10. Piston

Par Shaoran

Comme convenu avec Jérôme, le lendemain à la première heure, je retournai à la librairie. 

J'avançai de guingois dans le crachin automnal, slalomant entre les passants grognons et les projections d'eau des véhicules qui se massaient sur la route. À braver ainsi la foule morose des travailleurs, c'était comme si tout à coup j'appartenais à nouveau à leur monde. 

En passant devant une vitrine, je remarquai mon sourire.

Depuis mon entrée à l'école, j’avais maudit chacun de ces matins où je me levais pour aller m’ennuyer comme une pierre au milieu de ces gens dont le contact m’épuisait. Qui eut cru qu’un jour cette routine étouffante me réjouirait.

Je levai les yeux vers l'angle de la rue. La librairie m'attendait, aussi mystérieusement tentante que la veille. Ses lumières déjà allumées. 

L'horloge de la ville sonna neuf heures. Je guettai fébrilement le lever du rideau de fer. La vendeuse qui m'avait renseignée la veille me remarqua immédiatement et un grand sourire se peignit sur ses traits. Elle m'avait reconnu, mais j'ignorais si c'était mon obstination ou mon empressement qui l'amusait. 

— Bonjour, m'accueillit-elle.

Je lui rendis poliment son salut et avant que je lui rappelle le motif de ma visite, elle me demanda : 

— Vous venez voir Madame Valrec, c’est bien cela ? 

— Exactement. 

— Attendez-moi ici, je vais la chercher. 

J’acquiesçai. 

Elle revint un instant plus tard accompagnée d'une dame d'environ son âge, à l'apparence soignée et aux longs cheveux blond vénitien, bouclés et soyeux. Elle réajusta discrètement son tailleur gris et me tendit la main. Je la serrai, constatant sans étonnement qu’elle avait la poigne décidée d'une femme d'affaire redoutable.

— Olivia Valrec, se présenta-t-elle. Que puis-je pour vous ? 

— Je viens de la part de Cédric Delpin. 

Sa physionomie changea.

La négociatrice impitoyable revêtit l’expression de la matrone italienne prête à évaluer sa future bru. J’ignorai ce que cachait ce revirement, mais cela m’intriguait.

— Vous êtes mademoiselle Bertier, c’est cela ? 

— Oui. 

— Vous venez pour le poste de vendeuse, parfait. Suivez-moi. 

— Le poste de… Euh non... il doit y avoir une erreur, c’est au sujet de la commande de Jérôme Reeves. 

— Ah ? C’est étrange. Leur ouvrage est actuellement à l’impression. Cédric sait bien qu’il ne sera pas prêt avant au moins deux semaines. Il a dû oublier de prévenir son collègue. Par contre, il m’a bien dit que vous repasseriez ce matin. 

Je me fendis d’une grimace circonspecte. 

— Ils ne vous ont rien dit ? en déduisit Madame Valrec.

— Quand on en a parlé hier soir, Jérôme a beaucoup insisté sur le fait de vous rencontrer, mais s'il s'est montré plutôt avare de détails sur le pourquoi du comment. 

— Ces hommes décidément. 

Je rigolai nerveusement et m’empressai de lui répondre : 

— Mais le fait est que la place m’intéresse !

— Parfait. Alors, passons dans mon bureau. 

J’approuvai, lui offrant mon plus beau sourire pour masquer ma panique naissante. 

Bravo pour la présentation approximative Sasha. Pour une fois qu’on te donne spontanément ta chance, t’aurais au moins pu faire un effort, genre un petit coup de rouge à lèvres ou une coiffure un peu moins sauvage que ton élastique mal noué. 

En même temps, si j’avais su… 

Peu importe, maintenant c’est trop tard. 

J’inspirai profondément, me forçant à focaliser mon attention sur les locaux. 

Madame Valrec me conduisit dans une arrière-boutique aussi ordonnée qu'une légion romaine avant une bataille. La réserve s'ouvrait sur une petite cour intérieure au fond de laquelle j’aperçus un vieil atelier. Tout en le traversant, elle m'expliqua que sa famille œuvrait depuis trois générations à la restauration de livres anciens et autres documents précieux. La librairie n'existait que pour maintenir à flots leur activité première.

Elle salua personnellement chacun des employés qu'elle croisa jusqu'à l'escalier menant à une grande pièce aux allures de cabinet de curiosités du début du siècle. 

Elle s'installa à son bureau et m'invita d'un geste à en faire de même. 

J'obtempérai presque à contrecœur tant mes yeux essayaient de saisir toutes les subtilités du décor. L’atmosphère studieuse, l’ambiance vieille époque...

Jamais je n'aurais imaginé trouver un tel endroit dans les tréfonds d'une librairie.

Je souris. Travailler ici pourrait être une belle aventure.

À condition de décrocher ce job.

Olivia Valrec sortir mon CV de son tiroir et mon sourire s’effaça.

D’où le tient-elle ? Internet ? Henry ? Mes complices de piston ?

Peu importe qui était derrière ce coup du destin, j’avais entre les mains une chance unique de tirer mon épingle du jeu. Et j’avais galéré trop longtemps pour cracher dans la soupe par orgueil.

Je réglerais mes comptes plus tard. Avec Jérôme. Ou qui que ce soit d’autre. En attendant, concentration…  

— Voyons cela, s’exclama madame Valrec avec enthousiasme. 

Elle étudia mon CV comme si elle passait ma vie au crible par ce simple geste.

Que c’est déprimant de se résumer à une poignée d’informations sur une feuille blanche. 

