11. Et si on dansait ?

La salle de spectacle est remplie de monde.

Ça murmure, ça parle, ça crie.

Les instruments aussi, ils parlent. Ils parlent en s’accordant.

Les grandes flûtes se dressent fièrement sur la scène.

Les violes regagnent leurs places entre les jambes des musiciens.

Et les voix s’échauffent.

May’ké est aussi sur la scène, mais il bricole, ce qui n’est pas aussi spectaculaire.

Il lève les yeux et a une bouffée de trac, tellement il y a du monde en face de lui. Mais bon, personne ne le voit. Ces gens ne sont qu’illusion.

Une illusion illusoire.

Voilà, les instruments sont enfin en harmonie.

On peut alors appeler «musique» leurs paroles.

Elle vole, la musique.

Elle plane, la musique.

Elle se faufile dans les moindres recoins de la pièce.

Elle se faufile dans toutes les petites oreilles de la salle.

- Et si on dansait ? s’exclame Eivind. Je suis sûre que tu danses super bien !

- Je t’emmerde.

- Oh quelqu’un arrive !

- Je sais.

- Eh May’ké, t’es gentil avec le petit jeune homme, hein ? Interdiction de faire ton grognon !

- Je t’emmerde.

La Fillette dans le Vent lui fait une dernière accolade et disparaît.

 

Et au même moment, les deux Résistanges apparaissent au fond de la salle.

Enfin, on remarque surtout le dragon, il est énorme, tout bleu et lumineux. Il tire le gamin qui se cache derrière lui. Avec sa queue, parce que la queue des dragons est munie de petits crochets.

La créature s’avance en marchant sur les sièges, alors que c’est totalement interdit. Les griffes, plus longues que des couteaux, lacèrent le pauvre cuir déjà abîmé par le temps.

May’ké aimerait l’engueuler pour cet acte de vandalisme, mais il ne le fera pas.

Il a toujours été incapable de hausser la voix.

Tant pis, il réparera les sièges, encore et encore.

Le dragon s’arrête juste devant la scène et s’exclame de sa voix parfaite, tellement parfaite.

- Eh, il faut que tu le gardes quelques heures. Et interdiction de le tuer.

- Dans tes rêves, répond May’ké de sa voix absolument imparfaite.

- C’est pas comme si t’avais le choix, répond la créature dont la fourrure se met à frémir -c’est comme ça qu’on voit quand les dragons rient-.

Avec sa gueule, le reptile soulève le jeune Ange par le col et le jette sur la scène. Le petit magicien s’effondre sur le bois teinté dans un grincement effrayant.

Le dragon part.

May’ké continue de bricoler, comme si de rien n’était et sonde le gamin.

Il a pas l’air bien.

Ses molécules sont complètement affolées.

Et épuisées.

Tellement épuisées qu’elles traînent par terre.

Il va vraiment pas bien, ça se voit.

May’ké ne parle pas. Ça fait longtemps qu’il a perdu le réflexe de demander aux gens s’ils vont bien.

- Vous allez me tuer, n’est-ce pas ? gémit le gamin en se redressant.

May’ké ne répond pas. Ils en ont parlé juste avant avec le dragon, il avait qu’à écouter.

Le Perce-Magie se lève en titubant.

Comme il voit rien, il traverse la scène en suivant les bandes adhésives sous ses pieds. Les artistes les plaçaient là pour savoir où se positionner.

Il va derrière les coulisses alors qu’il est même pas comédien. Il vaut pas mieux que le dragon, au final.

Il s’approche d’un coffre.

Il l’ouvre.

Il sort une couverture.

Et l’amène au gamin.

 

Je n’en crois pas mes yeux. Le bricoleur me donne une couverture. Crise de gentillesse ? C’est ma théorie la plus probable. Je m’emmitoufle pendant que l’homme mystérieux se rassied pour se remettre à bricoler. Je le regarde faire. Je suis un peu frustré de ne pas pouvoir distinguer son visage. Le seul humain que je vois de toute ma vie, je ne connais même pas ses traits ! Dans ces conditions, impossible de lui donner un âge... J’observe ses mains, beaucoup trop longues et beaucoup trop rapides. On dirait de petits animaux indépendants de la tête pensante qui est au-dessus. Des petits animaux aux mouvements mécaniques. Il y a là quelque chose d’hypnotisant.

 

May’ké sait très bien que le gamin le fixe.

Inconsciemment, les magiciens orientent leurs molécules vers ce qu’ils regardent.

Et là, il sent qu’elles sont orientées vers lui.

Mais bientôt, les petites particules bleues s’immobilisent sur le sol.

Ça, ça arrive quand les Anges s’endorment.

- Il est trop mignon ! s’exclame la Fillette dans le Vent en s’approchant du jeune homme assoupi au milieu de la scène.

