10. Orientation

Bien que le rétablissement ne lui parût pas progresser, Kalan se réveilla un jour à l’aube. Étonné, il regarda le lever du soleil. Voilà bien longtemps qu’il n’y avait pas assisté, dormant comme un loir. Il prit un moment pour ressentir son corps et fut surpris de se sentir incroyablement bien. Il avait eu jusqu’ici l’impression que son organisme ne serait jamais prêt à fonctionner comme avant et qu’il ne se remettrait pas de son séjour en prison. Et pourtant aujourd’hui, il se sentait frais et bien vivant.

Il sauta de son lit et s’habilla. Popi, qui avait encore grandi, le regarda s’agiter, étonné de voir son Elfe se lever avant lui. D’habitude, le chien sortait par la porte et rejoignait le sanctuaire avant que Kalan ne soulève la moindre paupière. Ce regain d’énergie eut un effet euphorisant. Il sortit en courant du chalet, Popi sur les talons, heureux de voir le jeune Sombre empli de joie. I

ls coururent jusqu’à la forêt, sautant par-dessus cailloux et enchevêtrement de ronces, racines et végétation diverses. Ils dérangèrent un couple de lièvres qui partit à toute vitesse. Popi ne fit même pas mine de les poursuivre, n’ayant apparemment pas étendu son apprentissage de la chasse aux souris à celle des plus gros rongeurs. Kalan n’alla pas bien loin et s’arrêta au bord d’un ruisseau. Il se désaltéra, essoufflé par sa course rapide à travers bois, lui qui n’avait plus l’habitude de tant bouger.

Popi avait plus d’endurance et le harcela pour jouer. Le jeune Sombre ne put résister et les deux amis se lancèrent dans un jeu de course-poursuite. Kalan finit par sauter sur la branche d’un arbre, sentant à nouveau l’Énergie s’écouler dans ses membres. Il rit en voyant Popi le regarder d’un air indigné. Le chien l’aboya, outré de sa tricherie, ce qui ne fit qu’augmenter l’hilarité de Kalan. Il s’apprêtait à redescendre quand une voix leur cria :

— Qu’est-ce qui vous prend de faire tout ce raffut ? 

Sombre et chien tournèrent la tête en direction de la voix. Wakami se tenait à quelques pas d’eux.

— Wakami ! Qu’est-ce que fais ici ? demanda Kalan en sautant de son perchoir.

— Et bien, j’habite juste là. Tu n’as pas remarqué ma maison ?

— Non, comme on a couru dans les bois, j’ai dû passer à côté. 

Kalan rejoignit le Coloris. En arrivant à sa hauteur, il découvrit en effet un petit chalet construit en amont du ruisseau. Le lieu était charmant.

— Dire que j’habite en dehors de Mérin uniquement pour avoir la paix et que tu arrives à me déranger. Il n’y a vraiment que toi pour m’importuner jusqu’ici.

— Ce n’était pas fait exprès ! se justifia Kalan. Qu’est-ce que tu faisais, avant que je “t’importune” ?

— J’étudie des textes et des lettres interceptées dans Linone. Elles ne donnent rien de fameux, les messages les plus importants sont relayés par de puissants Hypnotiques placés à des points stratégiques de Linone… Comme Erok à Esli, marmonna-t-il.

— Tu ne travailles pas avec Ehiro ? Il a l’air fasciné par tout ce qui est écrit, questionna Kalan qui n’avait pas envie de continuer sur le sujet fâcheux d’Erok.

— Nous nous coordonnons, bien sûr. Je n’ai qu’une copie des documents. Ligoth, Touma et Orielle ont aussi certains textes à analyser.

— Il y a plus de savoirs transmis par écrit que je ne le pensais, je commence à comprendre pourquoi ma grand-mère tenait à ce qu’on sache lire. J’aimerais bien vous aider quand je serai remis.

— Tu m’as l’air d’aller mieux, remarqua Wakami.

— Tu as vu ? J’ai la forme ce matin, j’aimerais bien me mettre à une activité utile.

— Discutes-en avec Holl, il saura où t’orienter.

