10 Les songes de Lucie

Entre les heures de cours et les activités de la vie quotidienne, les entraînements s’enchaînaient désormais à une vitesse folle, et aux traditionnels bleus et brûlures, s’invitaient désormais coupures et crampes. N’importe qui aurait baissé les bras devant ce matraquage quasi militaire, mais Edmond ne bronchait toujours pas, et Rose en admirait son courage et sa détermination. Les premiers résultats perçaient de leurs formes le corps d’Edmond, le spectre de ses muscles devenant tangible. La poigne ferme, Rose le releva et lui déclara :

   — Si tu continues à faire autant d’efforts, d’ici un mois on ira sur le terrain.

   Edmond acquiesçât, le souffle court. Il était assez fier de lui, car bien que transpirant à grosses gouttes, la peau rougie et les vêtements bardés de transpiration lui collant à la peau, l’état de Rose manquait lui aussi, et pour la première fois, de fraîcheur. Il s’assit, ingurgitant de grande quantité de boisson énergisante. S’étirant les épaules, le cou et les jambes, il se rendit compte que chacun de ses muscles lui faisaient mal, et c’est ainsi qu’il en découvrit de nouveau.

   — Il va me falloir un bon kiné je pense, déclarât-il en allongeant ses jambes.

   Rose s’épongea le front et lui lança une serviette qu’il attrapa au vol. Elle observa les auréoles sur sa brassière saumon avec une certaine satisfaction. Même l’étoffe grise de son legging avait viré au foncé. Reprendre les entraînements de la sorte faisait du bien, dérouillant son corps et le ramenant à son meilleur niveau. S’étirant à son tour, elle demanda par pure politesse :

   — Qu’est ce que vous allez faire ce soir avec Lucie ?

   — Je vais la présenter à mes amis George et Serge, nous allons tous ensemble au cinéma voir Prisonners, répondit-il en s’épongeant à son tour le visage.

   L’expression de Rose s’illumina sous ses rougeurs.

   — Ah, on se croisera peut être alors ! Nous y allons aussi avec Sophie.

   — Ah bon ? Vous allez voir Prisonners aussi ?

   Le visage de Rose rougit quelque peu.

   — Non, on va voir… hum hum… la vie d’Adèle.

   Edmond ne put s’empêcher de pouffer.

   — Oh ça va ! C’est Sophie qui a choisit et c’est par simple curiosité…

   Elle jeta sa serviette dans un petit panier à linge dans l’armurerie, et récupéra celle d’Edmond pour en faire autant.

   — Elle m’a dit de te dire que la première semaine de Lucie s’était bien passée d’ailleurs, et qu’elle était plus que satisfaite.

   — Ah ? Tant mieux, dit Edmond avec un grand sourire. Lucie à l’air d’être contente elle aussi. Elle pense qu’elle ne vous remerciera jamais assez pour ce que vous avez fait.

   — Il n’y a pas de quoi, c’est normal, répondit Rose d’un ton maternel, rangeant les différentes armes en bois qu’ils avaient utilisés.

   — Je pense qu’elle en fait tout autant pour toi. Tu sais pourquoi elle s’est retrouvée dans la rue ?

    — Non, dit-il en s’étirant maladroitement. Et je n’ose pas lui demander. J’attends qu’elle m’en parle d’elle-même. Je pense même que j’ai un peu peur de la réponse.

   Rose acquiesçât d’un mouvement de tête. Il fallait mieux éviter de la perturber. Elle releva trois mannequins de paille qu’elle plaça au font de la salle, et tendit à Edmond un tuyau de cuivre.

   — Tu t’entraînes vingt minutes à utiliser ton pouvoir sur les mannequins, et on s’arrêtera là.

   Edmond s’exécuta. Malgré la fatigue musculaire, sa capacité à utiliser son pouvoir s’était améliorée. Il sortait désormais des ondes plus rapidement, et plus puissantes. Manquait encore la précision.

   Rose l’observait avec pédagogie, et lui donnait quelques conseils. Quand le troisième mannequin de paille fut à terre, elle arrêta la séance.

   Ils se lavèrent et se séparèrent ensuite. Edmond rentra endolorie, des courbatures languissantes s’insinuant dans chaque parcelle de son corps. Les quelques minutes d’utilisation de son pouvoir avait suffit à faire apparaître un léger mal de tête. Remontant avec automatisme les rues, il ne se rendit même pas compte qu’il arrivait à la porte de la cité universitaire. Les derniers rayons du soleil moururent dans un éclat écarlate, et la nuit ramenait son manteau sombre parsemé d’étoiles. L’air frais de l’automne aéra son cerveau, et sa migraine disparue aussi soudainement qu’elle était apparue. Il n’avait plus qu’une hâte, retrouver Lucie et l’emmener au cinéma. Quand il arriva, cette dernière discutait joyeusement dans le couloir avec Héloïse, et après un rapide bonjour, partit se préparer, laissant Edmond seul avec sa voisine, qui en profita pour le taquiner.