Pendant une minute qui me tortura comme si elle avait duré des heures, elle examina mon parcours, mes références, mes ambitions. Chacune de ses grimaces me coulait un poids dans l’estomac, chacun de ses petits sourires en coin libérait le souffle coincé dans ma gorge. 

Quand son attention revint sur moi, même son sourire ne me rassurait plus. 

— Tout cela me semble prometteur. Vous pouvez commencer la semaine prochaine ? 

— Je… la semaine prochaine…Euh oui, bien sûr.

Quelle éloquence !

— Excellent, dans ce cas, à mardi matin. 

— Et c’est tout ?

Malgré tous mes défauts que j’énumérais mentalement, cette femme d’affaires chevronnée semblait satisfaite des compétences que j’avais à lui offrir. C’était tellement improbable. 

Alors voilà ce que l’on appelle vulgairement le piston ? Ramasser les lauriers pour du combat qu’un autre a livré à ta place. Pas de remises en question vis-à-vis de mon parcours inadapté. Pas de doutes sur mon manque d’expérience. Pas de pinaillage sur mes loisirs ou mes capacités. Un coup d’œil à mon CV pour le principe et l’affaire est pliée

Madame Valrec remonta ses lunettes sur son nez.

— Y a-t-il un problème ? 

— Disons que je m’attendais à… comment dire… 

— À un entretien en règle ? Ou des tests peut-être ? 

— Euh… oui. Quelque chose dans ce goût-là. 

— Aimez-vous les livres ? 

Sa question ne fit qu’augmenter mon incrédulité. 

Où est le piège ?

— Oui, beaucoup. 

— Dans ce cas, c’est parfait ! J’ai absolument besoin d’une vendeuse dans les plus brefs délais. Il est clair que vous n’avez ni l’expérience, ni les qualifications que je souhaiterais, mais être qualifié ne préjuge pas de la compétence d’une personne. Encore moins de sa motivation. Ce qu’il me faut, c’est quelqu’un de fiable et dégourdie. Or d’après Cédric, vous l’êtes. À mes yeux, cela suffit pour vous donner une chance, charge à vous de faire vos preuves. Et nous verrons ce que ça donne dans un mois. En attendant, je vous dis à mardi. 

— D’accord. Dois-je venir à l’ouverture ou un peu avant ? 

— Si exceptionnellement vous pouviez venir pour 8h ce serait parfait. Quoi qu’à la réflexion, si vous trouvez un moment cette semaine pour repasser, je pourrais vous briefer sur notre fonctionnement et votre rôle. 

— Euh, oui, je pourrais repasser. Quand cela vous arrangerait-il ? 

Elle feuilleta énergiquement son agenda comme si me caser dans son emploi du temps relevait de l’exploit. Heureusement, la vendeuse de la veille lui apporta une solution inattendue. 

— Le représentant des éditions Gallimard vient d’appeler. Le pauvre a eu une urgence. Il se propose de reporter votre rendez-vous à la semaine prochaine même heure, l’informa la dame d’âge mûr. 

— Oh, merci Simone. Vous pouvez lui répondre que c’est bon pour moi. 

Avec un sourire radieux, elle ajouta à mon intention :

— Êtes-vous disponible tout de suite ? 

— Oui. 

— Parfait. Suivez-moi. Je vais vous montrer l’envers du décor. 

Le reste de l’entretien fut une succession de visites, de présentations et d’explications sur les tenants et les aboutissants de mon futur poste. Informer, surveiller, rechercher, mettre en rayon.

Mémoire et concentration… rien de bien impressionnant pour moi.

Au passage, elle me présenta aussi mes futurs collègues, d’abord ceux de la librairie puis ceux de l’atelier de restauration. Des gens sympathiques et passionnés par leur métier. Des gens dont elle se souciait tous personnellement.

À la fin de la matinée, j’étais encore trop stressée pour croire à ma chance mais j’avais des étoiles dans les yeux. 

Cette carrière était bien loin de celle que j’envisageais, mais l’idée de travailler dans une librairie vintage pleine de l’âme des beaux livres me plaisait bien. Cela me correspondait. 

Alors qu’Olivia me donnait les dernières directives pour mardi, j’accusai réception des informations, croyant bon d’ajouter : 

— Merci. 

— Ne me remerciez pas encore, je ne fais que vous donner une chance. 

— Certes, mais, vous êtes la première et c’est important à mes yeux. 

— Il faut un début à tout. Le reste dépend de vous. 

—Je ne vous décevrai pas. 

—J’y compte bien. 

Elle me serra chaleureusement la main, m’abandonnant sur le seuil de la librairie avec un grand sourire. 

À l’horloge de la place, midi sonnait. 

À l’intérieur de mon corps, c’était des émotions contradictoires qui résonnaient. 

L’euphorie. J’avais du travail ! Après tous ces échecs, enfin, j’avais réussi.

La crainte. Et si d’un coup Madame Valrec réalisait qu’elle avait commis une erreur ? Ou si candidat plus chevronné se présentait ? Je n’avais qu’une promesse verbale et la recommandation de son beau-fils. Pas de contrat signé. Pas de certitudes. 

La contrariété. Sans le concours inattendu de Jérôme, j’en serais toujours au même point.

Son attention était adorable, mais elle me faisait quand même grincer des dents.

J’avais toujours considéré le piston comme un fléau. Un moyen détourné pour les tir-au-flanc de voler les opportunités des honnêtes travailleurs. Mais rendue de l’autre côté de la barrière, une petite voix hypocrite me murmurait que ce n’était que justice. Je le méritais. J’avais créé ma propre chance en acceptant cette colocation délicate. Et puis, les candidats ne se pressaient visiblement pas au portillon non plus.

Je détestais cette voix.