— Bonne idée, oui ! Je peux voir les textes dont tu parles ?

— Je doute que tu en tires quelque chose.

— J’aimerais juste les voir.

— Tu ne veux pas plutôt me laisser tranquille jusqu’à ce que nous devions rejoindre le groupe de méditation ?

— Pardon, j’avais oublié que tu étais si grincheux ! Viens Popi, je vais t’accompagner au sanctuaire.

Kalan partit sans au revoir, vexé par l’attitude du Coloris qui ne broncha pas. Il chemina cette fois devant le chalet afin d’emprunter le sentier dégagé qui menait à Mérin. En passant, il découvrit sur la table extérieur un fusain posé à côté d’un carnet de feuille blanche. Il ne fit pas de remarque et s’éloigna la tête haute. Les fusains n’étaient pas particulièrement pratiques pour prendre des notes sur un texte, Wakami lui avait probablement menti. Kalan se souvenait que la mère d’Ariou, son ami d’enfance à Montet, possédait un matériel similaire pour faire des croquis. Il ne comprenait pas pourquoi le Coloris tenait à cacher un passe-temps aussi simple que celui du dessin, mais il en déduisit qu’il s’était senti gêné et n’avait pas trouvé de meilleures solutions que d’envoyer paitre Kalan.

Accompagné de Popi, il alla rendre visite à son frère au sanctuaire. Lorsqu’il partit rejoindre le groupe de Holl, le chien resta avec Yashi qui s’occupait de visiter les Elfes en convalescence. Il arriva un peu plus tôt dans la petite salle, espérant trouver le Visionniste. Comme escompté, il était en avance et l’accueillit avec le sourire.

— Ton Énergie semble avoir gonflé cette nuit, jeune Elfe ! s’exclama-t-il.

— Oui, je me sens beaucoup mieux, confirma Kalan. Holl, j’aimerais me mettre à une activité au bénéfice de l’Alliance. Tu as une idée ?

— Qu’est-ce qui te plairait ?

— Je ne sais pas… Je suis bon pour m’occuper des cultures.

— Ce n’était pas la question. Tu as rencontré plusieurs Allistes qui pratiquaient diverses activités. Laquelle t’a le plus parlé ?

— C’est dur à dire… 

Kalan ferma les yeux pour réfléchir sérieusement à la question. Il n’osait pas l’avouer, mais il savait au fond de lui où il se sentait le plus à sa place. Depuis qu’il avait quitté la Ceinture, son regard sur le monde avait changé. Il avait vu trop d’injustices, en avait vécu bien d’autres, sans compter celles qu’on lui avait racontées. Sa famille à Montet était en danger pour une histoire d’Indigo et de puissance. Nessan était dans un état critique parce qu’il était Sombre, Ceinturiote et amical envers l’Alliance. Ahia avait perdu ses parents dans un monde qui n’acceptait pas la différence. Si le fonctionnement du royaume et ses coutumes ne changeaient pas, ses proches seraient en danger, ainsi que les enfants à venir. Il repensa même au petit Naté qui avait laissé la haine grandir en lui après la mort de ses parents à Castilla, assassinés par la garde.

— Quand on a traversé Linone avec Touma et qu’elle nous a appris à voir notre royaume sous des angles différents, je me suis senti à ma place. Je sens en moi, depuis le jour où j’ai voulu traverser la frontière de la Ceinture, que je veux comprendre notre royaume et… le changer. J’ai une revanche à prendre, mais c’est bien plus fort qu’un sentiment de vengeance. Même si Mérin restait toute ma vie un lieu sûr, je voudrais retourner au centre de Linone et combattre ces injustices.

— Tu aimerais donc être sur le terrain dans une équipe comme celle de Touma ?

Kalan soupira.

— De toute façon je n’ai pas l’étoffe pour remplacer Ligoth.

— Tu n’as pas la même carrure que lui, cela ne signifie pas que tu ne peux pas partir enquêter sur le terrain, saboter leurs échanges d’Indigo, intercepter leurs messages ou bien rejoindre la troupe de théâtre. Ces fanfarons sont en vadrouille à travers Linone pour quelques temps encore, mais je pense que tu t’entendrais bien avec eux.

