Ecoutez-moi bien, vous, je vous défends strictement de penser que je me suis rangé du côté des Résistanges, ce n’est absolument pas le cas ! J’ai dit ça uniquement pour qu'ils ne me tuent pas. Evidemment que je m’enfuirai à la prochaine occasion. Et je les dénoncerai. Et ils vont vraiment regretter de s’être attaqué à un Ange de première section ! Bon, pour l’instant, ce n’est pas gagné, je suis tout le temps surveillé. Comme je suis habile avec mes molécules, on m’a ordonné de transporter des marchandises depuis le stade jusqu’aux cachettes les plus profondes d’Arkeide. Et je vois bien que les Résistanges ne me quittent jamais des yeux. Comme par hasard, il y a toujours quelqu'un derrière moi. Ils ne perdent rien pour attendre, ils ne doivent même pas être de sixième classe !
Je me concentre et tends les bras pour m'aider. Ma magie soulève doucement et gracieusement les caisses. Puisque tout le monde me déteste, autant que je les épate avec mes capacités. Moi-même, je m’élève avec une élégance toute maitrisée, ce qui achève de démontrer mon talent -se concentrer sur deux choses en même temps est, en magie, très compliqué-. Essayez donc de faire ça, pauvres incapables !
Une fois que tous les autres Anges ont soulevé leurs caisses -de manière très peu esthétique, bien sûr-, nous formons une grande colonne de transporteurs. On dirait presque qu’on fait un défilé au milieu d’un quartier en ruine... Ridicule. De temps en temps, je remarque le petit bricoleur qui nous donne des indications. Pas en parlant, mais avec des signes. Il nous indique les cachettes qui sont vraiment difficiles à repérer. Terels avait raison, on dirait qu’il surveille Arkeide en continu. Dès que nous ne trouvons plus notre chemin, il apparait pour brandir son index dans une direction.
Après une journée entière de ce nouveau travail, mes molécules sont absolument épuisées. Je suis très doué en magie pour mon âge, mais je suis quand même trop jeune pour travailler aussi longtemps -et avec des caisses aussi lourdes !-. J’ai hâte de pouvoir me reposer. Je reviens au stade avec les autres. Et nous croisons la petite fée qui me dévisage avec un air vraiment froid. Comment cette insignifiante créature ose-t-elle me dévisager ainsi ? Elle n’existe que pour remplacer les bougies de nos lanternes ! La petite fée me désigne et pointe ensuite le doigt vers un autre chargement qui vient d’être inspecté.
- Encore !? Mais j’ai déjà travaillé toute la journée !
Je regarde autour de moi. Tous les Résistanges ont rassemblé leurs molécules, prêtes à contre-attaquer. Cette stupide fée les a tous à ses pieds. Comment est-ce possible !? Je me dirige en grommelant vers les nouvelles cargaisons. Elle aussi, elle le regrettera.
Dée fixe le jeune homme qui s’éloigne. Elle ne comprend pas ce qui est passé par la tête de son ami Terels. Pourquoi recueillir ce gamin en particulier ? Et pourquoi ne veut-il pas en parler avec elle ? Ils ont déjà assez à faire avec le Perce-Magie, ils n’ont pas besoin d’un autre petit rebelle qui leur est complètement inutile. D'autant plus qu'il faut tout le temps le surveiller.
Dée réfléchit encore en se préparant, mais aucune solution ne lui vient. Elle vole jusqu’à la Tour. Elle traverse le mur et se mêle à ses ancienne compagnes. Personne ne le remarque jamais, personne ne se soucie jamais des stupides petites fées qui n’existent que pour servir. Elle regagne sa lanterne, comme tous les lundis de la semaine.
L’Assemblée arrive dans une austérité à faire pleurer un singe rieur -ces petits animaux que l’on trouve dans les forêts de l’Est et qui ne peuvent s’empêcher de s’esclaffer à chaque feuille qui tombe-. Dans la Tour, le sourire est une chose interdite. La seule expression autorisée est le masque de l’impassibilité. Tous les membres de l’Assemblée portent un visage de poupée de cire, parfait et figé. Chaque Ange rejoint son siège. Ces derniers font plus de dix mètres de hauteur pour être sûr que les cheveux ne touchent pas le sol. Tous les Anges sont assis à la même hauteur, disposés en cercle. Il n’y a pas de hiérarchie, à l’Assemblée, ils ont tous déjà été élus par le peuple de la Tour. Chaque Ange propose des projets et tous votent pour ceux qu’ils veulent mettre en place. Mais aujourd'hui, ce sera plus difficile.