Elle me donnait l’impression de ne pas être légitime. D’être un imposteur. Oui, j’avais du travail, mais je ne l’avais pas obtenu de la meilleure des façons, alors il ne serait que justice que tout me soit retiré d’un coup.

Cette pensée ne fit qu’accroître mon malaise.

À peine rentrée, je me débarrassai de mon manteau et me réfugiai dans la cuisine. J’avais besoin de m’occuper les mains pour distraire mon esprit qui flirtait avec l’angoisse.

Je décidai donc de m’adonner à ma nouvelle lubie du moment. Fini la période tricot, macramé ou perles de rocailles, maintenant, c’était la pâtisserie.

À chacun sa manière de fuir.

La mienne, c’était d’apprendre de nouvelles choses, de préférence assez complexes pour canaliser toute mon attention et m’empêcher de tourner en boucle autour de mes préoccupations. Je voletais ainsi d’une discipline à l’autre sans vraiment me poser. Je me passionnais pour tout ce qui me posait problème. Et quand enfin, je pigeais le truc, j’y perdais tout intérêt et je changeais de lubie.

Il n’y avait que face au dessin que je restais constante.

Raconter à travers le ballet de lignes que traçait mon crayon, les histoires qui naissaient dans l’interstice de mes neurones, c’était ma raison d’être. Peu importe vers quels cieux je papillonnais, quel que soit mon état d’esprit et mes états d’âmes, c’était là que je revenais toujours. Vers le dessin. Vers les histoires. C’étaient elles qui m’animaient.

Mais pour l’heure, j’avais besoin d’engloutir mes peurs et mes doutes dans une autre forme d’oubli. Un oubli sucré.

Pendant une petite demi-heure, cela fonctionna plutôt bien. Mais, alors que je fouettai mes blancs en neige, une nouvelle boucle se forma. 

Désormais, je savais ce que cachait la requête de Jérôme. 

Il était donc vraiment sérieux quand il parlait de l’importance de l’autonomie. Il avait compris mon désir d’entrer dans une boite pour me sentir plus comme tout le monde et il avait fait le nécessaire pour m’aider. J’avais un travail. Fini la petite vie trop rangée de femme d’intérieur entretenue. J’avais entre les mains les clefs de mon émancipation. 

Il a bien préparé son coup le grand coton tige aveugle. C’est pour ça qu’il était contrarié hier soir. 

Les dents serrées, je mélangeai vigoureusement ma préparation. Comme si cela pouvait dissoudre mon amertume. 

Son geste me touchait, mais qu’avait-il à y gagner ? Parce que, dans mon monde, personne n’agissait jamais de manière désintéressée. Espérait-il me prouver que je ne serais rien sans lui ? Que…

Je me figeai, la brique de lait en suspension au-dessus du verre doseur. 

On croirait entendre tes parents. 

Cette pensée me retourna l’estomac.

Même loin d’eux, je subissais encore leur influence néfaste, comme s’ils m’avaient délibérément façonnée pour que je reste perpétuellement dépendante d’un autre au lieu d’exploiter mes propres capacités.

Ils m’avaient appris la peur. Peur de moi-même. Peur d’être rejetée pour qui je n’étais pas ou pire, pour qui j’étais. Peur de réussir. Peur du regard des autres. Peur d’espérer.

Je m’avachis un instant sur le canapé, en attendant que ma préparation repose.

Et puis, il y a Henry… Que va-t-il penser de tout cela ?

Il m’avait assuré que ça ne lui poserait pas de problème, mais il affirmait aussi m’avoir accordé sa confiance. Et, de son propre aveu, cela l’arrangeait que je sois au chômage alors…

Alors, pas la peine de se faire du mal avec ça pour l’instant. On verra en temps utile.

J’enfournai mon gâteau quand une portière claqua en bas de la rue. 

Un coup d’œil à la fenêtre et je réalisai qu’il était bien plus tard que je l’imaginais. 

Henry déposait Jérôme. 

L’heure des règlements de compte était venue. 

Il rentra comme tous les soirs, légèrement énervé et dissimulant maladroitement sa fatigue. Il me salua brièvement et s’installa à table avant de recommencer à étudier sa liasse de documents. 

Pas une allusion à son livre. 

Pas un mot au sujet de cet entretien improvisé. 

Pas une mention à toute cette histoire. 

Exactement comme la veille. Pourtant cette fois, il ne pouvait pas se servir de la présence de son oncle comme d’une excuse. 

Curieuse de savoir combien de temps il tiendrait avant de me poser la question fatidique, je surveillais étroitement la cuisson de mon gâteau. 

Un silence lourd pesait entre nous. 

Est-ce qu’il hésitait ? Ou attendait-il simplement que je parle la première ?

Pour lui dire quoi ? Merci ou j’aurais pu me débrouiller toute seule ? 

Je me hissai sur la pointe des pieds pour attraper le plateau de service sur l’étagère du haut. Un geste maladroit plus tard, il s’écrasa au sol dans un fracas métallique. 

Jérôme releva le nez de ses feuilles avec un grognement. 

— Pourquoi ai-je la désagréable impression que tu es contrariée ? Ça s’est mal passé avec Olivia ? 

Nous y voilà. 

J’émis un petit soupir agacé, ramassant vivement le plateau. 

— Ce livre n’était qu’un prétexte, n’est-ce pas ?

— Finement observé. 

Son arrogance me hérissait. Je savais bien que j’aurais dû le remercier. Mais je n’y arrivais pas. Alors, je préférais encore le silence plutôt qu’un reproche injustifié.  

Jérôme n’était pas dupe. Mais au lieu de me reprocher mon ingratitude, il soupira, retira son bandeau et se frotta les yeux. 

