Judy ne retourna pas en physique du feu. De toute manière, c'était ennuyant. Elle sortit dehors, là où le ciel venteux s'était découvert, mais où tout semblait désolé. Les arbres n'avaient plus de feuille, et il faisait aussi froid que dans son cœur. Judy se rendit à la cour est où Nathanaël les avait emmenés quelques jours auparavant. Juan n'était pas là. Les bancs étaient vides, le lieu à l'abandon. Tout est si calme et pourtant, rien ne l'est... Les Lombrics ne laissaient pas le calme s'installer. Quand tout était silencieux, ils travaillaient dans l'ombre. Jamais rien n'était calme. Il y avait toujours de l'agitation quelque part. Aujourd'hui, c'était dans sa tête, mais, dans sa tête, c'était tous les jours. Et n'entendre que le silence, c'était n'entendre que ses pensées. Juan, montre-toi... Il devait venir ici souvent. Devrait-elle attendre la nuit ?
— Argh, dit-elle.
Où pouvait-elle bien le trouver ? Pierre ! Pierre devait savoir.
Judy s'approcha de la salle de classe, dans le couloir, à pas feutrés. Le bruit était de l'autre côté de la porte. Encore cinq minutes. Pierre et Nathanaël sortirent à l'arrière de la cohue.
— Pierre ! dit Judy.
Il se retourna.
— Dis-donc, Judy, ta convocation a duré deux heures entières ? dit Nathanaël.
— Compte pas sur moi pour assister à un cours de plus.
Nathanaël s'apprêta à protester mais Judy l'arrêta d'un geste.
— Tu sais où est-ce que je peux trouver Juan ?
Pierre la dévisagea comme si elle était folle.
— Qu'est-ce que tu comptes faire au juste ?
— Retrouver mon père.
— Je t'ai dit que Juan n'a rien à voir avec ces...
Il serra les poings, agacé. Lombrics ? Judy souffla. Pas besoin d'être deux à s'énerver. Pourtant, c'était trop. Elle se retourna et s'engagea dans les escaliers. Avec ou sans lui, c'était pareil : elle retrouverait Juan Concalves.
— Judy, attends-moi !
Nathanaël se précipita dans les escaliers à sa suite.
— Tu ne restes pas avec Pierre ? demanda Judy.
— Non, il a choisi un autre cours que nous.
— L'ironie du sort ne s'arrête pas là, Nathanaël. Devine, la nouvelle : M. Olivertown a décidé de m'attribuer la famille d'accueil de Pierre.
— Il fallait s'en douter. C'est difficile de se débarrasser de Pierre.
Une idée la frappa.
— Tu sais où Pierre planque le monocle ?
— Non, Judy, mais je crois que c'est une mauvaise idée. On a cours là, au cas où tu l'aurais oublié.
Judy lui attrapa le bras.
— C'est important.
— Les dortoirs sont fermés à cette heure-ci.
— Et les serrures résistent aux Connectés du Fer ?
Touché.
— Comment tu sais ?
Je ne sais rien, c'est bien ça le problème... Pourtant, elle sourit de travers, imitant, peut-être mal, le sourire du mystère.
La serrure faisait un drôle de clic-clac désuet. Judy surveillait le couloir désert de l'étage des dortoirs.
— Tu ne peux pas faire moins de bruit ?
— Hé, je suis pas maître-connecté, non plus. Tu crois que je suis à Otaïla pourquoi ?
Nathanaël baissa sa garde et le cliquetis s'arrêta.
— Qu'est-ce que tu sais faire toi d'ailleurs ?
Judy se voûta ; il touchait là un sujet sensible. Je serai bientôt Déconnectée. Un froid limpide et amer l'envahit.
— Je sais réparer des montres.
— Et pas des serrures ?
— Jamais eu l'utilité.
— J'aurais cru, dit Nathanaël, avec une moue déçue.
Les cliquetis reprirent jusqu'au clac ! final. La porte s'ouvrit sans un bruit. Ils entrèrent dans le dortoir. Il était presque identique que celui de Judy, au détail près qu'il y avait quatre lits au lieu de trois.
— Tu penses qu'on doit chercher où ?
— Attends, laisse-moi faire, dit Nathanaël. Il s'aventura derrière le lit du fond et disparut derrière l'énorme caisse de la valise ouverte. Les objets tintaient, se froissaient, s'éboulaient... Nathanaël émergea quelques minutes plus tard, mal à l'aise, un vieil étui noir dans la main.
— J'ai trouvé. Il lui tendit l'étui.
— C'est la dernière fois que je fais ça.
Judy ne dit rien et prit l'étui.
— Tu veux faire quoi avec le monocle ? demanda Nathanaël alors qu'ils marchaient sur le chemin qui menait à la cour est. Tu n'as pas faim ?
