10 novembre 1942 (3ème partie)
Bizarrement, si mon corps souffre, moralement, je parviens à garder la maîtrise de moi-même. Je n’esquisse aucune grimace, aucun geste qui puisse faire comprendre à mes tortionnaires qu’ils réussissent à m’atteindre.
Je songe à tous les conseils que m’avait prodigué mon père et je m’en tiens à ce que j’avais juré : ne jamais trahir qui que ce soit. Je suis en paix avec ma conscience : je sais que si mon corps me lâche, mon esprit, lui, ne faiblirait pas.
Après tout, je suis doué pour le mensonge.
De manière totalement incongrue, je songe alors à la comédie que je mène depuis des années.
Lorsque je me suis rendu compte de mes préférences sexuelles, j’ai très vite compris que ma seule chance de salut serait de jouer le jeu de l’hypocrisie face à mes proches.
L’instinct de survie m’a très vite permis d’exceller dans ce rôle. Mais, plus les mois passaient, plus je me détestais.
Je trompais tout le monde avec un aplomb qui me déconcertait moi-même.
Combien de fois n’avais-je pas affirmé, la tête haute, à ma mère avoir passé de longues heures studieuses avec deux camarades de classe alors qu’en réalité nous nous adonnions aux plaisirs de la chair ?
Si je suis capable de berner ma famille depuis des années, je peux bien en faire de même avec des inconnus.
À cet instant, je remercie mon père en silence. Il a fait de moi un homme à la volonté de fer et au mental inébranlable.
C’est ironique de se dire que c’est son caractère conservateur qui a initié ma transformation. Je n’ai jamais accepté ses méthodes d’éducation ni son intolérance. Si je n’avais pas eu cette détermination à me protéger à tout prix de sa colère, jamais je ne me serais endurci de la sorte.
Lorsque je me suis engagé dans ses actions de résistance, mon père n’avait cessé de me préparer à endurer des supplices que beaucoup seraient incapables de supporter. Je ne sais pas si je le reverrai un jour mais je veux lui prouver que je tiendrai le coup quoi qu’il arrive.
Même si, sur certains aspects, je ne le porte pas dans mon cœur, je lui ferai honneur. La Gestapo n’obtiendra rien de moi.
Sans doute lassés par mon silence, mes bourreaux m’amènent dans une cellule située au sous-sol de l’immeuble. Cette dernière empeste l’urine et ne comporte ni lit ni récipient pour faire nos besoins. Les vêtements trempés, je grelotte mais je ne cesse de me répéter encore et encore que je dois résister. Je sortirai de ce maudit endroit, vivant et libre, j’en fais la promesse.
Des gouttes d’eau glissent le long de mes cheveux humides. Je renifle de manière fort peu élégante. Il ne manquerait plus que je tombe malade et que je succombe à cause d’un stupide refroidissement !
Pour essayer d’oublier l’inconfort dans lequel je me trouve, j’essaye de m’imaginer chez moi, installé confortablement dans un fauteuil face à la cheminée du salon, plongé dans la lecture d’un livre captivant.
Peine perdue…
Sans montre à mon poignet, je n’ai aucune notion du temps qui passe. Je lutte contre le sommeil qui me gagne car je redoute que l’on vienne m’achever si je m’assoupis. Pourtant, mon corps aurait bien eu besoin d’une somnolence réparatrice. Cependant dans mon état de faiblesse, fermer les yeux pourrait me condamner à une mort certaine.
Dans l’obscurité ambiante, chaque moyen est bon pour me maintenir éveillé : assis dans un coin qui n’a pas été souillé par les déjections humaines, je me répète inlassablement chaque partie du plan établi avec soin par mon père.
Je récite mentalement tous les noms qui ont été porté à ma connaissance, les différentes cachettes, le matériel dont nous disposons. Je me rends compte que j’ai oublié certaines consignes, alors je ne cesse de réfléchir encore et encore pour retrouver chaque morceau du puzzle.
Je force mon cerveau à rester actif mais je le sens, ma volonté ne suffira pas.
Mes paupières deviennent lourdes, mes jambes et mes mains tremblent sans discontinuer, ma tête oscille d’avant en arrière.
Les heures passent. Dans les autres cellules, j’entends des prisonniers supplier nos geôliers de les relâcher, j’entends des hurlements de désespoir, des coups frappés aux portes en acier.
J’essaye de ne pas songer à Yakim, à mon père, à mes oncles. Je ne veux même pas imaginer le sort qu’il leur a été réservé.
Pourtant, il ne sert à rien de me voiler la face : ils ont subi comme moi un interrogatoire musclé. Tous, nous nous sommes préparés à subir cette épreuve mais je n’ai aucune idée de la manière dont mes proches réagiront. Auront-ils le courage de résister ?
Je serre les poings : je dois garder confiance. Si je me laisse envahir par la peur, mes geôliers s’en rendront compte et ils n’hésiteront pas à s’en servir contre moi.
Je me demande si un jour, je pourrais mener une vie normale, simple, sans crainte, sans haine. Mais, je crois que poser la question c’est y répondre. Je n’aurai pas cette chance.
À présent, tout ce que je peux faire c’est affronter les difficultés la tête haute et garder l’espoir qu’un jour tout s’arrangera.
Cependant, pourrais-je un jour oublier les traumatismes subits ? Je n’en sais rien. J’en doute même. Je suis jeune, j’ose espérer que je ne garderai aucune séquelle physique mais je ne peux me montrer aussi optimiste pour mon état mental.
Je me sens faiblir. Mon corps engourdi, tétanisé par le froid, me lâche peu à peu.
J’aurais aimé vivre dans un monde différent.
Un monde où j’aurais pu être libre d’être moi-même, libre d’aimer sans crainte.
Un monde où la peur et l’angoisse n’existeraient pas.
Un monde où les différences ne constitueraient pas un délit.
Piégé par ma mélancolie, je me laisse peu à peu sombrer dans le néant.
Ce serait si simple d’arrêter de se battre.
Ne plus souffrir, ne plus subir d’humiliation, de coups, d’insultes, de menaces.
Être libre, enfin.
Dans un dernier sursaut, je tente de me ressaisir : je n’ai pas le droit d’être faible ! Je ne peux pas me laisser envahir par le désespoir, je ne peux pas donner raison à mes tortionnaires, je ne les laisserai pas remporter cette bataille.
Un cri déchirant me fait sursauter. Des pas précipités résonnent dans le couloir, des portes claquent. Un nouveau hurlement me déchire les tympans. Je me relève péniblement et je m’approche de la porte de ma cellule. Je ne reconnais aucune des voix qui me parviennent aux oreilles. Cela me procure un certain soulagement qui disparaît aussitôt. Je ne peux pas me réjouir du malheur des autres, c’est mal. Mon oncle Hasdaï, qui a assuré une grande partie de mon éducation religieuse en sa qualité de rabbin, n’aurait certainement pas permis que je m’égare de la sorte.
Je crois entendre à nouveau ses reproches lorsqu’il m’enseignait le Talmud. J’étais un garçon dissipé. Malgré mes facilités à apprendre, il était difficile pour moi de me concentrer plus d’une heure. Je suis certain qu’il aurait été fier de moi s’il m’avait vu face aux hommes de la Gestapo.
C’est en songeant à mon oncle que je finis par m’endormir, vaincu par la fatigue.