— Bien, vous êtes prête et prêts à rendre visite à Nessan ? demanda Isfan.
Les trois Elfes opinèrent de la tête et le suivirent jusqu’à la chambre du convalescent. Les camarades reprirent leur place de la veille et Kalan assista à une scène similaire de son point de vue de Sombre. Il nota cependant que la séance dura plus longtemps et que son frère ne s’agita pas. Il commençait à trouver le temps long, quand les Coloris rouvrirent les yeux. Ahia se tourna vers son ami avec un grand sourire.
— C’était merveilleux, Kalan ! On a discuté un long moment, j’ai pu lui dire ce qu’il se passait ! Il m’a dit qu’il sentait ma présence la nuit et que ça le réconfortait, ainsi que celle de Popi ! Il n’en revient pas que le chiot soit du voyage. Nessan a pu pressentir quand il ne pouvait plus tenir de conversation avant d’être assailli de mauvais souvenirs et il a permis à Wakami de l’inciter à rester endormi et on a pu le laisser seul. Il nous a dit qu’il était prêt à être aidé, Kal ! Oh et bien sûr, il m’a demandé de veiller sur sa tête brûlée de frère, il est soulagé que tu ailles bien.
Kalan ne sut que répondre. Nessan avait parlé, il savait où il était et allait pouvoir se faire aider. Et plus que tout, alors qu’il était au plus mal, il avait demandé de veiller sur son jumeau. C’était du Nessan tout craché. Kalan était déchiré entre la douleur de ne pouvoir entendre son frère directement et le soulagement de savoir que le traitement avançait. Se rappeler que la conscience de son frère était toujours là, enfouie quelque part à se battre lui serra la gorge. Il aurait aimé l’entendre, partager le plaisir d’un échange aussi court et simple que celui-ci. Kalan craqua. Il fourra son visage dans les mains et laissa les larmes s’échapper de ses yeux. Il pleura un long moment tandis qu’Ahia le prit dans ses bras. Son amie se retint de partager des émotions apaisantes avec lui, sentant qu’un flot de tristesse, de peur et de colère devait s’évacuer. Il entendit Isfan et Wakami quitter la pièce, le laissant seul avec son amie, son frère et son chiot. Il eut l’impression que ses pleurs ne se tariraient jamais, mais il finit par retrouver une contenance. Il se sentait vidé d’un poids et épuisé. Ahia fouilla les tiroirs d’une commode et lui tendit un mouchoir. Il s’essuya le visage et la remercia.
— Il était temps que ça sorte, conclut Ahia.
Il lui sourit avec tendresse. Les deux Coloris revinrent à cet instant et Kalan se demanda s’ils avaient attendu derrière la porte.
— Bien, déclara Isfan. La prochaine fois, vous pourrez me présenter à lui. Il est possible que cela ne se déroule pas aussi bien qu’aujourd’hui avec ma présence, il ne me connait pas encore. Vous ne devrez donc pas paniquer s’il s’agite. Kalan ?
— Oui ?
— Il vaudrait mieux les prochaines fois que tu viennes en dehors des heures de traitement. Il y aura des hauts et des bas et je ne veux pas que ton moral subisse à chaque fois des contrecoups.
— Je vous ai dérangé ? s’inquiéta le jeune Sombre.
— Pas du tout, assura Isfan. Je pense que c’était une bonne chose que tu puisses comprendre ce que nous faisions avec ton frère. Je pense aussi que tu retenais trop d’émotions en toi et qu’il aurait été impossible de te faire partir.
— Tu as un don d’Empathie, toi aussi ? ironisa Kalan.
— Non, mais j’ai assisté beaucoup de personnes dont les proches étaient dans l’état de ton frère. J’ai développé une certaine sensibilité pour comprendre ce qui était bon pour eux. Je te fais une proposition, tu n’es pas interdit de séances. Réfléchis-y, tu n’as pas besoin de me donner ta réponse maintenant.
— Est-ce que ce ne serait pas lâche de fermer les yeux sur ce que vit mon frère ?
Un silence répondit à sa question. Wakami, les poings crispés, s’approcha du fauteuil de Kalan et soupira avant de s’accroupir face à lui.
— Je comprends pourquoi Nessan t’a traité de tête brûlée ! Il nous a demandé de veiller sur toi, tu comprends ? Il n’est pas en état de le faire lui-même, alors il a dû se tourner vers nous. Si tu assistes aux séances, ce sera difficile pour toi et tu seras de toute façon impuissant à aider ton frère. Si tu viens en dehors de nos séances Nessan n’aura pas peur d’être une source de souffrance pour toi. C’est la seule chose qu’il puisse faire, alors aide-le à prendre soin de toi. Et fais nous confiance, ce n’est pas lâche de confier son frère aux personnes compétentes.