- Ta gueule, c’est un Ange, murmure May’ké qui a très peur de le réveiller.

- Et alors ? Il est quand même trop beau et trop mignon !

- Tous les Anges sont des mannequins.

- Il est quand même trop beau.

- Je crois que t’es un peu petite pour ce genre de choses, gamine.

- J’ai plus de mille ans, petit May’kinou !

- Quoi !? Et t’es si peu mature !?

La gamine est trop vexée. Hé, hé, hé. Bien joué, May’ké.

Mais elle ne s’avoue jamais vaincue. Elle esquisse un sourire moqueur.

- Parce que toi t’es mature ? Tu dis rien à part «ta gueule» et «je t’emmerde» !

- C’est des insultes, alors c’est très mature.

La petite fille éclate de rire.

- J’ai changé d’avis, May’kinou, c’est toi, le plus mignon !

Eivind enjambe les longs cheveux étalés au sol et approche sa main du visage ensommeillé. Elle plonge son doigt à travers l’une des paupières.

Les yeux sont le passage.

Le passage pour le monde des rêves.

La fillette devient toute fine et se faufile dans l’oeil qui se referme aussitôt.

Quelques secondes plus tard, l’Ange est en proie au plus violent des cauchemars.

Et il ne se réveillera pas. On ne se réveille pas dans les créations de la Fillette dans le Vent.

Une, deux, trois, quatre heures passent.

Elles filent, les heures, elles filent.

Apparement, la Fillette dans le Vent est rassasiée, l’Ange ne cauchemarde plus depuis un petit moment.

Tout à coup, le Perce-Magie sent de la magie qui approche.

Sa nuque pulse, comme un deuxième cœur. Un cœur douloureux.

- On bouge, petit.

 

Une voix caverneuse me réveille. En l’entendant, je n’ai pas vraiment envie de me lever, mais voir le blondinet armé debout à côté de moi ne me rassure pas vraiment. Alors je me redresse immédiatement. Bon. Bonne nouvelle, je vais quand même mieux qu’avant.

Le bricoleur se faufile entre les sièges pour se rendre à la sortie Est du bâtiment et je le suis à la trace. En marchant, je fixe les jambes de mon guide. Je suis étonné qu’il ait autant de peine à marcher. On dirait que sa jambe gauche cherche constamment à faire un croche-patte à la droite. Malgré ça, nous sortons de la salle, nous traversons trois rues et nous nous engouffrons dans une énorme librairie. Je sais que c’est une librairie, parce qu’elle porte une énorme enseigne avec l’illustration d’un livre ouvert. Ces humains sont vraiment obligés de faire des dessins partout...

Nous escaladons trois étages remplis d’ouvrages qui ne sont éclairés que par des petites lampes. Le bricoleur s’approche du comptoir et tripote quelques câbles. Tout s’éteint. Ça ne me plaît vraiment pas. Je n’aime pas l’obscurité. Heureusement que je suis lumineux. Mais, à mon grand étonnement, je ne suis pas le seul à l’être. Quelque chose brille sous les cheveux du petit humain. Une lueur bleue qui ne parvient qu’à jeter des petits éclats sur ses habits rapiécés. Il s’installe en tailleur devant une fenêtre et se tourne vers moi.

- Tu fais trop de lumière. Mets-toi là.

Je m’installe dans un coin, entre deux rayons qui, je crois, sont destinés à la gravure. Et j’observe le petit résistant. Ah non, mais ne croyez pas qu’il m’intrigue, hein. Non, non, vraiment pas. Bon ok, cet humain pique légèrement ma curiosité...

Il place son arme sur son épaule et tire plusieurs fois sur un levier, comme s’il s’agissait d’un jouet mécanique à remonter. Les grandes roues tournent par à coups, en cadence avec les mouvements de sa main. Ensuite, il semble viser sa cible. Il attend quelque secondes et baisse une petite languette vers le bas. Toute la mécanique tremble. Elle ne fait aucun bruit, mais je crois bien que quelque chose est parti par la fenêtre.

 

Voilà.

Parfait.

Une bonne chose de faite.

May’ké aimerait bien aller chercher les cadavres, mais après réflexion, il ne peut pas laisser le gamin voir ça.

A son âge, il avait été traumatisé pour moins que ça.

Non, mieux vaut que ce jeune homme ne voie pas ses congénères assassinés.

Mieux vaut qu’ils restent tous les deux ici, au milieu des rayons documentaires.

 

Le petit homme ne bouge plus et, au bout d’un moment, il se remet à bricoler. Encore... Et qu’est-ce que je fais, moi ? Nous restons silencieux pendant au moins huit heures, jusqu’à ce que je me lance d’une voix ridiculement hésitante qui aurait désespéré tous mes professeurs.

- Sire... Le Perce-Magie... C’est vous, n’est-ce pas ?

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