— Je pense que je m’entendrais bien avec eux mais…

Kalan s’interrompt, à court de mots.

— Prends le temps d’exprimer ta pensée, même de manière floue, l’encouragea Holl.

Le jeune Sombre soupira, cherchant à ordonner ses sentiments et ses idées. Il sentait qu’il ne voulait pas rejoindre cette troupe, mais pourquoi ? Elle avait pourtant parlé à Nessan, dans de meilleures circonstances, cela les aurait peut-être menés jusqu’à l’Alliance. Pourtant…

— Leur travail m’a l’air important pour informer la population, semer le doute et préparer au fait que, peut-être, il faudra se soulever. Pourtant… Je ne me vois pas faire ça. Je préfère… l’action.

— Je comprends. Dans ce cas, je pense qu’il est préférable que tu saches te battre. En principe, nous évitons de nous confronter à la garde, mais comme tu le sais, ce n’est pas toujours possible.

— Je vois. Je ne suis pas doué pour me battre et je déteste ça.

Kalan avait un souvenir amer de son altercation contre le garde d’Armekin à qui il avait volé des fioles d’Indigo. Il n’avait pas plus apprécié de se montrer violent qu’il n’avait un bon souvenir de la raclée qu’il avait lui-même reçue juste après.

— C’est une bonne chose que tu ne sois pas agressif de nature, assura Holl. Ainsi tu ne recourras à ta Force qu’en cas de nécessité, pour protéger les tiens et pour ce que tu penses être le bien de Linone. Si tu penses que nous agissons pour son bien.

— Oui, Touma, Ehiro et Epoline m’ont particulièrement convaincu.

— Si tu veux travailler auprès de Touma, alors je te conseille de te rendre au terrain d’entrainement en fin de journée. Il y a toujours des Elfes à cette heure-là pour s’entrainer. Prends le temps d’y réfléchir, je comprendrais que tu ne veuilles pas apprendre à te servir d’une arme. À toi de savoir par quels moyens tu veux poursuivre ce qui te semble juste et important. Moi-même je ne sais pas manier de couteau si ce n’est pour couper mon tofu.

— Je vais y réfléchir, affirma Kalan en souriant. Je passerais au terrain d’entrainement, me faire une idée de si j’y ai ma place.

— Qu’importe ce que tu décides, n’oublies pas que chaque moment, chaque situation, demande de réfléchir à l’utilisation que l’on fait de son pouvoir et que ce choix est parfois insupportable. 

Kalan acquiesça sans un mot, sentant que Holl était personnellement touché par cette vérité. Il pensa également à Wakami : d’après Touma, il s’en voulait d’avoir attaqué violemment le mental des gardes qui avaient sectionné le bras de Ligoth. Du point de vue de Kalan et des personnes avec qui il en avait parlé, c’était un mal nécessaire pour sauver Touma et Ligoth, deux Elfes qui avaient dédié leur vie à rendre le monde meilleur. C’était la première fois que Kalan comprenait parfaitement que le Coloris ne puisse digérer les conséquences de ses actes.

Ahia fut la première à les rejoindre et alla s’installer près de son ami, lui expliquant qu’elle avait passé sa matinée à voler et chicaner des corneilles. Kalan s’esclaffa de la savoir un oiseau si impertinent. Quand tout le monde fut arrivé, Holl commença son cours. Il leur parla de bienveillance, de l’importance que cela recelait selon lui dans le rapport aux autres, mais aussi à soi. La séance se passa bien pour Kalan qui pouvait observer son esprit s’habituer à cette posture méditative. Il était moins gêné par la tempête d’idées qui tourbillonnait dans sa tête.

Cette fois-ci, Kalan eut le courage d’accompagner Ahia et Epoline pour aider à faire la cuisine. À sa grande surprise, Wakami, Orielle et Isfan étaient également présents, bien que les Coloris admettent ne pas être habitués à servir les fourneaux de Mérin.

— La situation des équipes de terrains est un peu… particulière, lui souffla Orielle.