Il fut difficile pour Kalan d’admettre qu’il avait raison, pourtant ses paroles trouvèrent le chemin jusqu’à son cœur. Il prit le temps de s’approprier ces idées avant de répondre :
— Tu as raison, merci.
— Je t’en prie, tête brûlée !
— Tête brûlée et face-de-pin : on est fait pour se chamailler !
— Cela expliquerait bien des choses en effet, confirma Wakami en se levant, le sourire aux lèvres.
Isfan les regarda, heureux de voir que la tension s’était dissipée. Il ignorait également que son ami avait la moindre capacité à apaiser autrui sans recourir à son don. Wakami était en effet une contradiction ambulante : prodigieusement doux dans le monde de l’Hypnose, il était rare qu’il laisse ses qualités se montrer dans le monde physique.
Ce soir-là, Kalan eut l’énergie de prendre son repas en même temps que les autres, malgré l’envie de dormir après son passage aux bains. Il put ainsi rencontrer le ménage de Ligoth dans son entier. Fylen avait un caractère brut, digne d’une guerrière qui assomme ses adversaires à coup de boule. Madas était plus tempéré et avait toujours le mot pour rire. Kalan passa un agréable moment en leur compagnie, mais rentra rapidement se coucher. Il pria au passage Epoline de venir frapper à la porte pour le réveiller, afin de découvrir ce fameux groupe de méditation orchestré par Holl.
*
Le lendemain, Kalan fut surpris de découvrir que tout le monde était au rendez-vous de Holl. Wakami ne semblait pas ravi et Kalan se demanda si le jeune Coloris peinait à imposer un refus à son aîné. Nekoline était présente aussi, mais elle avait assuré que c’était uniquement pour suivre la Princesse. Epoline l’avait priée de bien vouloir au moins jouer le jeu et tenter l’aventure. Un grand tapis doux couvrait le sol de la pièce, les Elfes laissèrent donc leurs chaussures en dehors. Quelques coussins durs et hauts étaient disposés en cercle. Kalan alla s’installer à côté d’Ahia qui était déjà présente. Quand tout le monde fut assis, Holl leur expliqua :
— Merci d’être venus, malgré cette demande inhabituelle. Nous sommes quelques personnes, d’un certain âge, à être considérés comme des Maîtres. Il ne s’agit pas d’être vos maîtres, cela signifie que l’on maîtrise mieux cet art de vie que nous offre la posture du méditant et que nous savons mieux le transmettre à autrui. Je suis donc un de ces Maîtres et vous avez rencontré notre méditante la plus avancée sur cette voie, Omèle. Avant de commencer je vais tenter de vous expliquer pourquoi cette pratique de la méditation s’est intégrée à la culture de Mérin. Nous avons remarqué que les personnes qui méditent savent mieux vivre avec leurs émotions et leurs pensées et sont généralement mieux dans leur peau. Comme elles vivent plus dans le présent, elles développent un lien solide avec elles-mêmes et leur entourage. Chaque activité est plus belle quand on la vit pleinement, chaque relation est plus sincère quand on s’accepte soi-même et autrui. Cependant, c’est un état d’esprit qui doit s’entraîner et cela peut sembler décourageant. Je ne sais pas exactement ce que vous apportera la méditation, mais je serais ravi de vous aider sur cette voie.
Malgré lui, Kalan se tourna vers Wakami, en qui il ne reconnaissait pas cette sagesse qu’apporte la pratique de la méditation. Il comprenait qu’il ait besoin de cours de rattrapage.
— Un problème, tête brûlée ? demanda le Coloris, un sourcil levé.
— Non, pas du tout, répondit Kalan, gêné de s’être fait prendre à le dévisager.
— Vous pourrez également apprendre à vous détacher des jugements qui peuvent traverser votre esprit, poursuivit Holl qui avait probablement deviné la pensée de Kalan. Bien, nous pouvons commencer ! Je vous propose de vous coucher sur le dos et de suivre mes instructions. Si vous sentez que vous êtes sur le point de vous endormir, cherchez à vous installer dans une position assise confortable.
Kalan, que le sommeil guettait sans arrêt, alla tout de suite appuyer son dos contre le mur du fond. Les Elfes fermèrent ensuite les yeux et suivirent les instructions de Holl qui les invita à laisser leur attention parcourir leurs corps, en commençant par les orteils. De nombreuses pensées entravaient la bonne tenue de l’exercice pour Kalan qui sentit rapidement l’agacement le gagner, car il ne parvenait pas à garder son attention sur ses pieds après seulement un bref instant d’exercice. Des pensées sur son frère, sur son propre état physique, sur tout ce qu’il avait vécu s’entrechoquaient dans sa tête, sans qu’il parvienne à les chasser.