— Je veux faire parler Juan.
Judy s'arrêta brusquement.
— Il est déjà midi ?
— Oui.
Nathanaël croisa les bras.
— Je ne crois pas que Juan traîne dans la cour est en plein milieu de la journée.
— Oui, soupira Judy.
Elle rangea l'étui dans les pans de son manteau, dans une poche cousue à l'intérieur.
— Je n'ai pas vu qu'ils étaient tous déjà en train de manger, au réfectoire. Va rejoindre tes amis, si tu veux.
— Mmm.
— Je n'ai pas très faim.
— T'es une sacrée menteuse, dit Nathanaël.
Ses yeux bleus pétillaient de sagacité.
— Quoi ?
— La dernière fois, tu m'as dit que tu avais des amis. Mais je t'ai vu manger avec Kateline. Je ne sais pas d'où vient le mensonge, mais il y en a un. Voire deux. Voire trois ?
— J'apprécie ta... sollicitude, Nathanaël, mais je n'ai vraiment pas faim.
Judy détestait qu'on la mette face à ses erreurs. La honte rampait malhabilement dans son estomac. Peut-être qu'elle avait un peu faim. Un tout petit peu... Non, elle n'avait pas faim.
— Si tu veux y aller, vas-y.
Nathanaël haussa les épaules.
— Tu veux vraiment rester toute seule ?
Mêle-toi de tes affaires, bon sang. Mais il avait raison. Elle n'avait plus envie d'être seule. Pas aujourd'hui. Ni demain. Parce qu'elle n'avait plus personne, maintenant.
— On mange ensemble ? demanda-t-elle avec méfiance.
— Même avec Kateline, si tu veux.
— Haha.
Le soir tomba. Judy avait attendu ça toute l’après-midi, pour fausser compagnie aux salles de classe, transpirant les voix monotones et les sujets de cours qui ne l’intéressaient pas davantage. Nathanaël avait la faculté étonnant de pouvoir tenir plusieurs heures assis sans bouger, sans parler, en restant concentré. Il devait avoir de l’entraînement.
Ils étaient peu d’élèves nouveaux cette année à entrer à Otaïla, car ils tenaient tous dans une seule et même classe. Avec Gabriella, avec Kateline, évidemment. Et Pierre.
Judy et Nathanaël l’avaient évité toute la journée. S’il découvrait qu’ils lui avaient volé le monocle, leur plan – enfin, surtout celui de Judy – tombait à l’eau. Ou du moins, les chances qu’elle obtienne des informations s’amenuiseraient beaucoup.
Judy sortit de la salle de cours comme un coup de vent.
— Judy, où est-ce que tu vas ? s’exclama Nathanaël.
— Ne me suis pas, dit Judy.
— Quoi ?
Judy vérifia que Pierre n’était pas dans les parages et chuchota :
— Je vais trouver Juan. Toi, tu restes avec Pierre et tu t’assures qu’il ne découvre…
— Ça parle de moi ? dit Pierre, derrière eux, entre le milieu du couloir et la porte de la salle.
— Oui, on se demandait si tu voulais dîner avec nous, dit Judy, en soutenant son regard.
Judy se maîtrisa pour ne pas que l’adrénaline de s’être fait prendre n’embrouille ses mots.
— Ça va aller, je n’ai pas très faim, dit Pierre.
Judy et Nathanaël s’entreregardèrent et retinrent un rire.
Tant mieux. Moi non plus. Ce qui était faux, évidemment. Son ventre grondait mais sa hâte de trouver Juan et d’obtenir des réponses occupaient toute son attention. Comme elle, Pierre devait aussi avoir quelque chose d’important à faire. Autant ne pas traîner.
— Bon, j’y vais, dit Judy. Je reviens pour manger dans une demi-heure.
Elle adressa à Nathanaël un air entendu, le dos tourné à Pierre. Nathanaël secoua la tête, réprobateur. Elle lui tapota l’épaule : « Pas le choix. »
Judy se faufila entre les arbres et les buissons, d’un vert presque noir, maintenant. La cour se dessinait entre les pâles reflets de lune, sur les feuilles et le kiosque. Exactement comme la dernière fois. Seul manquement au tableau, l’élément central : Juan.
Elle s’assit sur le banc. Elle n’eut pas à attendre longtemps : un bruissement trembla dans l’air.
— Toi ?
Juan s’avançait sur le sentier.
— Où est Pierre ?
Il s’arrêta à sa hauteur, méfiant et méprisant à la fois. Ses cheveux étaient coupés ras, et sa grande carrure aurait très bien pu le faire passer pour un garde du corps.
— Qu’est-ce que tu fais-là ?
Judy compléta : Tu n’as pas peur que je te pète la gueule ?
— Je t’attendais.