Elle jeta un regard en coin et Kalan comprit qu’elle s’était alliée à Isfan pour sortir Wakami de sa morosité en lui imposant une tâche simple mais utile au reste du village. Il y avait une véritable entente entre les trois Coloris, pour autant, Kalan eut l’impression que Wakami gardait une certaine distance. Orielle était discrète mais aussi taquine qu’Isfan, bien que les deux camarades sachent parfaitement prêter une oreille attentive à chacune des paroles d’autrui. Kalan nota qu’une relation amicale s’était tissée entre le soigneur et Ahia pendant leur séance avec Nessan et que les Elfes présents semblaient prendre la Princesse comme une petite sœur et veillaient à ce qu’elle sache quoi faire en cuisine. Les discussions allaient bon train, chacun évoquant des expériences de son passé, puis Isfan avoua à Kalan :

— Orielle et moi nous disions que vous aviez eu sacrément du courage pour quitter la Ceinture. Se lancer dans l’inconnu comme vous l’avez fait, ce n’est pas rien.

— On a sûrement plus de courage quand on n’a pas le choix, répondit Kalan en coupant des carottes. Notre avenir était bouché.

— N’empêche, il y en a d’autres qui préfèrent ne rien savoir et rester chez eux, attendant que le malheur leur tombe dessus, remarqua Orielle.

Kalan se mordit la joue et laissa passer un silence avant de répondre :

— On a justement peur avec Ahia que nos familles préfèrent se mentir. Elle les a prévenues que toute la Ceinture était en danger et ma petite sœur l’a crue, mais je ne sais pas si elle arrivera à mettre tout le village à l’abri.

— Pardon, je n’avais pas pensé au fait que vos familles étaient toujours là-bas, s’excusa Orielle. Si ta petite sœur tient de son frère, je sens qu’elle trouvera un moyen de faire bouger les choses.

— Et ta grand-mère l’appuiera, elle en sait plus sur le royaume que ce qu’on croyait, rappela Ahia.

— Vous avez raison, je dois leur faire confiance, approuva Kalan. De toute façon, dès que j’aurais toute mon Énergie, je pourrai les défendre.

Sans le remarquer, Kalan venait de décider qu’il serait prêt à en venir aux mains si quelqu'un mettait la vie de sa sœur en danger. Il avait décidé, en même temps qu’il prononçait cette phrase, qu’il apprendrait à se battre.

— Je crois que vous venez de réveiller la rage et la détermination de notre tête brûlée, confia Ahia.

— Hé ! Tu n’es pas obligée de leur révéler tous mes sentiments, plaisanta-t-il.

— Si je révélais tous tes sentiments, tu serais toi-même surpris.

— Et nous avons bien remarqué que tu étais déterminé à protéger les tiens, je n’aimerais pas être à la place de cette carotte, commenta Epoline.

Cette remarque fit rire les autres Elfes, tout comme Kalan qui réalisa qu’il coupait ses légumes comme s’ils étaient responsables des inégalités de Linone. Wakami le regarda en souriant et la suite de la préparation du repas se déroula dans une ambiance plus légère.

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Phémie
Posté le 25/06/2025
Salut !

Sur ce chapitre car je n'ai pas grand chose à redire : c'est fluide, on ne s'ennuie pas, on voit d'une part comment les choses mises en place évoluent et de l'autre côté on a la bonne dose de révélation et de suspens (Wakami et son fusain m'intriguent tout à fait!)

J'ai été surprise de voir que Kalan se remet ainsi de manière assez soudaine, et en profites pour ne pas perdre une minute de plus ; il bouge dans tous les sens, s'investie partout où il n'avait pas pu, prends ses décisions en deux battements de paupière,... à la fois fidèle à lui-même et on serait tenté de lui dire "vas-y quand même mollo Kalan" !

Mais comme ni Holl ni Ahia ne semblent inquiet, je ne m'inquiète pas non plus ;)
ANABarbouille
Posté le 26/06/2025
Haha oui je voyais Kalan comme super impatient de bouger à nouveau partout, en évitant de trop trop réfléchir si possible quand même ! :P Merci pour ton retour !
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