10 novembre 1942 (2ème partie)
Je suis conduis dans un vieil immeuble où une puissante odeur de vomi m’agresse dès mon entrée. Je trébuche à plusieurs reprises dans la pénombre ambiante d’un étroit couloir et l’homme qui me suit me donne des coups de pied dans le dos pour me forcer à avancer. Lorsque j’arrive devant un escalier, le cerbère de la Gestapo me demande de grimper les marches de bois sans traîner. Je suis emmené dans une petite pièce, qui devait, autrefois, être une salle de bain, car je remarque une vieille baignoire rouillée dans un coin.
Puis, je me rappelle ce qu’un de mes oncles m’avait indiqué sur les méthodes barbares pratiquées lors des interrogatoires. Il est l’heure pour moi de mettre en pratique les enseignements reçus pour tenter de résister. Je sais parfaitement que si je parle, je suis un homme mort. Une petite voix au fond de moi me dit que s’ils découvrent que je suis Juif, je n’ai aucune chance de m’en sortir.
Je suis jeté au sol : ma tête heurte le sol poussiéreux avec violence et je peine à rester conscient. Sonné par le choc, j’entends vaguement le grincement d’une clé dans la serrure et, quelques instants plus tard, je me retrouve seul dans cet endroit qui, je le sais, deviendra très vite l’enfer. Un seul des amis de mon père a réussi à échapper à la Gestapo. Son récit, je m’en rappelle parfaitement, m’avait glacé le sang.
Je ne m’attends pas à voir revenir quelqu’un avant plusieurs heures ou même, plusieurs jours. Leur but est de m’affaiblir, de m’affamer avant de pouvoir me faire parler. Je me demande cependant pourquoi ils ne m’ont pas conduit dans une cellule. Peut-être ont-ils envie d’en finir rapidement avec moi ?
Je me relève péniblement, en tentant d’oublier les menottes qui martyrisent mes poignets et je m’appuie contre un mur. Dans le couloir, il y a beaucoup de mouvements mais ils ne sont pas suffisant pour couvrir les plaintes atroces qui proviennent des autres salles d’interrogatoire. Je frissonne : et si je ne parvenais pas à résister ? Je n’ai pas le temps d’y songer plus car la porte de la pièce s’ouvre brutalement. Un homme me saisit par le bras et me traîne dans une autre salle d’interrogatoire où se trouvent trois autres membres de la Gestapo.
Sinistre, elle ne comporte aucune fenêtre. En son centre se trouve une table et une chaise. Sur la table sont posés un nerf de bœuf, un câble et une longue corde rêche. Il y a aussi une sorte de récipient métallique sur trépied, rempli de braises ardentes, sans doute afin de faire chauffer divers instruments de torture. Un grand anneau noir est fixé au plafond : je suppose qu’il est utilisé pour suspendre les prisonniers dans le vide à l’aide d’une corde. Et dans un coin, une baignoire semblable à celle que j’avais vu précédemment.
L’homme qui m’a amené dans la pièce me donne un violent coup de pied dans le ventre. Sous le choc, je vacille mais je ne m’écroule pas. Contrarié, le policier m’agrippe par le cou en m’obligeant à le regarder et il me crache au visage. Puis, il me dit :
— J’espère pour vous que vous allez collaborer et nous indiquer tout, absolument tout ce que vous savez au sujet d’une organisation appelée l’alliance munichoise. Je sais que vous êtes Calev Schreiber, l’un de ses principaux dirigeants. D’ailleurs, nous savons déjà tout de vous. Toute votre famille a été soigneusement surveillée ces dernières semaines et, comme chaque traître au Reich, chacun de ses membres sera exécuté. Sauf bien entendu, si vous souhaitez nous aider.
Je secoue la tête :
— Vous faites erreur. Je me nomme Aloïs Falkenhausen et je ne connais pas cette organisation.
L’homme me désigna la table et le nerf de bœuf :
— Nous disposons de moyens infaillibles pour vous faire parler. Vous ne devriez pas vous entêter de la sorte. Cela vous éviterait des souffrances inutiles.
— Mais pourquoi parlerais-je de choses que j’ignore ? Il y a méprise sur ma personne. Je ne connais pas ce Calev Schreiber. Je peux même vous affirmer qu’il n’y a aucune personne portant ce nom de famille dans mon entourage.
Je fixe mon interlocuteur d’un air que j’espère sincère. Pourtant, je n’en mène pas large. De fines gouttes de transpiration dégoulinent dans mon dos. J’ai chaud même si l’air de la pièce est glacé. Je puise au plus profond de mon être pour empêcher mon corps de trembler. Paraître inébranlable, solide comme un roc, jouer la carte de l’innocence, voilà mes seules chances de m’en sortir vivant. Comme pour démentir mes résolutions, le policier se poste derrière moi et assène :
— Tous ceux qui sont passés avant vous juraient la même chose. Mais nous savons qui vous êtes. Vous parlerez. Nos méthodes sont redoutables et très efficaces.
Je ne réponds pas. Il s’attend sans doute à ce que je le supplie de se montrer clément avec moi. Mais il peut rêver, je ne lui offrirai pas cette satisfaction. Implorer leur mansuétude équivaudrait à me trahir, j’en ai conscience.
J’entends ensuite quelqu’un murmurer « tant pis pour vous ».
Alors, à quatre, ils se relaient pour me torturer. Tandis que mon dos encaisse les flagellations, ils ne cessent de me poser encore et encore les mêmes questions.
Pour leur plus grand mécontentement, je supporte le supplice sans émettre le moindre cri ou la moindre protestation.
Par la pensée, je m’échappe de ce lieu de torture. Mon esprit se focalise sur mon seul est unique objectif : survivre.
Puis viennent les coups de poings dans ma figure, dans l’estomac, des coups de pieds dans le ventre, dans les jambes mais aussi mes parties génitales.
J’ai mal partout, aucun centimètre de mon corps n’est épargné mais je veux tenir. Je dois tenir.
Et pour cela je dois faire abstraction de ce sang qui ruissèle sur mon visage, de ce goût métallique qui a envahi ma bouche. Je dois apprivoiser cette souffrance, en faire mon alliée. C’est elle qui me rendra plus fort, c’est elle qui me permettra de survivre. Si je souffre, je vis.
Je suis poussé vers la baignoire. Mes tortionnaires m'attachent les pieds avec une chaîne et ma tête est ensuite maintenue sous l’eau glacée de longues secondes.
Je retiens ma respiration comme je peux mais je manque très vite d’air. Heureusement, je suis tiré en arrière et c’est presque avec soulagement que je fais face à mes bourreaux. L’un d’eux m’interpelle :
— Vous êtes Calev Schreiber, né à Hambourg le 15 octobre 1919.
— Non. Je suis Aloïs Falkenhausen. Je suis né à Munich le 3 février 1918.
Ils ne sont pas convaincus et le supplice recommence.
Chaque fois qu’on me redresse, l’un des policiers hurle ses questions, toujours les mêmes.
Puis, il me replonge sous l’eau. J’étouffe, je suffoque, je m’étrangle mais je ne plie pas. Je récite quelques prières silencieuses pour essayer de garder toute ma concentration.
J’ignore combien de temps mon martyre dure et, lorsqu’on me jette à terre, je lutte pour ne pas sombrer dans l’inconscience.