Je vous prie de me croire, quand je vous dis que le quartier d’Arkeide est extrêmement glauque. Sur toutes les façades, les humains n’ont pas pu s’empêcher de placer des sculptures d’un réalisme saisissant. Niveau artistique, je n’ai rien à dire, c’est très beau, mais cela serait moins effrayant s’ils daignaient représenter autre choses que des créatures monstrueuses. Nous voletons pendant une dizaine de minutes au milieu de monstres marins, de petits diablotins et d'oiseaux dentés, quand enfin, le grand et sublime Terels se décide à lancer la conversation -en tant qu’élève, je n’ai pas le droit de le faire-.
- Comment t’appelles-tu, mon garçon ? me demande-t-il.
- Abeln, élève trois-cent-quarante-et-un de la section première, je répond machinalement, la tête haute.
- Enchanté, moi, c’est Terels.
Evidemment qu’il s’appelle Terels, comme si je ne le savais pas ! On m’apprend à reconnaître son portrait depuis mes cinq ans. Une fois, on m’a même ordonné de le sculpter avec mes molécules et je vous assure que son arcade sourcilière est vraiment trop dure à faire.
- Sire Terels, que faites-vous ici ? Cela fera bientôt trois mois que l’Assemblée vous cherche désespérément ! Nous étions sûrs de vous avoir perdu ! Que fabriquez-vous en plein milieu d’Arkeide ?
- Ecoute-moi bien, mon garçon, je ne suis plus celui que la Tour a connu autrefois. J’ai bien changé, depuis l’époque.
- Oh, je comprends, vous avez décidé de changer d'affectation... Etes-vous devenu patrouilleur ? Est-ce pour cela que vous côtoyez la population de Domélyl ? Oh, d'ailleurs, sire, dites-moi qui est ce petit humain blond ! C’est incroyable qu’il ose me défier, alors que je pourrais le tuer en trois secondes !
Terels sursauta. Quel inconscient ! Le Perce-Magie les suivait certainement de loin et son ouïe était redoutable ! Heureusement, après cinq secondes, il n'y avait toujours pas d'intrus. Soit le bricoleur n'avait pas entendu, soit il avait renoncé à tuer le petit Ange. Après son instant de frayeur, Terels baissa les yeux pour découvrir un jeune homme avide de savoir. Le petit Ange ne méprisait pas le Perce-Magie. Il l’admirait. Cela se voyait dans ses grands yeux pétillants.
- Ecoute petit, tu devrais arrêter de parler de lui comme tu le fais. Il serait capable de te tuer avant que tu n’aies propulsé la moindre molécule, grogna le vieil homme.
- Ah oui ? répondit le jeune homme visiblement étonné, quel est son grade ?
- Les humains n’ont pas de grades...
- Quoi !? Mais comment savent-ils à qui ils doivent obéir ?
- Eh bien, il y a d’autres sortes de hiérarchies, plus discrètes que nos grades...
- Oh, je comprends... Mais comment en êtes vous arrivé à fréquenter cet homme méprisable ?
- Mais tais-toi, bon sang !!! Tu ne comprends donc pas qu'il pourrait tous nous tuer, s'il le voulait !? Tu ne comprends pas que le quartier tout entier lui appartient et qu'il sait tout ce qu'il s'y passe !?
- Je m'excuse, je ne pouvais pas le savoir... Mais dites-moi, comment l'avez-vous rencontré ?
Terels soupira.
- C’est une histoire compliquée, mon garçon... Je ne suis pas sûr que te la raconter t'éclairerait vraiment...
- Bien, mais faites tout de même attention, ce genre de fréquentation pourrait vous valoir un très mauvais jugement de l’Assemblée ! rappela le jeune homme, un index en l'air.
Terels soupira à nouveau. Ce jeune homme ne serait pas facile à intégrer parmi les Résistanges.
- Ecoute, mon garçon... Oublie tout ce que tu as appris sur moi, la seule information importante est celle que je vais te dire maintenant : je suis le chef de la nouvelle résistance.
