La Bobine du Chrysanthème
Le Cinéma Obscura, dernier vestige des années 30 d’Ossenoir, était un lieu que le temps avait oublié. Les fauteuils de velours rouge décolorés grinçaient, les murs étaient couverts de moisissures, et les toiles d’araignées formaient désormais un rideau permanent dans les recoins. L'air y était humide, collant, et portait une odeur persistante de renfermé et de pellicule brûlée. Pourtant, chaque soir, un ou deux curieux venaient encore s’y asseoir, surtout pour le charme mélancolique du lieu.
Marc Cadence en était le projectionniste. Solitaire, amoureux des pellicules, il passait le plus clair de ses nuits dans la cabine, à manipuler les bobines poussiéreuses comme des reliques sacrées.
Un soir, en fouillant dans les archives pour préparer une rétrospective, il tomba sur une bobine sans étiquette. Aucune date, aucun titre. Juste un film en 35 mm enroulé sur un noyau rouillé, légèrement poisseux au toucher, comme suintant une humidité ancienne. Intrigué, il la mit de côté.
Plus tard dans la nuit, après la dernière séance, il resta seul dans la salle. Il inséra la bobine, baissa les lumières, et lança la projection.
Le film était muet. Tremblant. En noir et blanc, saturé de grains. Les premières images montraient des paysages inconnus, brumeux, irréels. Une forêt d’arbres tordus. Un marais sans fin. Un manoir noirci par le temps, battu par une pluie invisible.
Puis, des silhouettes apparurent. Immobiles. Floues. Et pourtant, Marc sentait qu'elles le regardaient. Il cligna des yeux. L'image devint plus nette. Une seule silhouette restait, debout, au centre de l'écran.
Un homme.
Vêtu d’un long manteau noir, le visage voilé par l’ombre, sauf deux yeux rouges qui brillaient comme des braises. Il fixait la caméra. Non, il fixait Marc.
Dans ses mains, il tenait un bouquet de chrysanthèmes fanés. Lentement, il fit un pas en avant. Puis un autre. Comme s’il voulait traverser l’écran.
Marc coupa la projection dans un frisson de panique. Le silence de la salle était absolu. Seul restait le bruit de son souffle erratique.
Il rentra chez lui, le cœur battant.
Cette nuit-là, il rêva de voix. Des dizaines de voix. Enfants, vieillards, tous murmuraient son nom. Et dans l’ombre, les silhouettes floues dansaient, certaines mutilées, d'autres démembrées, rampant comme des insectes. L’homme aux yeux rouges se tenait au centre, lui tendant les bras. Il souriait. Ses dents étaient longues, jaunes, et trop nombreuses.
Au matin, Marc se leva en sursaut. Il trouva, posé sur son lit, un bouquet de chrysanthèmes flétris, trempés, et couverts de terre. Un doigt décomposé était enroulé dans la ficelle.
Les nuits suivantes furent pires. Chaque matin, les fleurs revenaient. Parfois mouillées, parfois entourées de petits vers blancs. Une nuit, il trouva un oeil au centre du bouquet. Il le vit cligner.
Une semaine plus tard, pris de folie ou de curiosité, il retourna au Cinéma Obscuria. Il remit la bobine en place. Lança la projection.
Mais cette fois, ce n'était plus un film.
L'écran était noir. Aucun son. Puis, des cris. D’enfants. Suppliants. « Aidez-nous ». « Il nous a pris ». « Il est dans le marais ».
Des images jaillirent ensuite : des corps flottant dans l’eau noire, des crânes fendus, un marais hanté, le manoir de Malebrume, une bête monstrueuse aux crocs démesurés, un miroir fêlé qui saignait, des enfants enfermés dans des cages de fer, des visages déformés par la terreur.
Marc hurla. Il tenta d’éteindre le projecteur. Il arracha la bobine. Mais le film continuait. L’écran brillait toujours. Plus il tentait de fuir, plus le projecteur sifflait.
Et soudain, l’homme était là. Au centre de l’écran, immobile. Les yeux rouges plus brillants que jamais.
Il tendit la main.
Et la main sortit de l’écran.
Longue, glaciale. Noire comme le charbon. Les ongles, crochus et sales, pendaient comme des griffes. Elle saisit Marc par le col.
Il hurla. Se débattit. Les fauteuils du cinéma claquèrent tous en même temps. Une odeur de terre humide, de moisi et de chair pourrie envahit la salle.
La main tira.
Et Marc disparut dans l’écran. Ses ongles raclèrent le sol, laissant des traînées sanglantes.
Le film s’arrêta net. L’écran redevint noir.
Puis un ricanement. Sourd, rauque. Comme un rire étouffé depuis les profondeurs d'un caveau.
Il n'y eut plus de projections au Cinéma Obscuria.
Mais certains soirs, très tard, les passants affirment voir de la lumière filtrer par l’entrebâillement des portes, et entendre des pleurs derrière l’écran.
Ahh tout s'assemble. L'histoire se dirige vers un point.
Intéressant et les détails dans la salle de cinéma et chez lui nous mettent bien dedans.
Je continue, hâte de savoir où tout ça va nous mener :)