   — Bah alors, on ramène des filles et on ne me prévient pas ? dit-elle en lui donnant un léger coup d’épaule.

   — Ce n’est pas ce que tu crois, répondit Edmond entre ses dents. Elle n’a aucun endroit où aller pour l’instant, et je l’héberge.

   Devant le regard interloqué de la jeune femme replète, Edmond lui expliqua toute l’histoire. A quelques détails près.

    — Ah le fumier, tu as bien fait de lui casser la gueule ! s’exclama Héloïse, remplie d’une fierté étrange. C’est génial ce que tu as fait !

   — Tu n’en parles à personne hein ! dit-il, angoissé. Je ne veux pas qu’elle ait des problèmes. Je compte sur toi !

   — Tu me connais ! répondit-elle d’un ton jovial. Je garderais ton secret. Mais on devrait manger ensemble tous les trois ! Elle à l’air gentille, et j’aimerais bien la connaître.

   — La semaine prochaine si tu veux. Ce soir je lui présente déjà mes amis.

   — George et Serge ? Tu diras à Serge que s’il veut un lit un de ses quatre, qu’il n’hésite pas !

   Il rigola.

   — Je n’y manquerais pas !

   Edmond pénétra dans la chambre, attendant Lucie assis sur le lit, regardant la télévision. Précédé par un panache de vapeur blanche, la vision de la jeune fille apprêtée fut un véritable choc. Portant une robe verte mettant en valeur ses hanches, s’accordant avec ses yeux olive clair, il ne l’avait jamais vu aussi belle. Un trait de mascara lui donnait un air de biche, ses cheveux châtains avaient retrouvé un peu d’éclat, et des reflets blonds illuminaient son visage. Ses lèvres, nacrées de rouge, étaient pulpeuses, et il le remarqua, en forme de cœur. Un frisson lui parcourut l’échine.

    — Ça… ça te va bien, balbutia-t-il.

    — Merci ! répondit-elle en souriant. Elle fit un tour sur elle-même afin de lui faire profiter de la légèreté de la flanelle constituant sa robe.      

    — Alors on y va ? ajouta-t-elle d’un ton enjoué.

   D’un air absent, il fit oui de la tête. Ils prirent la voiture, et après quelques minutes de voyage sur le périphérique, le cinéma se dévoila à eux, ses grands néons bleus perçant au loin à l’horizon. George et Serge attendaient sur les canapés dans le hall, les jambes croisées dans leurs pantalons décontractés, discutant de leur sujet préféré. Lucie se présenta comme la voisine, dans un mensonge parfaitement orchestré, dont les huiles en découlant la décrivaient comme une étudiante en art, travaillant comme serveuse pour payer ses études. Lucie comprit tout de suite ce qui rapprochait les trois amis. N’allant pas jusqu’à dire qu’ils lui faisaient pitié, leurs attitudes gauches, leurs penchants geek, le physique rachitique qui les rassemblaient les rendaient certes pas très séduisant mais singulièrement attachant ; ils s’entendaient comme cul et chemise, rigolaient de bon cœur, et rapidement, elle se sentit très à l’aise avec eux.

   Ils faisaient la queue au guichet quand Serge, observant les gens qui entraient et sortaient du complexe, s’exclama :

   — Eh! Mais c’est madame Finn !

   Au même moment, Rose se retourna, prit Sophie par le bras et fit un signe à Edmond et Lucie. Le couple de filles se rapprocha d’eux, mettant totalement dans l’embarra Serge qui ne savait plus où se mettre.

   — Salut les gars ! dit chaleureusement Sophie, replaçant derrière ses épaules d’un geste gracieux la soie de ses cheveux enflammés.

   Elle fit la bise à Edmond et Lucie, impactant de mutisme des George et Serge aux yeux écarquillés, à la mâchoire tremblante. Rose salua à son tour Lucie, puis le couple, dans une extrême politesse, attendit qu’Edmond les présente pour faire à leur tour la bise à ses amis.

   — Oh pardon ! Je vous présente George et Serge, mes amis ! Serge suit tes cours Rose !

   Serge rougit de plus belle alors qu’un sourire chaleureux se dessinait sur le visage de Rose. Celui de George lui se décomposa quand la jolie rousse lui tendit la joue.

   — Ça va commencer, s’exclama Sophie en observant les écrans de contrôle après cela. Elle prit par la main sa concubine et l’entraina vers leur salle.

   — On se voit plus tard les gars !

   Alors que les filles partaient à leur séance, main dans la main, George et Serge bombardèrent Edmond de questions :

   — Comment-tu-les-connais-où-tu-les-as-rencontrer-est-ce-qu’elles-sont-sympas-quand-est-ce-qu’on-boit-un-verre-avec-elle ?