Je n'ose rien dire. Je ne sais pas trop si je dois le croire. Au final, rien ne me dit que ce n’est pas un examen surprise. Mieux vaut que je ne conteste pas, ils testent certainement ma capacité d'improvisation dans une situation de mutinerie. Mais en même temps, cet homme a l'air vraiment sincère...
- Mais alors... C’est vous qui abordez les convois de marchandise ? je m'exclame.
- Oui, c’est nous.
- Quoi !? Savez-vous combien d’argent nous avons perdu, à cause de ces barbaries !?
- L'affaiblissement économique de la Tour était notre but, à vrai dire...
Je le dévisage. Non, je ne peux pas le croire. Cet illustre homme que j’ai étudié en cours ne peut pas avoir organisé ces assauts... C’est un examen surprise, forcément. Oui, c’est un examen surprise. J’en suis sûr et certain. D'ailleurs je commence à m'inquiéter pour ma note, je n'ai jamais appris à gérer une rébellion, moi...
- Nous arrivons au stade, notre repaire, annonce Terels.
Je suis étonné que les humains soient capables de telles prouesses architecturales. Le Stade d’Arkeide est vraiment époustouflant ! Comme tous les autres bâtiments, il est décoré de petites sculptures de bois, de bandes de tissu et de dorures, ce qui, en fait, donne l’impression que ce n’est pas du tout un stade. Nous nous faufilons par l’entrée des concurrents. Aussitôt, je sens un mouvement et je suis violemment plaqué au sol. Mes molécules se retrouvent toutes immobilisées par d'autres particules. Une patte toute poilue et pleine de griffes maintient mon épaule contre le sol. Un dragon ! Je tourne la tête en m’écorchant la joue. Le tableau qui s’offre à moi est majoritairement composé du gravier sous ma joue et… de silhouettes bleues. Une foule de créatures magiques. Il y en a tellement ! Des Anges, des dragons, des fées. Ici, à Arkeide !? Comment est-ce possible !? La rumeur était donc vraie !? Il y a une résistance magique dans le quartier d'Arkeide ! Je ne comprends plus rien. En temps normal, toutes ces personnes ne sont même pas autorisées à me regarder dans les yeux. Et voilà qu’elles se mettent à m’agresser comme si le règlement de la Tour n’avait jamais existé ! Je réussis à tourner la tête vers Terels, mais il ne me regarde pas. Il est aussi tendu que moi et je dois finalement me rendre à l'évidence. Ce n'était pas un examen surprise.
Terels resta figé. Une petite fée, au centre de la pièce, retenait toute son attention. Dée le dévisageait, l’air grave. Cette vue lui était insupportable. Il tenait beaucoup trop à elle pour la voir le foudroyer du regard ainsi. Elle semblait dans l’incompréhension la plus totale.
- P-ou-r-qu-o-i-c-e-j-eu-ne-ho-mme ?
- I-l-p-eut-n-ou-s-ai-d-er-c-o-mme-l-es-au-t-res.
- I-l-n-e-v-ou-d-r-a-p-as-i-l-est-hau-t-g-r-a-d-é. I-l-n-ous-t-r-a-hi-r-a.
Car c’était bien cela, le problème. Le petit Ange était d’un grade immense, contrairement à tous les Résistanges. Pourquoi voudrait-il être un résistant, alors qu’il avait une place toute désignée à la Tour ? Il allait s'enfuir, c'était sûr et certain. Et dévoiler à l'Assemblée l'identité de tous les résistants. Les Résistanges avaient tous de la famille restée à la Tour. Si jamais ce gamin les dénonçait, tous leurs proches seraient déshonorés. Terels ne sut pas quoi dire pour tenter de les convaincre tous. C’est vrai, ce jeune homme était irrécupérable. On lui avait bourré le crâne de règles stupides depuis son plus jeune âge. Comme tous les Enfanges des hauts dirigeants, il avait vécu dans le confort des compliments. Mais le vieux magicien avait besoin de ce petit Ange. Il devait le garder auprès de lui. C’était très important. Il s'apprêtait à parler, mais une autre voix fut plus rapide que la sienne.
- Je rejoins votre combat ! hurla Abeln, la joue encore comprimée contre le sol.