— J’ai réellement besoin de ce livre. J’espérais qu’il serait arrivé. 

— Vraiment ? D’après Olivia, il n’est pas censé être prêt avant deux semaines. En revanche, le hasard a fait en sorte que je tombe pile au moment où elle recrute une vendeuse… Qu’as-tu à répondre à ça ? 

— Eh bien remercie le hasard.

— Parce qu’en plus tu te crois malin ?

— Plutôt oui.

Je levai les yeux au ciel, excédée par sa nonchalance. 

— Quoi qu’il en soit, j’espère que tu as su saisir ta chance. 

— Elle n’a pas été spécialement difficile à convaincre vu la recommandation en béton que j’avais. Celui qui m’a prémâché le boulot n’a pas fait dans la dentelle.

Jérôme ricana. 

— Je reconnais que Cédric est un mec plutôt cash.

— Explique-moi donc en quel honneur ton collègue, que je ne connais ni d’Adam ni d’Eve, a tout d’un coup eu envie de m’aider ?  

— C’est de famille. Il est aussi altruiste qu’Olivia voilà tout.

— Altruiste ?

— Oui. Ils aiment encourager les gens volontaires. Je vois pas ce qui te contrarie là-dedans. 

— Tu m’as piégée ! 

— Non ! Olivia a besoin d’une vendeuse, t’as besoin d’un boulot et j’ai besoin que Cédric soit concentré sur notre manuel d’études. Entre ma grippe et les heures qu’il passe à la librairie pour pallier l’absence de personnel, on a pris pas mal de retard et ça… on ne peut pas se le permettre. Alors où est le mal, si tout le monde y trouve son compte ?

— Soit, articulai-je. 

Je passai mes nerfs sur le démoulage de mon gâteau. Et tant pis si la rudesse de mes gestes me trahissait.

— Mais sinon, ça s’est bien passé quand même ? insista-t-il. 

— Je commence mardi. 

— Génial ! Tu verras, ça te fera du bien. 

— Dis plutôt que ça te fera des vacances !

— Mais c’est quoi ton problème à la fin ? Pourquoi tu me vois systématiquement comme le méchant de l’histoire ? Et pourquoi tu refuses d’admettre que j’ai fait ça pour t’aider ?

— Alors que depuis le début tu t’es toujours opposé à ma présence ici ? Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que tu essaies de me donner mon indépendance financière pour que je me casse ?

— Non ! Qu’est-ce que tu t’imagines ? 

Une surprise douloureuse déforma ses traits. Pourtant, je ne comptais pas m’arrêter là. 

— C’est con qu’Henry ne m’ait pas tenu rigueur de mes petites représailles de dressing sinon, je ne serai déjà plus là pour t’embêter.

Excédée, je me dirigeai vers ma chambre ; Jérôme me retint par la main. Il me força à lui faire face et planta son regard aveugle dans le mien. Quand je le voyais sans son bandeau, il m’impressionnait encore plus que d’ordinaire. Il se pencha vers moi jusqu’à ce que nos visages se touchent presque et grogna d’une voix si rauque que je le compris à peine :  

— Pourtant, c’est lui qui a essayé de rompre le contrat.

— Quoi ? Mais… vraiment ? 

Il approuva dans un hochement de tête. 

— Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

— Je m’y suis opposé.

— Toi ? Mais je croyais…

Je reculai. 

Tout à coup, dans mon cœur, c’était le calme plat. Plusieurs pièces d’un même puzzle s’étaient mises en place. 

Henry et son manque de confiance. Jérôme et sa sollicitude. 

Le premier m’encourageait ouvertement et tentait de m’évincer en secret. Le second me repoussait en apparence et me soutenait maladroitement en cachette. 

C’était à n’y rien comprendre. 

Comme s’il avait suivi le cours de mes pensées, Jérôme se justifia : 

— Tu as beau être incroyablement énervante, tu ne me traites jamais comme le pauvre petit aveugle. Tu es maladroite, mais aussi soigneuse et ordonnée que moi. Tu me perturbes, mais tu n’es pas intrusive. Tu me pousses dans mes retranchements, mais tu n’essaies pas de me changer. En un mot comme en cent, tu n’as rien à voir avec ceux qu’Henry m’imposaient.

Il s’assit sur la première marche de l’escalier avant d’ajouter à mi-voix : 

— J’ai fini par m’accoutumer à ta présence. Je me suis habitué à t’entendre tapoter sur ton clavier le soir en rentrant, à sentir ton parfum se mélanger à celui du café en me levant, à m’engueuler avec toi quand je vais trop loin.

Je me laissai tomber à côté de lui, soufflée par ses propos. 

L’ours n’est jamais où je l’attends.

— Je te l’ai dit… ce n’est pas moi le méchant de l’histoire. J’essayai juste de t’aider.

— Pourquoi ?

— Ce que tu m’as dit quand j’étais malade… sur mon manque de confiance, sur les boites où les gens essayaient d’entrer… tout ça… ça m’a fait réfléchir. Je me sentais un peu coupable alors, j’ai voulu te rendre la pareille. Visiblement, je me suis planté quelque part.

Dépité, il se leva. 

— Attends !

Cette fois, ce fut à mon tour de le retenir par la main. 

— Je suis désolée d’avoir réagi aussi impulsivement. Tu as raison, j’ai besoin de ce travail. Et ça me touche que tu ais pensé à moi, c’est juste que… j’ai pas l’habitude qu’on m’aide. Encore moins de manière aussi spontanée et désintéressée. 

— Qu’est-ce qui te dit que c’est le cas ? railla-t-il. 

Cette petite pique manquait cruellement de conviction pour être crédible. Jérôme essayait de se donner une contenance bien plus que de m’offusquer. 