— Ne cherchez pas à faire le vide, déclara la voix bienveillante de Holl. Si des pensées viennent, observez simplement leur passage et revenez à l’exercice. Vous ne pouvez pas rater, vous pouvez simplement en profiter pour observer la fluctuation de votre attention, les allées-venues de vos pensées, jugements, craintes, désirs, doutes… Notez leur présence, puis laisser les vivre pendant que vous ramenez votre attention au corps.
Kalan fut étonné de remarquer que ses pensées prirent congé dès qu’il s’attela à les observer. Le reste de la séance fut plus agréable, bien qu’il ne se relia que très peu à son corps. Il était à l’affut de chaque nouvelle pensée et se prit au jeu de les saisir mentalement. Quand il les avait bien en main il s’imagina les relâcher dans le vent, les laissant voguer librement. Lorsque l’exercice prit fin, tout le monde rouvrit les yeux et Kalan nota que Nekoline paraissait crispée, Maître Holl s’étant même déplacé à ses côtés. Le Visionniste prit le temps de répondre à leurs questions, bien qu’il n’y eût qu’Epoline qui s’exprima : il lui répondit que non, ce n’était en effet pas un problème qu’elle n’arrive pas à se détendre, ni à faire le vide ; et que non, elle ne pourrait pas se débarrasser de ses pensées désagréables ni de ses émotions négatives. Kalan s’étonna de voir qu’il n’était pas le seul à avoir eu de la difficulté dans l’exercice. Wakami n’eut rien à dire et Ahia sembla sereine. Cette dernière se permit d’exprimer :
— J’ai passé de nombreuses années avec les loups. Pour eux, il n’est pas question de demain ou de hier et vivent au jour le jour. J’ai été élevée à vivre dans le présent et à ne pas accorder trop de valeurs aux pensées et jugements qui traversent mon esprit d’Elfe. Cela fait du bien de retrouver cet état, même dans cette forme-ci.
— Merci pour ce partage, je n’y avais jamais pensé, mais c’est une perspective des plus intéressantes, répondit Holl.
— J’aimerais aussi vous remercier, poursuivit timidement Ahia. Tout le monde à Mérin m’accepte sous cette forme hybride que d’autres jugeraient monstrueuse. Je n’ai eu le droit qu’à quelques regards surpris. Je n’ai pas pu vivre sous ma forme d’origine depuis… Je dirais depuis que j’ai eu environ cinq ans.
Les Elfes lui accordèrent un regard et un sourire émus. Seule Epoline se permit d’ajouter en se frottant le front :
— Tu as raison, c’est la première fois qu’on ne me regarde pas comme un objet de pouvoir malgré la visibilité de ma marque.
Que l’on puisse considérer une enfant comme un objet fit frissonner Kalan de dégout. Il observa la jeune Princesse jouer avec une mèche de son imposante chevelure bleu foncé, se demandant comment on pouvait la voir autrement que comme une fillette. Le pouvoir dissimulé derrière cette immense marque frontale était un fardeau à bien des égards.
— Merci pour votre partage. Si vous n’avez plus rien à ajouter, vous pouvez y aller, les invita Holl.
Ses élèves sortirent de la salle à l’exception de Nekoline qui resta discuter avec le Maître. Epoline lui envoya un petit regard désolé avant de s’éclipser.
— Qu’est-il arrivé à ta Gardienne ? murmura Kalan.
— Je ne sais pas, avoua la Princesse, inquiète.
— Je pense que Maître Holl a sous-estimé le traitement réservé aux corps des Gardiens, répondit Wakami. Se lier de manière plus intime à sa partie charnelle n’a pas dû être un exercice agréable pour Nekoline. Je doute qu’elle poursuive avec nous, j’espère qu’Omèle et Holl trouveront un geste de réparation pour les désagréments de cette séance.
Kalan n’osa pas demander quel traitement avait subi le corps de Nekoline, comprenant au ton de Wakami que la question était sensible. Il avait l’impression que le sujet d’Esli était à éviter, car le Coloris ajouta avant de les quitter promptement :
— Enfin bref, je dois passer chez moi ! Epoline, je t’attends comme hier pour ton entrainement. Ahia, en fin d’après-midi au sanctuaire ?
Elles lui répondirent positivement et le laissèrent s’éloigner.
— Je sens qu’on n’est pas au bout de nos surprises concernant les méfaits d’Esli, soupira Ahia.
— En effet, approuva Epoline. Si vous aviez déjà rencontré Toron, un des chefs d’Esli… Il fait froid dans le dos rien qu’avec un regard. Et sa manière de considérer les Gardiens est abjecte.
— Il y a plusieurs chefs à Esli ? questionna Kalan.
— Oui, c’est un peu particulier depuis qu’Esli est au centre du commerce d’Indigo. Toron était l’unique chef avant cela, mais depuis Lazar dirige les exploitations de la Zone, sur un aspect pratique. C’est un Sombre, il ne peut donc pas se présenter au Conseil, alors c’est Toron qui parle pour Esli à Réonde et gère le commerce d’Indigo. Finalement, il y a Zeka, une autre Hypnotique qui a repris le contrôle principal notre armée.
