10 — Le Restaurant

Par Rouky

Le Bouc Emissaire

 

Le restaurant "Chez Léonie", en plein centre d'Ossenoir, avait connu des jours meilleurs. La peinture s'écaillait par endroits, l'éclairage tremblotait, et une odeur persistante de graisse rance s'accrochait aux nappes. Mais chaque jeudi soir, sans faute, la table 9 — tout au fond, près de la cuisine — était réservée pour six clients.

Des vieillards. Tous au crâne chauve ou couvert de cheveux fins et blancs, habillés de noir, toujours silencieux. Ils arrivaient à 20h02 précises, repartaient à 21h01 sans un mot. Ils mangeaient tous le même plat : le ragoût de la maison, préparé chaque semaine à l'identique selon une recette manuscrite ancienne retrouvée dans le sous-sol lors de la rénovation du lieu.

Léonie Rôturier, la cuisinière, était jeune et pleine d'idées. Elle n'avait jamais bien compris pourquoi ces vieux semblaient si... figés. On disait qu'ils étaient amis d'enfance, ou membres d'une vieille société de notables. Une légende. Rien de plus.

Un jeudi, un ingrédient manqua : une épice rare, une poudre brunâtre que la recette appelait "saule noir fermenté". Léonie le remplaça par un mélange maison. Le plat sentait meilleur, plus moderne, selon elle.

Lorsque le serveur, Pascal, revint de la salle, il s'approcha, pâle :

— Les clients de la table 9... veulent te parler.

Léonie fronça les sourcils. Cela n'était jamais arrivé.

Elle s'approcha lentement de la table. Les six vieillards s'étaient figés. L'un d'eux, les yeux voilés d'un blanc laiteux, leva la tête.

— Tu ne veux pas savoir ce que tu viens de briser.

Puis, d'un seul mouvement, ils se levèrent, posèrent leur argent sur la table, et sortirent en file indienne.

Léonie retourna en cuisine, déstabilisée. La soirée se termina sans incident apparent.

Mais en fermant le restaurant, elle entendit des murmures. Faibles. Étrangers. Comme une langue ancienne fredonnée à l'envers.

— T'as entendu ? demanda-t-elle à Gérard, son collègue.

— Entendu quoi ? Il n’y a que nous deux ici. Va chercher des verres, je vais descendre chercher une bouteille.

Il disparut dans l'escalier menant à la cave.

Le temps passa. Dix minutes. Quinze. Toujours pas de Gérard.

Léonie descendit à son tour. Les murmures s'intensifiaient à chaque marche. Des mots inconnus, une cadence hypnotique, presque chantante.

La cave était plongée dans une pénombre rougeâtre. Elle trouva Gérard au sol, la gorge ouverte d'une oreille à l'autre. Les yeux grands ouverts, figés dans l'effroi. Un couteau ancien était posé à côté, gravé de symboles païens.

Elle cria, recula.

Puis entendit des pas dans l'escalier.

Les six vieillards se tenaient là, deux sur chaque marche. Leur visage étaient sans expression, les yeux luisants comme de vieilles pierres humides. Ils ne parlaient pas, ne semblaient même pas respirer.

Léonie leur jeta un seau, des bouteilles. Tout les traversa comme du vent.

Ils s'écartèrent alors. Quelque chose descendit les marches derrière eux.

Un bouc noir. Immense. Droit sur deux pattes. Le torse velu, les cornes tordues vers le plafond, les yeux étincelants d’une lueur cramoisie.

Les murmures devinrent des cris. Des invocations. Des pleurs. Des rires déments.

Léonie ne pouvait plus bouger. Elle était figée. L’air était épais. Sa gorge brûlait.

Le bouc s’approcha. Lentement, il posa une main noire sur son front. Puis il l’embrocha de ses cornes.

Léonie s’effondra. La cave s’emplit d’une chaleur putride. Les vieillards hochèrent la tête.

Le lendemain, le restaurant ouvrit comme si de rien n'était.

La table 9 fut prête. Les six vieillards revinrent. On leur servit un nouveau plat.

Une viande tendre. Rouge. Savoureuse. « Incomparable », dit l'un des clients du jour, les yeux humides.

Et cette nuit-là, la recette fut modifiée à jamais.

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Talharr
Posté le 30/06/2025
Les clients de la table 9, sont très à cheval sur la préparation des plats.
Attention aux prochains cuisiniers...
Et ce bouc, d'où sort-il ? Un ami du monsieur du marais ?
J'attends la suite :)
Rouky
Posté le 30/06/2025
La scène du bouc m'a notamment été inspiré par le film The Witch, que je recommande si tu aimes les frissons ! ^^

Tu n'attendras pas trop longtemps alors, car écrire cette histoire est si addictive que la suite sera vite disponible ! :-)
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