   Devant tant d’excitation, Edmond et Lucie expliquèrent calmement (par un autre mensonge incroyablement travaillé) les avoir rencontré en soirée dans un bar. Après avoir assouvit la curiosité des deux comparses, la petite bande se dirigea à son tour à sa salle. Lucie était remplie d’allégresse en pénétrant derrière eux dans l’antre plongée dans l’obscurité. Ils s’installèrent en plein milieu, et elle s’enfonça profondément dans les fauteuils molletonnés avec bonheur. Les premières images lui indiquèrent qu’elle aurait peut-être besoin de lunettes ; se surprenant plusieurs fois à regarder Edmond, l’écran répercutait des reflets bleutés sur son visage. Elle observa sa main, posée là, sur l’accoudoir. L’idée la frappa comme un coup de tonnerre. Une envie s’insinuant tel un venin dans ses veines, ce besoin de rapprocher sa main de la sienne, de l’effleurer, juste un peu ; cette impression que si elle ne le faisait pas, le monde allait s’écrouler. Alors ses doigts glissèrent jusqu’à l’accoudoir, centimètres par centimètres, quinze, dix, cinq, deux… avant de se raviser, honteuse.

   Non, tu ne peux pas, tu n’as pas le droit.

   Elle le trouvait beau. Comment se faisait-il qu’elle le trouvait si beau ? S’efforçant à garder sa main contre sa cuisse, elle détourna le regard vers l’écran, non sans le dévisager une dernière fois, juste quelques secondes. Il ne sembla pas avoir remarqué son petit manège, trop obnubilé par le film. La poitrine de Lucie se serra quelque peu devant cette vérité. Ce qu’elle éprouvait était à sens unique.

   Des scènes violentes la crispèrent sur son siège, exacerbant de mauvais souvenirs, chatouillant des situations qu’elle s’efforçait d’oublier. Contre toute attente, Edmond de lui-même l’invita à se cacher contre son épaule ; l’intention n’était pas celle qu’elle espérait, mais elle était bien trop bonne pour la refuser. Blottie au creux de sa clavicule, elle humait son parfum avec délectation. Ce sentiment de sécurité si précieux… Ses yeux se posèrent de nouveau sur son profil, sur sa bouche, sur ses lèvres qu’elle avait envie d’embrasser.

   L’embrasser.

   Ses songes avaient encore passé un cap. Son cœur se rétracta si fort qu’il lui fit mal. Enfin elle se l’avoua.

   Je l’aime.

   Comment lui dire ? Elle ne voulait pas qu’il la rejette. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle complique les choses ? Si au moins Sophie n’avait rien dit ce soir là…

   Ses ongles serrèrent si fort ses cuisses qu’elle s’écorcha sans s’en rendre vraiment compte. Prenant cela comme de la peur, Edmond la serra contre lui et murmura :

   — Ferme les yeux, je ne pensais pas que le film serait aussi violent.

   Elle accepta sa gentillesse, et profita de la chaleur de son épaule en baissant ses paupières, apercevant quelques bribes du film quand elle en avait le courage.

   De simples images suffisent parfois à raviver des cauchemars enfouis, et aux premières heures du sommeil cette nuit là, Lucie poussa un cri qui déchira la nuit. Assise sur son matelas gonflable, le cœur battant fort dans sa poitrine, des sueurs froides perlaient dans son dos, gouttant un t-shirt déjà trempé, tout comme ses cheveux blonds. A sa gauche, Edmond aussi s’était réveillé en sursaut à son appel à l’aide :

   — Est-ce que ça va ? demanda-t-il très inquiet, s’asseyant sur son lit, entourant son torse de sa couette.

   Lucie soufflait bruyamment, l’esprit embrumé dans une purée de pois étouffante. Elle mit un certain temps à séparer les rêves de la réalité. Une sévère crise d’angoisse crampa ses muscles, et ses doigts se serrèrent involontairement sur le duvet. La tourmente fut si longue qu’elle déclencha un asthme violent. Edmond sauta du lit, plaqua sa main fraiche contre son dos, l’encourageant à retrouver une respiration normale, prodiguant de belles paroles. Elle toussa, trembla, avant qu’enfin sa poitrine se calme et d’un rythme lancinant, apaise ses méandres. Elle remarqua alors le visage blême de son hôte, son extrême préoccupation brillant dans les yeux sombres épiant son mal être. Quand elle s’en sentit capable, elle répondit enfin, une main sur son sein, l’autre sur son épaule à lui :

   — Oui-oui, ça va, j’ai juste fait un cauchemar Eddy. Ça doit être le film. Excuse-moi de t’avoir réveillé.

   Son corps était désagréablement moite, et elle n’avait qu’une envie, c’était de se changer.

   — Ce n’est pas grave, tu m’as plus inquiété qu’autre chose, répondit-il avec compassion. C’est moi qui m’excuse. J’aurais du mieux me renseigner. Essaie de te rendormir si tu peux.

   — Oui, je vais essayer répondit-elle, mais je vais me rafraîchir avant si tu le veux bien.

   Il acquiesçât d’un hochement de tête et remonta dans son lit.