— Tu connais beaucoup de choses pour une enfant de ton âge, remarqua Ahia.
— Oh très peu ! Je ne connais pratiquement rien des autres membres du Conseil. Ce Toron m’a effrayée depuis que je suis toute petite, j’ai donc vite cherché à comprendre qui il était. Ce n’était pas compliqué, il est très connu à la Capitale.
Kalan laissa Epoline et Ahia regagner les cuisines où elles voulaient prêter main forte pour rendre visite à Nessan. Le jeune Sombre n’avait de toute manière pas retrouver la force de faire à manger pour tout un village.
Nessan était toujours endormi et Kalan passa un moment à lui raconter ses journées, lui expliquant qu’il était bien trop fatigué pour jouer les têtes brûlées. En sortant de la chambre, il trouva Calib en compagnie de Popi, qui s’exprima :
— Ce chien est extraordinaire ! Il a rendu visite à tous mes patients, ça leur a fait un bien fou ! Il sait y faire, on dirait qu’il est né pour accompagner les personnes en difficulté.
— C’est possible, répondit Kalan en caressant le chiot, remarquant qu’il avait déjà bien grandi depuis son arrivée chez Armekin. Il est venu te voir de lui-même ?
— Tout à fait ! Et il m’a accompagné partout. Il est formidable, les patients et patientes ont tenu à lui offrir une partie de leur petit-déjeuner.
— C’est une manière comme une autre de se nourrir, sourit Kalan. Je suis ravi si Popi te rend service, je suis sûr qu’il adore ça.
Comme pour confirmer ses propos, le chien lui lécha le visage.
Depuis ce jour, Kalan trouva le chiot presque tous les matins au sanctuaire, effectuant sa tournée. Les jours passèrent sur le même rythme : méditer, visiter Nessan, manger, dormir. Nekoline suivit en effet des séances privées avec Omèle, Holl expliquant qu’il avait fait une erreur en l’intégrant et que la vieille Cornide saurait comment y remédier. Kalan trouva sa récupération lente, mais ce n’était rien à côté de Nessan qui ne pouvait toujours pas rester éveillé. Grâce à ses séances avec Holl, il apprenait à laisser son impatience s’en aller d’elle-même et à profiter de l’instant présent. Concrètement, il ne souffrait pas et Nessan avançait de son côté.
— Tout finit par passer, mon frère, lui murmura Kalan un jour qu’il le visitait. Tout finit par passer, notre état actuel aussi n’est qu’une étape qui changera avec les temps.
Ce chapitre est en effet intéressant par rapport à l'évolution des personnages. Je réalise qu'on avait pas tant que ça creusé du côté de comment Kalan vit sa convalescence. Et je trouve qu'il est vraiment très sage, il n'essaie pas vraiment de se surpasser, ne cherche pas à impressionner tout le monde en faisant à manger pour tout le village puis en tournant de l'oeil.... Et ça m'inquiète presque !
Peut-être que par rapport à ça on pourrait avoir un peu d'inquiétude ou d'interrogation de sa part (le fameux est-ce que je redeviendrai comme avant un jour??).
Au niveau du rythme ma seule remarque est sur le premier monologue de Holl, que j'ai trouvé un peu long, le reste est au poil.
Pour les détails :
"Le jeune Sombre n’avait de toute manière pas retrouver" -> retrouvé
"Kalan trouva sa récupération lente, mais ce n’était rien à côté de Nessan qui ne pouvait toujours pas rester éveillé." -> attention ici le "sa" porte un peu à confusion, il pourrait renvoyer à Neko puisqu'on en parle juste avant.
"Le reste de la séance fut plus agréable, bien qu’il ne se relia que très peu à son corps." -> est-il en mesure à ce stade d'avoir conscience de cela ?
"Le reste de la séance fut plus agréable, bien qu’il ne se relia que très peu à son corps." -> est-il en mesure à ce stade d'avoir conscience de cela ?
--> Comme c'est le déroulé de l'exercice sur lequel je me base, Holl devrait répété régulièrement l'indication de se relier à des parties du corps, donc je pense qu'il peut remarquer que c'est dur pour lui ! Je vais revoir si c'est clair et adapter au besoin
Merki !
PS: j'ai fait un fan art de ton livre sur le discord de PA et je compte bien en refaire un héhé ! Si un jours tu rejoins le canal, tu me diras si j'ai bien imaginé la scène ou si je ne lui rends absolument pas honneur xD
Voilà qui va m'aider à passer le cap de discord (trouille ^^) ! Je me prépare mentalement pour y faire un saut dans le weekend
A très vite