10 • Cotonneux

Voilà des heures que je n'arrive pas à dormir. Recroquevillée sur mon lit, je fais virevolter quelques flocons, articulant mes doigts avec émerveillement. Sur ma peau, la matière cotonneuse ne fond pas. Elle brille comme du cristal et flotte avec une telle légèreté. Quelle chose extraordinaire que de savoir faire de telles choses. Bien que la situation soit désespérée, je me console avec ces pouvoirs que je tente de découvrir depuis quelques années maintenant. Avec toute la délicatesse qu'ils m'inspirent. Pour le moment, nous n'avons fait que servir. Zafyra, en revanche, s'est souvent absentée. J'ai quelques soupçons sur la raison. Pour autant, je demeure muette sur ce sujet. Seulement, la peine est reine ce soir, comme depuis si longtemps... Comment percer ton esprit qui broie tant du noir ? J'inspire.

— Zafyra ? Tu dors ?

— Oui, laisse-moi.

— Pourquoi tu ne me parles pas ?

— Parce que je n'en ai pas envie.

— Mais quand nous étions là-haut, tu me disais toujours que je pouvais t'appeler si j'avais un problème.

— Et quel est ton problème ?

— Tu ne me parles plus. Je me demande pourquoi tu m'ignores. J'ai si peur de cet endroit, de ce... Seigneur. J'ai le sentiment qu'il va se passer quelque chose de terrible, il semble si malsain.

— Comment oses-tu dire du mal de lui ?

— Ce n'est pas pour dire du mal de lui, néanmoins...

— Néanmoins quoi ? Nous allions mourir, Ynes. Mourir. Nous faire massacrer, traitées comme des bêtes dont le seul plaisir qu'elles peuvent procurer n'est que leur apparente souffrance. Après des mois de survie. Des mois de désespoir. Il nous a offert tout ce que personne n'aurait pu espérer. Nous avons docilement accepté sa proposition plus que généreuse. Pour ma part, je ne demandai rien de plus que de vivre tout en te sachant vivante, même si cela demande des sacrifices.

— Je sais bien... Seulement, nous étions dans un moment de faiblesse. Avions-nous le choix ? Il n'était pas juste de nous proposer un tel sacrifice dans une telle détresse. Ce pacte ne nous a, pour le moment, apporté qu'os brisés, silence, solitude...

— Et le confort ? Tes dons ? Ton immortalité ? C'est bien plus généreux que ce que nous aurions pu avoir. Tu es stupide de penser de cette manière et de mettre en doute la bienveillance de notre Seigneur. Je ne te conseille pas de continuer de parler ainsi de lui, car je pense qu'il ne serait pas tendre avec ce genre de propos sur sa personne. Il est, certes, très orgueilleux. Mais au fond, il est ambitieux. Alors cesse tes sottises.

Je me redresse, scandalisée.

— Je ne te reconnais plus. Avant, même un roi ne pouvait te faire plier. Ta détermination surmontait le moindre ordre, le moindre danger. Je ne sais plus qui tu es.

— Alors peut-être que nous sommes devenues des inconnues.

— Pourquoi le défends-tu de cette façon ? Tu te rends bien compte qu'il a une attitude malsaine ! Jamais il ne vient nous voir pour savoir comment on se porte. On le sert sans avoir le droit de s'exprimer ! Ce château est une cage ! Et on dirait que tu ne veux plus de moi alors que nous sommes nées sous le même toit, qu'on a pris soin l'une de l'autre, rappelle-toi de ce que nous disait maman à toutes les deux ! Nous avons survécu ensemble parce qu'elle nous a laissées une chance d'échapper aux troupes du roi Aster  !

— Si tu n'es pas heureuse, tu n'as qu'à aller le lui dire toute seule, comme une grande. J'en ai assez. Et ne parle plus jamais de maman !

— Pourquoi Zafyra ? dis-je en pleurs. Que dois-je faire ?

— Je veillerai toujours sur toi. Toujours. Oui, nous ne sommes plus libres, mais notre vie est bien meilleure, il faudra t'en contenter. Arrête de parler maintenant, sinon je vais devoir employer la manière forte pour te réduire au silence.

Je suis pétrifiée. D'abord mère. Puis, elle... Elle qui a tout fait pour me nourrir quand il n'y avait plus de gibier. Pour me couvrir pendant que le vent hurlait. Pour me bercer quand je sanglotais. Le mot « perte » n'a jamais eu autant de sens qu'en cette nuit. Ma bouche, tremblante, inspire de nouveau.

— Zafyra. Accorde mes dernières paroles. Je t'en supplie.

— Je t'écoute.

Les larmes déferlent sur mes joues glaciales. Le souffle court, j'expire mon ultime espoir :

— Depuis que maman n'est plus, tu es devenue l'être que je chéris le plus en ce monde. Autrefois, nous étions heureuses, avant les bannières rouges... Avant toutes ces guerres, toute cette misère. Si j'ai tenu bon, c'est grâce à ton courage. Je ne sais pas si je serai capable de surmonter les épreuves qui nous attendent encore sans toi... Je ne sais pas qu'est-ce qui a fait évanouir tout désir viscéral de liberté depuis que nous sommes ici. Je ne sais plus qui tu es. Mais au fond de mon cœur, tu seras toujours ma grande sœur. Pour toujours. Je t'aime de toutes mes forces, Zafyra. Peut-être que ça t'est égal, mais je souffre de cette distance entre nous. Toutefois, si tel est ton désir, je l'éprouverai mille fois pendant mille ans, car je ne peux te forcer à conserver un lien si doux dont je dois déjà faire le deuil... J'espère que tu sais ce que tu fais, et je te souhaite d'être heureuse dans cette nouvelle vie. Que les déesses veillent sur toi.

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