
Je n’ai rien à faire ici.
Je suis désolée.
Ce n’est pas de ma faute.
J’ai perdu mon papa.
Je n’ai rien à faire ici.
Elle ne savait pas quoi faire. Tout rugissait autour d’elle. Eustache et Kateline disaient son nom. Pourtant, tout était silence.