   Lucie rentra à tâtons dans la minuscule salle de bain. Elle retira son haut et sa culotte trempés de sueur, rinça son corps, ses cheveux, purifiant ses pensées. Les images de son rêve, mélangées aux souvenirs douloureux, ne semblaient pas vouloir partir de sa tête. Ce fameux soir. Ce funeste soir. Elle arrêta la douche, prit des vêtements propre et sortit de la salle de bain sans faire de bruit. Edmond semblait s’être rendormi. Sans lumière, elle se traina à l’aveuglette jusqu’à sa couche, s’allongeant en douceur. Le matelas couinait, les pensées s’agitaient, et rien ne permettait d’obtenir une position confortable. Un manque imaginaire de sécurité la taraudait. Ses yeux se déportèrent une nouvelle fois vers Eddy. Dans la faible lueur qui passait à travers les trouées du volet roulant, son visage scintillait. Ses pensées avaient l’air agréable. Elle sourit bêtement en voyant son visage. Elle eut envie de le rejoindre. Glissant de son duvet, elle s’approcha de son lit. Edmond, qui ne faisait finalement que somnoler, sentit sa présence. D’une voix timide et emplie de gêne, Lucie lui demanda :

   — Je peux venir à côté de toi ? Je n’arrive pas à dormir.

   Encore dans les vapes, il balbutia un « Oui, viens » et souleva la couette pour l’inviter à s’installer à côté de lui. S’allongeant à côté avec une prudence extrême, elle fit en sorte de n’avoir aucun contact physique. Mais sans qu’elle ne lui demande, il plaça machinalement sa main autour de son ventre comme une barrière de protection. D’abord pleine de remords, la chaleur de sa main et de son corps derrière elle la calma peu à peu.

   Après tout, il ne doit y avoir aucun risque…

   Il la serra dans ses bras gentiment, elle se blottit contre lui, son dos contre son torse. Ne voyant pas de réaction négative, elle ferma les paupières, las. Définitivement en sécurité, Lucie se rendormit dans des rêves bien plus doux.

  Un soir de pleine lune, Pierre arriva au hangar avec son cortège de mauvaises nouvelles. En l’absence de ses rondes, Rose avait laissé la porte ouverte à la secte, et trois autres églises avaient été visitées. C’était beaucoup trop pour elle, abhorrant de laisser du terrain ainsi. Alors, à la fin du mois d’octobre, les entraînements s’intensifièrent encore un peu plus. Le visage ruisselant, ses muscles saillants contractés par une position semi penchée, les bras tenant son long bâton dans le dos, Rose regardait Edmond à terre avec une détermination terrifiante. Se relevant avec peine, il apposa une paume ouverte, symbole de trêve, le souffle si court que chaque cm3 d’air lui faisait un mal de chien.

   — Pause, s’il te plait.

   Elle leva un sourcil décontenancé, et se rappelant à sa bonté habituelle, se redressa, prenant une position plus docile, moins méchante.

   — Pardon, finit-elle par dire, j’y vais peut-être un peu fort ces temps ci.

   Il acquiesçât d’un hochement de tête, frottant son coude douloureux sur lequel il venait de tomber. Son propre manche gisait à quelques mètres de lui. A force de tomber, son jogging avait désormais des trous au niveau des genoux.

   Rose s’approcha, ramassa le bout de bois, et lui tendit une main amicale. Le relevant, elle inspecta son coude tout en souriant.

   — L’art du Bo-Jutsu, peut-être douloureux. J’ai parfois du mal à me maîtriser, j’oublie que tu débutes seulement.

   — Cela te préoccupe tant que ça ? demanda Edmond, regardant le visage de Rose sérieusement impliqué dans l’observation de sa brûlure.

   — Oui, répondit-elle sans le regarder en face. Je ne la sens pas cette histoire.

   Il remarqua pour la première fois la détermination profonde au fond de ses yeux noisette. Derrière ses airs guillerets, Rose pouvait cacher un tempérament froid, posé, presque sage.

   — C’est pour ça que tu m’utilises comme punching-ball ?

   Les lèvres rouges de la guerrière se contractèrent en un sourire amusé, et relâchant le coude de sa recrue, Rose le reprit.

   — Je t’apprends à encaisser. La plupart des combats se gagnent ainsi. L’endurance est une clé. Un adversaire épuisé est un adversaire à terre.

   Il hocha de nouveau la tête. Au vu de son état physique, il comprenait parfaitement la remarque. Son corps tenait à peine debout. Se dirigeant brinquebalant vers la serviette et la bouteille d’eau qui l’attendait, ses pieds se crochèrent dans son bâton, il tituba, et tomba contre une armoire remplie d’arme. Une épée au tranchant acéré se décrocha, filant par la pointe vers son visage.

   Rose ne put que crier, horrifiée. Dans sa tête, l’épée traversait déjà Edmond de part en part, maculant de sang rouge le tatami gris. Ce ne fut pas le cas. Au lieu de cela, et contre toute attente, le métal rebondit avec ridicule sur une barrière invisible, et termina sa course à côté, s’écrasant sur le sol mou. Le teint livide, la main tremblante devant sa bouche, elle sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Accourant vers lui à toute vitesse, elle lui demanda :

   — Eddy, Eddy, ça va ?

