Je suis réveillé par un seau d’eau glacé jeté à la figure. Je me relève aussi vite que mes membres engourdis me le permettent. Je suis pris d’un vertige brutal consécutif au manque de nourriture. Cela déclenche le rire mauvais de celui qui est venu me chercher :
— Alors, on fait moins le malin après huit jours d’enfermement hein !
Huit jours ? Cela fait huit jours que je pourris dans ce cachot ? Je suis surpris mais également soulagé, d’une certaine manière. Si je suis toujours vivant après autant de temps et de privations, c’est que mes réserves mentales sont puissantes. Mon père m’a toujours dit qu’il détestait mon arrogance mais en ce moment même, je suis heureux de posséder une confiance en moi aussi solide. C’est elle qui me permettra de supporter tous les châtiments auxquels je serai soumis.
Comme lors de mon arrivée une semaine plus tôt, je suis conduis dans une salle d’interrogatoire. Elle ne comporte cette fois qu’un anneau de fer solidement attaché au plafond. Mes mains sont entourées d’une corde qui me laboure la peau et je suis suspendu à quelques centimètres du sol. Les questions recommencent tandis que les coups de fouet arrachent, à travers ma chemise déchirée, des lambeaux de chair de mon dos. Je sens le sang chaud dégouliner, je souffre le martyr mais je garde, encore et toujours un air imperturbable.
Comprenant qu’ils n’arriveront à rien avec moi, les policiers m’emmènent dans un cachot où se trouvent mon père et mon frère. Eux aussi sont amochés mais manifestement ils tiennent le coup, tout comme moi. L’un des cerbères me désigne mon père :
— Alors, tu n’as rien à dire à son sujet ?
— Non, hormis que je ne le connais pas.
Il claque la porte et je m’isole dans l’unique coin de la cellule qui me semble encore propre. Comme convenu bien des semaines auparavant, je n’adresse pas la parole à mes proches. Je me doute que dehors, dans le couloir, ils doivent nous écouter, attendre le moment où l’un de nous se trahira. Mais c’est mal nous connaître…
Puis, après ce qui me sembla une éternité, un homme que je n’avais pas encore vu, se présente devant nous, un papier en mains. Il commence à nous lister plusieurs adresses à Munich et dans sa banlieue. Je cache tant bien que mal ma surprise : ils ont réussi à découvrir l’entièreté des demeures qu’occupaient les membres de ma famille.
Puis, ce sont différents lieux de réunion que nous utilisions à intervalle régulier. Et enfin…
— Nous avons découvert des choses étranges dans un magasin abandonné à Augsburg : plusieurs armes et des éléments aidant à la construction d’engins explosifs. Qu’avez-vous à nous dire à ce sujet ?
— Je ne suis jamais allé à Augsburg.
Et je ne mentais pas ! Je sais que mon père avait deux logements clandestins mais il ne m’y avait jamais emmené. De plus, je ne connaissais pas leur situation exacte. Déconcerté sans doute, car il voit bien que je n’invente rien, l’inconnu fait mine de partir. Mais avant, il se retourne et nous menace :
— Tant que vous n’aurez pas répondu à nos questions, nous multiplierons les séances d’interrogatoire. Nous voulons tous vos lieux de réunions, le nom des personnes qui font partie de votre groupe, toutes les actions que vous projetiez de mener, toutes les cachettes où vous avez dissimulé des armes. Ensuite…nous déciderons de votre sort.
Je sais qu’il est inutile de leur apporter les renseignements souhaités. Que nous leur donnions ou pas, nous irons en prison ou dans un camp de travail. S’ils se montrent cléments bien entendu.
Plus le temps passe, plus nos tortionnaires tentent d’autres approches : ils profèrent des menaces à l’encontre de ma mère, de mes tantes et de mes cousines. J’ignore si elles ont réussi à fuir mais, puisqu’ils utilisent à présent ce type de chantage, je suppose qu’elles se trouvent en sécurité à l’heure actuelle.
Nous ne parlons toujours pas et nous nous obstinons à nier ce qui nous est reprochés. Puis vient le tour des propositions indécentes. Tour à tour, ils offrent à mon père, mon frère et moi la liberté, l’annulation des charges qui pèsent contre nous si nous leur livrons l’un d’entre nous. Un mort en échange d’une vie en somme.
Je dois reconnaître qu’ils se montrent créatifs pour essayer de nous faire parler. Leur sadisme et leur imagination dépassent tout ce que j’avais pu imaginer jusqu’à présent même si, je suppose, qu’ils ne doivent pas pousser aussi loin leurs interrogatoires lorsque leurs victimes craquent rapidement. S’attendaient-ils à une résistance acharnée de notre part, je ne crois pas. Cela se voit, ils sont en train de perdre patience.
J’ai bien conscience que notre attitude peut nous mener à la mort mais si nous parvenons à éviter l’exécution, je veux encore croire à une fin heureuse.
J’ignore si nous sommes le matin ou le soir, je n’ai plus aucune notion du temps. Lorsque je vois l’un des policiers bailler et montrer à ses camarades son ennui, je songe qu’ils vont peut-être cesser de s’acharner contre nous. En tout cas, ils nous laissent seuls avec pour seul repas un pichet d’eau tiède et une miche de pain sec.
Je m’écroule contre un mur, le cœur battant à tout rompre. Combien de temps vont-ils encore nous garder ici ? Pendant combien de temps vont-ils mettre nos nerfs à rude épreuve ? N’ont-ils pas encore compris qu’ils perdent leur temps avec nous ?
Je vois Yakim se diriger dans un recoin de la cellule en arborant un air désolé. Il se soulage rapidement tandis que l’odeur d’urine vient irriter mes narines.
Mon père a un haut le cœur et se retourne pour vomir.
Je me mords l’intérieur de la joue tout en luttant contre une puissante nausée. Une idée stupide me vient alors à l’esprit : en fait ce n’est pas la torture qui est la cause du décès des prisonniers de la Gestapo mais les conditions inhumaines dans lesquelles ils sont détenus.
Il est vrai que si nous ne sortons pas rapidement de ce trou à rats, je ne donne pas cher de notre peau.
Finalement, je parviens à m’endormir pour être réveillé quelques instants plus tard par une lampe torche braquée sur ma figure.
— Levez-vous, vous partez !
Interdit, je mets un temps à comprendre, ce qui me vaut de recevoir plusieurs coups de bâton sur les épaules. Avec mon père et mon frère, nous sortons dans le couloir faiblement éclairé. À travers une fenêtre, je constate qu’il fait nuit noire. Arrivé devant l’escalier, je reçois un coup derrière le genou qui me fait dégringoler les marches et atterrir douloureusement sur le sol. Je tente de faire abstraction de la douleur qui me vrille le dos. Je suis ensuite poussé à l’extérieur de l’immeuble et convié à grimper dans un camion militaire. Yakim et mon père me rejoignent en compagnie de trois autres prisonniers que je ne connais pas.
Le véhicule démarre en trombe et parcourt plusieurs kilomètres dans les rues de Munich. Il stoppe devant un entrepôt, celui-là même où j’avais appris à me battre et à résister aux tortures des interrogatoires.