— Tu as le monocle ? demanda-t-il soudain, le regard illuminé.
Il n’attendit pas sa réponse qu’il la pressa d’un geste.
— On ne peut pas rester ici.
— Tu avais rendez-vous ? Non, je ne bouge pas d’ici.
— Tu comprends pas ? J’ai des potes qui vont arriver. Le monocle, ça les concerne pas.
— Moi aussi, j’ai des potes qui risquent d’arriver, alors on ferait bien de ne pas traîner, dit Judy.
— Passe-moi le monocle.
— Pourquoi je le ferais ?
— Parce que tu fais trois pouces de haut et que je te mets à terre en moins de temps qu’il te faut pour cligner des yeux.
— Tu sais, on ne vit plus à l’Avant-Connexions.
Judy respira. Il fallait qu’elle ait l’air sûre d’elle. Il fallait que le doute passe dans le regard du Juan. Là, oui, il hésitait…
— Tu veux quoi ? demanda-t-il.
— Qui t’a donné le monocle ?
Juan sembla pâlir. Puis il se ravisa juste avant que les mots ne sortent de sa bouche.
— Tu ne veux pas plutôt savoir à quoi il sert ? dit-il. Tu le sais déjà, c’est ça ? C’est toi, hein ?
— Moi, quoi ?
Judy se leva.
Il se retournait déjà, comme pour prendre la fuite, comme pour accourir vers quelqu’un et la dénoncer. La peur commença à bouillir en elle, à escalader ses entrailles, mais… dénoncer quoi ? Les Lombrics savaient déjà qui elle était, sûrement mieux qu’elle-même. Juan ne pouvait pas être un Lombric.
— Ils savent déjà qui je suis, dit Judy. Réponds-moi. Qui qu’ils soient, ils ne te veulent pas du bien, tu sais.
Juan se figea.
— Ils voulaient que je regarde dans le monocle pour eux, dit-il.
Comme Œil Blanc. Savait-il ce qu’il risquait ?
— Et tu l’as fait ?
— Bah, oui. Pourquoi ?
— Ne le fais plus. Les Esprits se fâchent si tu les trouves, et ils te privent de la vue… Ça ne vaut pas la contrepartie qu’ils t’offrent.
Judy s’approcha. Réponds. Réponds. Parle. Il était à deux doigts de tout avouer…
— Judy !
Oh non.
Pierre déboula derrière les troncs. Ses cheveux étaient en bataille et ses pantalons retombaient mollement sur ses mollets avec des dessins de nounours géants, sur un fond violet, qui devait être rouge à la lumière. Il était en pyjama.
Et furieux.
— Rends-moi ce monocle.
Puis ses yeux se posèrent sur Juan, et sa voix se bloqua, enveloppée de peur.
— J’ai essayé, s’excusa Nathanaël en arrivant à son tour, essoufflé.
— Tu ne sais même pas d’où il vient. Juan travaille pour les Lombrics, dit Judy à Pierre.
— Juan, dis-lui, dit Judy.
Mais déjà, ses yeux se remplissaient de haine.
— Il sait, lui, dit Juan en pointant Pierre du doigt.
— Tu sais ?
Tout s’explique.
— Passe-moi ce monocle, dit Juan.
Cette fois, il n’hésita pas. Il l’empoigna par le col de son pull et la colla contre la barrière du kiosque.
— Tu ne m’as pas dit, argua-t-elle, apeurée.
— Je m’en fous.
Il offrit sa paume levée au rayon de lune. Pierre les regardait, sans bouger. Fais quelque chose ! La colère bouillonnait. Et la peur. Mais surtout la colère. Elle ne pouvait pas lui donner le monocle. Il était trop précieux. Peut-être que M. Olivertown savait ce qu’il valait vraiment. En ce moment, il paraissait être la personne idéale à qui se confier, maintenant que deux poings lui coupaient la respiration.
— Dans la vie, y a ceux qui sont forts, et y a ceux qui sont faibles. Ceux qui sont faibles obéissent à ceux qui sont forts. C’est tout. C’est simple.
Judy tendit lentement les doigts vers l’intérieur de son blouson. L’adrénaline la paralysait alors que l’air ne passait plus au-delà de sa glotte. Elle sortit l’étui noir et de velours tout chaud du monocle.
Juan relâcha instantanément la pression sur sa gorge et elle s’affala contre la rambarde. Juan passa devant Pierre et s’évapora dans la nuit avec le sifflement du vent. Le calme revint ou presque : déjà, des bribes de conversation qui n’étaient pas les leur remontaient le sentier. Les amis de Juan.
— Le monocle, dit Pierre.
— Le jour où tu maîtriseras l’air aussi bien que lui, peut-être que tu oseras lui botter les fesses une bonne fois pour toute, lui répondit Nathanaël.