   C’était la première fois qu’il entendait sa voix paniquée. D’habitude, Rose était toujours pleine d’assurance. Il releva la tête, seulement sonné par sa chute.

   — Oui-oui ça va, ne t’inquiète pas, répondit-il.

   Rose se pencha pour ramasser l’épée, appréciant le tranchant de l’acier ; une vilaine entaille s’installa quelques secondes au creux de sa main, l’assurant de son affutage. L’incompréhension envahissait son esprit.

   — Cette… cette épée… dit-elle. Elle aurait dû te transpercer ! Pourtant elle a comme… glissé sur toi !

   Se relevant sur son séant, Edmond réfléchit quelques secondes à ce qui venait de se passer.

   — C’est déjà arrivé je crois, finit-il par dire tout en se relevant.

   Elle le regarda toujours abasourdi. Les explications d’Edmond se firent alors plus précises.

   — Quand j’ai découvert mes pouvoirs, je bricolais dans un atelier. Une clé à molette m’est tombée dessus. Elle ne m’a rien fait. J’ai trouvé cela bizarre, mais je n’y ai pas prêté plus d’attention.

   Les sourcils de Rose se rabaissèrent en même temps que ses bras se croisèrent. Dans une profonde réflexion, elle posa un index sur sa bouche ; puis sans dire un mot, elle fit un demi-tour non dépourvu de grâce et sortit de la pièce. Elle revint avec une dizaine d’écrous dans la main.

   — Tu as confiance en moi ? demanda-t-elle.

   Il recula prudemment d’un pas.

   — Euh oui… pourquoi ?

   Sans prévenir, elle lui envoya de toutes ses forces un écrou en direction de son torse. Il n’eut pas le temps de se protéger ; le morceau de métal ne le toucha pas, s’arrêtant à un centimètre de lui, et rebondit. Il ne ressentit qu’un impact tamponné, comme si un mince matelas invisible l’entourait.

   — Mais ça ne va pas la tête ? s’exclama-t-il, surprit, ses bras mince couvrant une petite partie de son buste.

   — Tu as eu mal ?

   — Non. Non… ? s’étonna alors Edmond. Les yeux en amandes de Rose s’enflammèrent ; une grande satisfaction illumina son visage, et un sourire en coin s’installa sur sa bouche.

   — Parfait, dit-elle en jonglant avec un des écrous, le regard toujours déterminé. Je vais demander à Laurent de nous rejoindre, il doit voir ça. 

   Laurent ne mit même pas cinq minutes à venir. Rose lui sauta directement dessus, avec une excitation sans pareil.

   — Il est protégé, s’exclama-t-elle. Il a un champ de force autour de lui !

   Laurent s’installa avec un calme olympien au bureau, essuyant ses lunettes sur le coin de sa chemise avant de les replacer sur son nez.

   — Comment ça un champ de force ?

   — Les objets en métal ne semble pas l’atteindre directement, expliqua Rose plus calmement.

   — Seulement en métal ? demanda Laurent.

   — Oui, les coups de bâtons ne le sont pas.

   Laurent sembla soudainement absorbé par le mur du fond. Il joua avec un stylo, tâtonna sa barbe. Après quelques secondes, il se leva d’un bond.

   — Ok, on va faire des tests !

   Le petit groupe partit vers le laboratoire. Laurent ressortit ce qui ressemblait à un vieil électrocardiogramme, plaçant des électrodes sur la nuque et le torse d’Edmond. Ce dernier se plaça en face de Rose, laquelle tenait toujours les écrous. A chaque fois qu’elle en lançait un, il fermait les yeux où se protégeait le corps par reflexe, mais aucune ecchymose supplémentaire n’apparut ce soir là. L’enregistrement des pulsions dura près d’une demi-heure. Laurent analysa les résultats pendant près de vingt minutes.

   — Effectivement, conclut-il, il se pourrait que ton inconscient fasse une barrière électromagnétique autour de toi lorsque tu es attaqué.

   — J’ai… j’ai un bouclier permanent ?

   Laurent fit non de la tête.

   — Non, plutôt un mécanisme reflexe. Les pulsions n’apparaissent que quelques microsecondes avant l’impact. Mais ça te protège des projectiles en métal.

   Rose jubilait.

   — Cela veut dire qu’à la prochaine pleine lune, on est de sortie !

   Edmond fut à la fois excité et pétrifié par cette idée.

   — Euh… ok, balbutia-t-il, les yeux vers le sol.

   Rose discutait déjà des modalités, de la confection de son costume, de son arme, de comment ils allaient s’y prendre. Edmond n’écoutait que d’une oreille. Il voulait à tout prix en discuter avec Lucie.