— Alors dis-moi, qu’est-ce que tu as derrière la tête exactement ? 

Il sourit tristement.  

— Je vais y réfléchir. 

Cette fois, je le laissai disparaitre dans sa chambre sans rien ajouter. 

Je m’enroulais dans mon plaid. Vidée de toute énergie. 

Je n’étais pas très fière de ma réaction. 

Encore une fois, la démarche de Jérôme était maladroite, mais ses intentions sincères.

Encore une fois, aveuglée par mes propres démons, j’avais été injuste avec lui. Odieuse même.

Encore une fois, au lieu de nous éloigner, cela nous avait rapproché. 

 

♪ - ♪ - ♪

 

Le mardi suivant, mon grand jour arriva enfin. 

Celui que j’avais fini par désespérer de voir arriver. 

Mon premier jour de travail ! 

Pas un emploi précaire ni saisonnier. Pas une mission ponctuelle. Un vrai travail. Durable. Confortable. 

Je m’étais levée aux aurores. Fébrile comme un jour de rentrée des classes.

La même sensation de joie dans la tête et de nœud dans le ventre. 

L’avance impressionnante avec laquelle j’arrivai amusa beaucoup Simone. Olivia nous rejoignit un quart d’heure plus tard.

Après avoir signé officiellement mon contrat de travail et convenu ensemble de mes horaires, elle me laissa sous la supervision de Simone. J’ignorais si son beau-fils travaillait sur le même rythme que Jérôme, mais une chose était certaine, mes horaires n’auraient pas été plus adaptés à ceux de mon colocataire que si je les avais proposés moi-même. 

Tant mieux. Ce sera plus facile à faire passer auprès d’Henry. 

Je ne lui avais pas encore annoncé la nouvelle. Pourtant, il me faudrait bien en passer par là. 

Accessoirement, je devrais aussi en parler à ma famille. Notre bras de fer silencieux continuait. Plus le temps passait, moins je savais comment interpréter leur réaction. J’entendais que mon déménagement précipité soit frustrant pour eux, mais en tant qu’adultes et parents, ils se devaient de m’encourager, pas de se vexer parce que je prenais ma vie en main.

Je caressai pensivement mon téléphone. 

J’avais passé ma vie à me conformer à leurs attentes et en lieu et place de leur affection, je n’avais récolté que des reproches. Pourquoi donc leur avis avait-il toujours plus d’importance à mes yeux que mon propre jugement ? Parce que je me sentais redevable envers eux ? Par amour ? Pour leur prouver que j’étais mature ? Reconnaissante ? S’encombraient-ils de toutes ces questions quand ils m’imposaient leurs choix ? 

Je dédaignai mon téléphone. 

Même avec un motif valable pour faire le premier pas, je refusais de céder à leur chantage affectif.

Espérons qu’Henry au moins appréciera la nouvelle. 

Ce cher monsieur Langler. 

Depuis ce jour de grippe et la conversation surprise avec le médecin, il baissait graduellement dans mon estime. Non satisfait de douter de mes capacités, j’avais découvert qu’il tentait secrètement de m’évincer de la vie de Jérôme. Le tout sous couvert hypocrite de me soutenir inconditionnellement.

J’étais tellement déçue. Moi qui le croyais si droit. Si intègre. Le réveil était rude.

Mais je devais faire avec. Alors le dimanche suivant, quand il nous rendit visite, je profitai que Jérôme soit occupé dans son bureau pour le retenir.

Par habitude, je lui proposai un café qu’il accepta de bon cœur. Quand je m’aperçus que je cherchais le sucre dans le frigo au lieu du placard, je compris qu’aujourd’hui, il me serait compliqué de discuter sereinement avec lui.

Comme s’il pressentait quelque chose, il me demanda innocemment :

— Tout se passe bien avec Jérôme ?

— Oui. 

— Pas de nouvelles tensions ?

— Non. 

— Je vois que vous avez descendu votre console. Jérôme n'a pas protesté ? 

— Non. On a même joué ensemble.

— Jérôme et vous, vraiment ? 

— Oui. 

Il s'installa face à moi, m'opposant sa tranquillité coutumière, mais je sentais bien que mes réponses lapidaires l’interpelaient. 

— Donc, si ce n’est pas le comportement de mon neveu qui vous perturbe, j’en déduis que c’est avec moi que vous avez un problème. Vous aurais-je involontairement offusquée ?

Je m’étais promise de tout lui expliquer s’il évoquait le sujet un jour, mais ça, c’était avant de découvrir qu’il voulait me jeter sans autre forme de procès.

— Je… je ne vois pas de quoi vous parlez, grommelai-je.

— Pourtant, cela fait quasiment trois semaines que vous m’adressez à peine la parole. Que dois-je en déduire ?

Je soupirai. Il ne lâcherait pas l’affaire.

Il est temps de prendre ton courage à deux mains. 

— Puisque vous tenez tant à le savoir, Jérôme m’a dit que vous vouliez rompre notre accord de colocation et qu’il s’y est opposé.

Ses sourcils se levèrent très haut sur son front. 

— Je suis étonné qu’il vous ait parlé de ça.

Je me mordis l’intérieur de la joue jusqu’au sang. Il n’essayait même pas de me détromper !

— Alors, c’est vrai, grondai-je. Votre confiance, vos encouragements, votre prévenance… tout ça, c’était du vent. Depuis le début, vous doutez de moi.

— Je ne doute p…

— Arrêtez de vous payer ma tête ! Je vous ai entendu avec le docteur quand Jérôme était malade.

— Vous nous avez espionnés ?