Un jeune Ange sonne l’ouverture de la séance et Dée ouvre grand ses oreilles pointues.
J’ai compris les réelles intentions des Résistanges en me faisant transporter des caisses. C’est une torture. Je n’ai le droit à aucune pause ! En plus, tous ces crétins me donnent des coups de pieds à la moindre occasion ! Mais où est sire Terels ? Il devrait me protéger de toute cette racaille ! Maintenant que je n’ai presque plus d’énergie à donner à mes molécules, je dois me rabaisser à marcher. Non mais vous vous rendez-compte !? Marcher comme un vulgaire humain ! Si Mestre Jeidel me voyait, il baisserait mes notes d’au moins soixante pour cents, j’en suis sûr... Et avec tout ça, je dois supporter la présence d’un humain féru de machines qui nous observe sans arrêt. Je suis sûr que, sous ses cheveux, il doit vraiment se marrer en me voyant suer sous l’effort. Lui aussi, il le regrettera. Il fera moins le malin, quand mes molécules disloqueront sa mécanique infernale.
- Nous ne devons plus envoyer de soldats au quartier d’Arkeide, ils disparaissent tous ! s'exclame un Ange qui ne doit pas encore avoir atteint la trentaine. Hier encore, un Mestre, un élève et dix-sept patrouilleurs se sont complètement volatilisés !
- Et comment récupèrerons nous ce quartier, alors ? réplique un Ange bien plus vieux et dont les cheveux descendent fièrement cinq mètres plus bas. Nous ne pouvons pas le laisser aux résistants, ils pourraient atteindre d’autres parties de la ville. Et nous serions alors entourés, nous n’aurions plus aucun contrôle.
- Certes, mais ce n’est pas en envoyant des patrouilleurs en mission suicide que nous règlerons ce problème ! Le Perce-Magie les atteint avant qu’ils ne puissent faire quoi que ce soit, cette méthode est innefficace !
Les autres Anges fixent les deux interlocuteurs, sans savoir quoi dire, tellement cette situation est inhabituelle. Un troisième membre s’introduit dans la débat.
- Effectivement, nous ne pouvons pas envoyer tous nos soldats à la mort, mais réfléchissez bien : ces résistants ne s’approvisionnent qu’avec nos convois qu’ils dérobent. Si nous arrêtons leurs assauts, ils n’auront plus de quoi subsister. J’ai donc deux propositions. La première est que nous cachions la nourriture dans les transports publics, puisqu’ils n’ont jamais osé les attaquer.
Après avoir changé l'itinéraire des convois trente-six-mille fois, ces idiots se décident enfin à changer de tactique. Très bien. Dée ordonnera aux résistants d’attaquer les transports publics. Ils ne comprennent donc pas qu’une lanterne les trahira toujours ?
- Ma deuxième proposition, continue l’Ange, est de couper l’eau dans tout l’extrême Nord de la ville. Cela devrait beaucoup les affaiblir.
Ça, par contre, ça pose davantage problème. Il faudra que Terels en parle avec le Perce-Magie.
Deux heures plus tard, la réunion se termine et Dée regagne le quartier d’Arkeide. La petite fée est très fière d’être la petite informatrice. Celle qui sait tout. Celle qui saura toujours tout. Parce qu’il est plaisant de savoir plus de choses que les autres. C’est un véritable pouvoir. A peine arrivée, Dée fait signe à Naïméda, un dragon très sympathique qui a rejoint leurs rangs il y a à peine un mois. La créature s’approche de sa petite cheffe.
Dée forme un cercle de ses deux mains.
- Il y aura un conseil, devine le dragon -les dragons parlent très bien et ont une excellente articulation. Si un jour vous ne comprenez pas ce que dit un dragon, posez-vous des questions sur votre santé-.
Dée acquiesce et désigne Abeln du doigt.
- Mais le gamin n’y assistera pas... comprend la créature.
Dée place sa main gauche à la verticale -c’est un Ange- et son index tendu vient la toucher en son centre -c’est un intrus-.
- On le confie au Perce-Magie, conclut Naïméda, très fier de ses capacités de déduction.
La petite fée acquiesce. Ce jeune Ange est un traître. Il est hors de question qu’il entende quoi que ce soit de la suite des opérations.
Il n’est pas des leurs.
Elle l’a décidé.