 

   Il rentra peu après cette conversation, les idées se bousculant. Sa colocataire l’attendait avec Héloïse pour le repas du soir, et il avait hâte de pouvoir lui parler seul à seul. Ses sentiments divergeaient ; à la hâte de découvrir son costume, son arme, et le côté grisant de la mission, l’angoisse de l’inconnu le submergeait, prenant conscience du danger invisible. Mais il ne s’était jamais sentit aussi fort.

   Dans la cuisine, une grande conversation sur les garçons occupait les deux nouvelles voisines qui préparaient aliments et casseroles. Il passa leur dire bonjour sans y porter plus d’attention, et partit se doucher. L’eau froide pansa quelques peu les courbatures et bleus des entraînements ; les ecchymoses n’étaient pas les seuls changements observable sur son corps. Bien qu’il n’ait pas encore la carrure d’un homme « normal », sa masse musculaire avait déjà quelque peu augmenté, et cela lui fit décocher un sourire. Quand il retourna à la cuisine, un doux fumé en sortait, et fit gargouiller son ventre ; le nez en l’air, sa tête suivit instinctivement l’odeur et il se retrouva le visage au dessus de la poêle, entre Lucie et Héloïse qui s’affairaient.

   — Tu touches pas ! s’exclama Lucie quand elle le vit s’approcher de trop prêt de la cuisson.

   Sa voix provoqua chez lui un sursaut de surprise. Il ne l’avait même pas vu, où plutôt, il ne l’avait pas reconnu. Dans son t-shirt à col rond avec un cœur imprimé dessus, assez court pour faire apparaître son ventre quand elle se mettait sur la pointe des pieds, il remarqua qu’il n’était pas le seul à se métamorphoser physiquement. Elle avait repris de la chaire ; ses clavicules n’étaient plus apparentes ; les reflets blonds parcouraient désormais la totalité de ses cheveux lisses, et sa peau prenait un teint rosé à la moindre fraîcheur. Le voyant la fixer bêtement, elle lui sourit de ses dents blanches. Il eut soudain l’impression d’être passé à côté de quelque chose. Comme si il marchait devant un graffiti, peint sur un mur depuis des semaines, et qu’il remarquait enfin la beauté du dessin. Il se sentit stupide, ignorant. Ses yeux émeraude pétillaient de joie, son parfum dégageait une délicate odeur de pêche et de vanille, ses hanches un peu disproportionnées pour sa taille étaient douloureusement attirantes. La nuit qu’elle avait passé tout contre lui prit soudain un tout autre sens. Le voyant toujours sourire bêtement, elle lui demanda :

   — Lavé ?

   — Oui… répondit-il à mi-voix, l’esprit perdu dans le lointain.

   — Tu as… de la mousse sur le visage.

   Sans prévenir, elle s’approcha et frotta son index au coin de son œil, pour enlever la trace de gel douche. Les deux visages proches l’un de l’autre, ils se regardèrent intensément quelques secondes ; déviant leur regard au même moment, ils rougirent comme des tomates et se forcèrent à se concentrer sur la préparation des pates à la carbonara façon normande. Héloïse les observa avec un œil amusé.

   Se raclant la gorge pour dissiper ce moment de gêne, ils parlèrent respectivement de leur journée. Héloïse avait une nouvelle conquête, Lucie raconta son service du midi, et Edmond parla de sa séance de sport, bouillonnant de se retrouver seul avec Lucie pour lui parler de ses craintes, entre autre. L’eau crépitait joyeusement, englobant de vapeur la pièce ; les lardons grillaient avec entrain dans la poêle, saupoudrés de poivre et d’épices. Héloïse enlevait la première peau des oignons, Edmond se chargeait de la table, Lucie surveillait la casserole. Des bruits de pas lourd résonnèrent au fond du couloir, se répercutant dans la cuisine. Levant une oreille aguerrie, la jeune femme replète lança son œil sur l’encadrure de la porte ; un homme dans la vingtaine, à la peau métis et à la carrure impressionnante, passa devant, la tête basse, les muscles las et trop imposant pour sa chemise La bouche de la jeune fille afficha un sourire gourmand. Elle lâcha son bulbe, se lava les mains, et sous les yeux rieurs de ses amis, traversa la pièce.

   — Lucie, tu peux t’occuper des oignons ? dit-elle avant de sortir. J’ai une course à faire.

   Elle fit un clin d’œil, ses énormes boucles d’oreilles en soleil d’or clinquant en même temps.

   — Pas de soucis ! rigola Lucie.

   Edmond, qui ne pouvait contenir plus longtemps ses préoccupations, profita du moment pour lui parler de ce qui s’était passé, en commençant depuis le début.

   — Je dois te raconter un truc, lui dit-il. Il semblerait que j’ai un autre pouvoir.

   — Lequel ? demanda Lucie intéressée tout en faisant sauter les lardons dans la poêle.

   — Je repousse les objets en métal qui m’atteignent. Mon inconscient créé une barrière magnétique d’après Laurent, et donc la plupart des objets métalliques qui me percutent ne me font pas mal.