— Non. J’ai involontairement surpris votre conversation depuis la mezzanine et inutile de vous dire que je suis tombée de haut. Moi qui pensais enfin avoir trouvé une personne objective pour croire en moi...

Henry détourna les yeux, soudain très las.

— C’est compliqué.

Compliqué ? Non, c’est trop facile ça.

— Ça ne vous pose aucun problème de jouer comme ça avec la vie des gens ? Et pas seulement la mienne mais aussi celle de Jérôme.

Mon estomac se contracta sous l’effet de la colère sourde qui y bouillonnait soudain.

— C’est vrai, pour qui vous vous prenez pour juger de mes compétences à l’emporte-pièce ? Et qu’est-ce que vous croyez avoir de plus que Jérôme pour vous octroyer le droit de remettre ses choix en cause ? Ou pire de carrément décider à sa place si je peux lui convenir ou pas !

Je me levai de ma chaise, excédée.  

— Calmez-vous. 

— Non ! Vous êtes exactement comme mes parents ! Sous prétexte que vous êtes plus âgés, vous imaginez tous que le seul bon chemin dans la vie, c’est le vôtre et vous ne tolérez pas que l’on s’en écarte pour faire nos propres choix. Soi-disant qu’on serait pas assez matures, mon œil ! Non seulement c’est stupide, mais en plus c’est profondément irrespectueux !

 Je tournai dans le salon comme une lionne en cage.

— Et après vous vous demandez encore pourquoi Jérôme s’éloigne de vous ? Ça ne vous est jamais venu à l’esprit que c’était à cause de cette attitude ?

Henry me dévisageait en silence. Mon accès de colère le heurtait clairement, pour autant, il semblait décidé à m’écouter jusqu’au bout, alors je poursuivis :

— Et puis, merde, à quoi ça rime ce comportement ? Vous lui avez imposé votre vision des choses, vous saviez qu’à cause de ça j’allais en prendre plein la tronche mais vous avez tout fait pour me soutenir devant lui. C’était quoi l’idée ? Garder le beau rôle et le faire passer pour le sale type ? C’est dégueulasse ! Et ne parlons même pas du jour de notre rencontre… vous avez tout fait pour que je prenne mes jambes à mon cou mais moi, comme une conne, j’ai gobé vos belles paroles. Pour une fois qu’on me croyait capable de quelque chose d’important. Mais c’était juste une illusion… une vaste fumisterie…

Je me retournai pour lui faire face.

— Et le pire dans tout ça, c’est que si je n’avais pas surpris votre conversation avec le docteur Lanteigne, je continuerais naïvement à vous accorder ma confiance.

Je me laissais tomber sur le canapé et ajoutai à mi-voix :

— Vous ne la méritez pas. Finalement, je suis bien contente que Jérôme ait trouvé assez de courage pour vous tenir tête. Vous…

Je me figeai en plein élan. 

Toutes les accusations que je lui jetai pêle-mêle me giflèrent d’un coup, tandis qu’une vague de panique remontait le long de mon épine dorsale.

Mais qu’est-ce qui te prend ? S’il décide de te jeter dehors…

— Vous avez terminé ? me demanda Henry. 

Je baissai les yeux. Sa voix si calme n’augurait rien de bon.  

— Je suis désolée, avouai-je honteusement. Je… je n’avais pas à vous parler comme ça, j’ai…

— Au moins, vos griefs sont clairs.

Je me renfrognai.

— Je… je suis désolée, c’est…

Je relevai les yeux vers lui, prenant soudain conscience d’une chose.

— C’est la première fois que j’ose m’énerver comme ça contre quelqu’un. 

Henry leva les sourcils, perplexe. 

— Si je râle beaucoup au quotidien, il est rare que j’hausse… enfin, en général, il n’y a qu’avec mes parents… je veux dire… j’ai jamais su m’exprimer… avec mes parents, dès que je hausse le ton, ils m’interrompent et… ça vire au pugilat et pas moyen de vider mon sac jusqu’au bout, ça se retourne contre moi… et là… je sais pas… je… c’est sorti tout seul. Vous m’écoutiez et… bref, j’ai été injuste et je m’en excuse. 

— Votre colère est légitime et vous avez parfaitement le droit de l’exprimer sans détours. C’est désagréable à entendre, ne nous mentons pas, mais je comprends que mon comportement vous froisse. Pour autant, comprenez bien que de mon côté, je ne regrette rien et si c’était à refaire, je referais exactement la même chose et sans hésitations, que cela vous plaise ou non.

Je détournai les yeux, mal à l’aise.

Il retroussa ses manches. La nervosité qu’il dégageait me ramena immédiatement au soir où il m’avait présenté Jérôme. Je n’aimais pas ça, même si j’osais en déduire qu’il comptait me parler en toute sincérité. 

— Vous vous souvenez de votre emménagement ?

— Oui. 

— Je vous ai promis ce jour-là que, quand vous seriez prête à l’entendre, je vous expliquerais pourquoi mon choix s’est porté sur vous.

— Je m’en souviens.

— Eh bien, c’est effectivement parce que ce n’est pas moi qui vous ai choisie mais Jérôme. Et en effet, j’ai douté de vous.

Pour ne pas fondre en larmes devant lui, je fis mine de farfouiller dans le tiroir de la cuisine. 

— Comprenez-moi bien, j’agis dans l’intérêt de Jérôme avant tout.

— Faire au mieux des intérêts de quelqu’un, ce n’est pas l’enfermer dans une cage dorée en prétendant le protéger de lui-même, grommelai-je. 

— Je suis d’accord avec vous, mais vous découvrirez un jour que veiller sur quelqu’un est loin d’être aussi simple qu’il y parait.