   — C’est cool ça ! s’exclama-t-elle. Si ça te protège c’est tant mieux. Cela me rassure.

   Il s’appuya contre la planche de travail. Lucie prit un des oignons dans sa main et commença à le découper au dessus de la poêle. Devant son mutisme gênant, elle demanda :

   — Il y a autre chose ?

   — Bah… du coup, dit-il à mi-voix, Rose veut que l’on fasse notre première ronde à la prochaine pleine lune.

   — Aïe !

   Une méchante entaille traversa l’index de Lucie.  

   — Ça va ? demanda Edmond inquiet.

   — Oui répondit-elle avec fermeté. Je me suis juste coupée.

   Son doigt saignait dans l’évier et ses mains étaient couvertes d’oignon ; voulant attraper un mouchoir dans sa poche, elle se contorsionna ridiculement, refusant de tacher son pantalon tout neuf. Edmond, rigolant de la situation, lui demanda :

   — Est-ce que tu veux de l’aide ?

   — Oui je veux bien, demanda-t-elle en rigolant. J’ai un mouchoir dans ma poche.

   Un peu gêné, il s’exécuta tout de même ; tout deux devinrent écarlates quelques instant, avant de pouffer au comique de la situation. Il tendit le mouchoir à Lucie, qui se pansa le doigt où le sang coulait à grosses gouttes. Lucie remarqua alors des croûtes sur ses doigts à lui ; des anciennes, mais d’autres datant d’aujourd’hui. Son sang se refroidit dans ses veines, mais elle maitrisa sa respiration.

   — Tu veux que je te mette un pansement ?

   — Non ! s’exclama-t-elle d’une voix beaucoup trop forte. Edmond écarquilla les yeux de surprise, et Lucie se reprit.

   — Non-non, ça va aller, balbutia-t-elle, les pommettes rose, je vais… je vais me débrouiller. Tu vois, je vais juste presser assez fort et…

   Lucie pressa le mouchoir sur la plaie, mais sous l’effet de la douleur, elle le relâcha et il tomba à terre, imbibé de liquide écarlate. Edmond s’abaissa, voulant s’en saisir pour le lui redonner. Le cœur de Lucie s’arrêta, les veines cette-fois ci complètement glacées. Le temps sembla se suspendre, quelques instants, dans une angoisse terrible.

   Non, surtout pas !

   Elle devait agir au plus vite. En une fraction de seconde, sans réfléchir, elle donna un coup de pied dans le mouchoir alors que la main d’Edmond ne se trouvait qu’à quelques centimètres. Le mouchoir traversa la salle, retombant mollement contre le mur du fond. Edmond se redressa, stoïque et rempli d’incompréhension ; la même incompréhension se lisait dans les prunelles de Lucie, qui ayant agit par instinct, n’avait pas complétement maitrisé son acte. La suspicion grandissant sur le visage de celui qu’elle aimait la mit dans une impasse. Elle ouvrit la bouche, et aucun mot n’en sortit. Sa gorge se serra, et de grosses larmes commencèrent à perler sur ses joues. Alors elle traversa la pièce à une vitesse folle, ramassant le mouchoir au passage, et on entendit la porte de la chambre claquer.

   Edmond resta planté là, l’air stupide. Leurs visages s’étaient rapprochés. Sa main avait frôlé sa cuisse dans la poche. Et quand il lui avait proposé de mettre un pansement… Est-ce qu’il se rapprochait trop d’elle ? Remuait-il le souvenir de son agression ? La honte s’empara de lui, s’arrogeant de sa stupidité. Elle était fragile !

   — Ah-ah, je vais boire un verre avec lui mardi prochain ! dit Héloïse en rentrant dans la pièce, avec son ton jovial.

   Faisant une danse de la victoire dans sa robe large à fleur qui masquait peu sa passion pour les bonnes choses, elle inspecta ensuite les alentours de la pièce, remarquant l’absence de Lucie et l’air hébété d’Edmond.

   — Qu’est ce qu’il s’est passé ? Où est Lucie ?

   — Je… Je ne sais pas, dit-il en murmurant, elle est partie en pleurant dans la chambre.

   — Et tu ne lui as pas demandé pourquoi ?

   — Non je… Je crois que c’est de ma faute, culpabilisa-t-il.

   — Tu crois ? dit-elle en haussant la voix. Ses sourcils se froncèrent dans un angle impossible, et d’un index autoritaire, elle désigna la porte de sortie.

   — Cette fille en pince pour toi, lui dit-elle. Alors maintenant tu vas la rejoindre, tu lui demandes ce qui ne va pas, et tu la consoles !

   Pour toute réponse, Edmond, d’abord surpris par la verve de sa voisine, puis plutôt rassuré par ce qu’elle venait de dire, obéit et sortit de la cuisine. Il entra dans la chambre, et se mis devant la porte de la douche, où il entendit le groupe R.E.M chanter Everybody Hurts à travers la radio à piles. La chanson couvrait à peine les pleurs de Lucie, ce qui lui fendit le cœur. Il toqua délicatement à la porte.