Il avala une gorgée de café avec une lenteur calculée.

— Je ne pense pas vous surprendre si je vous dis que j’ai du mal à m’éloigner de mon neveu.

N’étant pas certaine de parvenir à débarrasser ma voix de tout sarcasme, j’optai pour une approbation silencieuse.

— Vous comprendrez donc également qu’il est compliqué pour moi de le voir prendre son indépendance. Même si je l’y encourage fortement.

Soyons lucide, mec. Tu lui forces carrément la main. 

— Vous n’en avez pas conscience, mais votre emménagement est le fruit d’un cheminement long et complexe pour Jérôme et moi. Depuis son accident, j’ai toujours veillé sur lui. Peut-être un peu trop. Seulement, je prends de l’âge. Je ne serais pas éternellement là pour lui tenir la main, alors je veux être certain qu’il construise sa vie au lieu de la reposer entièrement sur moi. Pour autant, même s’il se veut autonome, il ne l’est pas complètement voilà pourquoi à l’origine, je pensais simplement lui proposer une aide à domicile. Cependant, du fait de sa cécité, il s’isolait et j’ignorais comment le sortir de sa coquille. Alors, Jean m’a soufflé l’idée d’une colocation, histoire de m’effacer en douceur, tout en lui présentant la chose de manière moins formelle. C’est un très bon ami à moi. Il suit Jérôme depuis son accident et j’ai toute confiance en son jugement.

Il tritura nerveusement sa petite cuillère. 

— Seulement, la tâche s’est avérée plus complexe que je l’aurais imaginé. J’ai passé une annonce sur internet, et j’ai reçu beaucoup de réponses, plus ou moins sérieuses. Initialement, je forçais Jérôme à assister aux entretiens, mais c'était épuisant pour lui. J’ai donc décidé de faire une pré-sélection pour ne plus lui présenter que la crème des aides à domicile.

Il marqua une pause durant laquelle je le pressai du regard.

— Mon choix s’est finalement porté sur un jeune homme.

— Le fameux Gabin.

— Exactement.

Décidément, personne ne l’apprécie ce mec. Je me demande ce qu’il a fait pour se traîner une telle réputation.

— De mon point de vue, tout se passait bien entre eux, mais Jérôme se montrait obstinément réfractaire à sa présence, allant même jusqu’à l’accuser de choses insensées. À l’arrivée, je n’ai pas eu d’autre choix que de le virer pour que Jérôme se calme.

Henry soupira.

— Nous nous retrouvions donc à la case départ. Je ne souhaitais évidemment pas reproduire ce fiasco, pour autant, je ne pouvais pas reculer. J’ai donc sélectionné de nouveaux colocataires potentiels. Malheureusement, aussi prometteuses soient-elles, aucune des candidatures que je retenais n’aboutissait. Les personnes que le handicap de Jérôme ne décourageait pas, fuyaient face à son comportement impossible. J’avais beau leur expliquer que c’était juste une forme de protestation de sa part, qu’il se calmerait, tous refusaient. De son côté, mon neveu me menait la vie dure pour me faire plier. J’étais dans l’impasse. Mais une fois encore, Jean m’a sauvé la mise. Il m’a très pertinemment fait remarquer que l’inclure dans le processus de choix l’aiderait peut-être à mieux accepter l’intrusion de cette personne dans sa vie et ses repères. J’ai donc republié l’annonce, dans le journal cette fois, afin de limiter le nombre de réponses et changer le profil des candidats.

— Et vous êtes tombé sur moi.

— Effectivement. Vous étiez tellement éloignée de tous mes standards. Soupçonneuse, introvertie, prudente, mais avec également une grande vivacité d’esprit et un sens de l’observation impressionnant. Votre profil me rappelait un peu celui de Jérôme, alors, j’ai décidé de tenter le coup, histoire de mettre dans le jeu une personne différente des autres et voir ce qu’il en ressortait.   

Je le dévisageai interdite.

— Après votre première visite, j’ai tout de suite compris que l’appartement vous plaisait, mais vous avez tout de suite compris que je vous cachais quelque chose. Malgré tout, vous avez accepté de rencontrer Jérôme. Il me semblait alors évident que ce n’était qu’une forme de curiosité de votre part. Une toquade, née d’un désir immature de quitter un nid familial devenu trop petit.

— Ouais, vous avez cru que je me tapais une crise d’ado à retardement et que sur un coup de tête, je voulais voir ailleurs si j’y étais.

— À peu de choses près. Ça m’embêtait un peu, mais dans un certain sens, c’était parfait.

— Parfait pour quoi ? Lui prouver qu’il avait tort ou que vous aviez raison ?

Il grimaça, légèrement gêné.

— Un peu des deux. Réticente comme vous l’étiez, j’étais certain qu’une fois votre curiosité satisfaite, vous fuiriez comme les autres. Surtout après avoir découvert le handicap de Jérôme. Ensuite, il m’aurait été facile de le convaincre du bien-fondé de ma sélection.

 Il marqua une pause pour me laisser digérer ses aveux. Plus j’en découvrais, plus je prenais la mesure de ma naïveté. Non seulement, il m’avait bien cernée, mais en prime il m’avait bien bernée.

— Ce jour-là, continua-t-il, je lui ai présenté deux candidats. À votre arrivée, il était à fleur de peau, je me doutais que les choses déraperaient.

— Vous vous en doutiez ou vous vouliez qu’elles dérapent ?

Henry se gratta nerveusement le haut du front, avant d’avouer dans un soupir. 

— J’ai volontairement provoqué cette dispute.

Volontairement hein ? Il s’est bien foutu de moi le père Langler.