   — Lucie, c’est moi, dit-il d’une voix qui se voulait rassurante. Ouvre. Je suis désolé si je t’ai blessé, où si j’ai effectué des gestes déplacés, ou…

   Ses pleurs redoublèrent, et il attendit quelques secondes, la paume sur la porte en plastique, espérant une réponse rapide.

   — Allez ouvre, s’il te plait. Explique-moi ce qui ne va pas.

   Le verrou tourna doucement, la porte s’ouvrant sur le visage rosé de Lucie, les yeux rougis et irrités par les larmes. Le chagrin avait été tel que son T-shirt était trempé. Elle avait mis un pansement sur son doigt.

   — On discute un peu ? demanda-t-il en indiquant le lit pour s’assoir. Lucie hocha la tête, et le suivit jusqu’au lit, un hoquet douloureux coincé dans la gorge.

   — Si c’est moi qui t’ai fait du mal je suis vraiment désolé commença-t-il.

   — Non, non… Au contraire Eddy, dit-elle en essayant d’assurer sa voix. Ce n’est pas toi. Elle avait posé machinalement sa main valide sur le poignet d’Edmond, lui procurant quelques frissons.

   — Qu’est ce qu’il y a alors ? demanda-t-il à mi-voix.

   — C’est que… répondit-elle d’une voix basse. Tu es gentil Eddy, je t’aime beaucoup. Je me sens revivre depuis un certain temps…

   Son hoquet reprit, ses yeux étaient vitreux. Sa peine était palpable.

   — Alors qu’est ce qu’il y a ? demanda-t-il encore.

   Elle reprit sa respiration, tentant de se calmer. Quand sa poitrine eut un oscillement normal, elle galvanisa son courage et se lança :

   — Ce qu’il y a, c’est que j’ai envie de toi. J’ai envie d’être avec toi. J’ai envie de t’embrasser. Je crois même que je t’aime, tu me rends heureuse Eddy.

   Edmond ressentit un fort pincement dans son cœur. Héloïse avait raison, et lui, il ne l’avait même pas remarqué. Il lui sourit maladroitement, sourire qui s’effaça lorsqu’elle continua :

   — Mais je ne peux pas. Je ne peux pas avoir de petit ami. Je ne peux plus, je n’ai plus le droit. Ni toi ni personne d’autre.

   Son sanglot reprit de plus belle, semblant innarrêtable. Ne comprenant pas où elle voulait en venir, il lui caressa doucement le dos. Lui aussi sentait sa gorge se nouer, le sel glissant le long de ses tempes.

    — Pourquoi dis-tu cela ?

   La peine de Lucie mit longtemps à s’estomper. Il devait savoir la vérité. Elle lui devait. Serrant les poings, son visage rougissant, elle eut soudain une expression furieuse, regardant devant elle une chimère invisible contre qui elle explosa :

   — Je suis séropositive Eddy ! cria-t-elle. J’ai le foutu SIDA !

   Elle ressentit quelques secondes de grâce. Garder cela en elle avait trop duré. Il était la première personne a qui elle l’avouait. Ce devait être lui. Elle regarda ses mains, le sol. Maintenant que la vanne était ouverte, elle continua d’une voix bien plus morne :

   — La vie… La vie n’a pas été tendre avec moi, et je… enfin… Bref, c’est mon fardeau maintenant. A moi seule.

   Sa colère qui ne fut que feu de paille, laissa place à une nouvelle vague de sanglots et de mélancolies.

   — Plus personne ne voudra de moi de toute façon, ne voudra m’embrasser, dit-elle, les épaules et la tête basses. Je n’ai plus le droit d’aimer. Je ne veux pas infliger cela à quelqu’un.  Et si… tu veux que je parte, je comprendrais.

   Sa voix, en se calmant, était devenue terriblement douce, câline. En face de lui, elle remarqua le visage d’Edmond. Son visage n’avait pas une expression de dégoût, comme elle l’aurait pensé. Ni de peur. Ses traits étaient au contraire impassibles, interrogateurs. Ses joues humides trahissaient sa détresse partagée. Lucie se prépara au pire. Pour toute réponse, Edmond glissa avec la plus grande des délicatesses sa main derrière sa hanche, s’approcha doucement d’elle, et l’embrassa une première fois, effleurant à peine ses lèvres des siennes, attendant sa réaction. Elle se laissa vaguement transportée ; il lui donna ensuite le plus doux et le plus tendre baisé qu’elle avait reçu depuis son adolescence, baisé qu’elle lui rendit passionnément. Sur les ondes, le dernier couplet de la chanson s’entama, et ils s’embrassèrent longuement sur son rythme. La colère de Lucie se dissipa complètement, sa peur aussi, happée dans le néant. Sa bouche avait un goût de métal, mais ce n’était pas désagréable. Son cœur battait anormalement, mais pour une fois, pour de bonnes raisons. L’homme qu’elle désirait éprouvait le même désir pour elle, et pas la moindre once de dégoût.

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