— Et quand je vous ai vu partir en catastrophe, j’ai enfoncé le clou avec mon attitude insistante.

Ouais le fameux contrat refilé entre deux fenêtres, j’me souviens.

— Seulement, vous êtes revenue chercher votre sac, et à ce moment-là, contre toutes mes prévisions, vous lui avez tenu tête.

— Parce que vous m’y avez encouragé avec toutes vos belles paroles hypocrites !

— Arrêtez de vous sous-estimer. J’en ai soutenu d’autres avant vous. Des gens bien sous tous rapports que j’avais moi-même sélectionnés. Mais aucun n’a jamais vraiment réussi à s’opposer à lui. Et pourtant à l’époque son handicap était mentionné dans l’annonce.

— Et après vous osez le taxer de mauvaise foi ?

Henry feignit de ne pas le relever mon reproche et poursuivit nonchalamment : 

— Je vous concède que je n’ai pas été plus fin que lui sur ce coup-là. Malgré tout, vous m’avez surpris en osant ouvertement lui reprocher ses excès. Le tout sans insultes.

Un ricanement amer se fraya un chemin à travers mes lèvres. J’avais vraiment été le dindon de la farce jusqu’au bout dans cette histoire. Exactement comme le prédisait mon père.

 — Et il a apprécié, poursuivit-il. Mais quand il me l’a avoué, j’ai pensé qu’il cherchait juste à en rajouter pour m’énerver. Heureusement, comme votre refus ne faisait aucun doute, je me suis rangé à son avis. Puis, vous avez rappelé quelques heures plus tard, pour accepter. J’étais coincé. Après l’avoir impliqué personnellement dans la sélection, il aurait été malvenu de revenir sur ma position. Même si son choix n’était à mes yeux qu’une forme de rébellion malvenue contre mes conseils. Alors, j’ai cédé.

— Histoire de pouvoir lui reprocher plus tard de se plaindre de son propre candidat.

Henry se fendit d’un sourire grimaçant.

— Vous êtes décidément aussi complexe et intransigeante que lui.

— Faut croire qu’on est fait pour s’entendre. 

— C’est aussi ce qu’il a dit ce soir-là. C’est pour cette raison que je vous ai imposé une période d’essai. Borné comme il est, je savais qu’il vous supporterait bon gré mal gré pendant quelques semaines. Tout en essayant de vous faire craquer par ailleurs.

Henry détourna les yeux. 

— Ce que je n’avais pas anticipé, c’était que contrairement à ce que j’imaginais, vous aviez joué gros en acceptant mon offre. En dépit de votre décision étonnamment rapide, vous étiez aussi obstinée et résolue que Jérôme à ce que cela fonctionne. Pour des raisons différentes cependant. Quand j’en ai pleinement pris conscience, je n’avais plus d’autre choix que de vous soutenir.

— Pour faire bonne figure devant Jérôme, grognai-je.

— Non. Pour que vous ne effondriez pas par notre faute.

Voilà comment son foutu piège sournois s’est refermé sur moi. Et je n’ai rien vu venir. Quelle idiote !

— Au début, poursuivit-il, il grognait beaucoup contre vous. Au moins autant que contre Gabin. Puis, les choses ont changé. Il s’est éloigné de moi. Comme il était si farouchement opposé à cette colocation, j’ai naturellement pensé que cette distance était une forme de protestation. Jusqu’à ce fameux matin où vous lui avez joué un mauvais tour. Je m’attendais à ce qu’il s’en serve comme prétexte pour rompre l’accord de colocation. Mais il n’a rien dit. Cela m’a interpelé, alors, j’ai décidé de le tester pour comprendre ce qui motivait ce changement.

— Comprendre ses motivations ? 

— Jusqu’à maintenant je suis la seule personne sur laquelle Jérôme tolérait de se reposer, et… votre arrivée a chamboulé ses habitudes, pourtant, il s’en est accommodé et pas uniquement par défi envers moi. Je ne voyais pas ce que vous aviez de différent pour qu’il vous accepte si facilement là où il rejetait systématiquement les autres.  

— Vous ne pouviez pas le lui demander ?

Henry ricana. 

— Il a refusé de me répondre. J’ai donc feint de rompre votre accord pour voir sa réaction.

Charmant ! La stratégie sournoise du maître d’échec, tome 2.

— Votre plan reposait donc uniquement sur ma faiblesse, lançai-je amère.

— Oui, au début. Mais vous avez tenu bon et contre toutes attentes, cette fragilité qui m’inquiétait vous a permis d’adoucir Jérôme. Vous l’avez sorti de sa coquille, jusqu’à ce qu’il prenne votre défense contre moi.

Je m’isolai dans la cuisine prétextant me préparer un café pour décrocher ce nœud d’émotions qui serrait ma gorge.

— Vous espériez que je sois votre atout pour le faire plier, et finalement, j’ai été un pion de choix dans le jeu de Jérôme.

— À un détail près. Jérôme ne vous a jamais considérée comme un pion. Contrairement à ce dont j’ai voulu me convaincre, il ne vous a pas choisie pour le plaisir de m’énerver. À travers votre maladresse, vous avez su lui parler comme vous l’auriez fait avec une personne normale, et c’est ce qui lui a plu. Votre spontanéité, votre répartie, votre fragilité. Vous avez autant besoin de lui qu’il avait besoin de vous. Et ça a fait toute la différence à ses yeux.

— Pourquoi vous croirais-je maintenant après le tissu de mensonges que vous m’avez servi jusqu’à maintenant ?

Henry détourna le regard pour mieux fuir la vérité. 

— Ce n’est pas mon opinion qui compte mais celle de mon neveu et si vous en doutez, posez-lui ouvertement la question. Du reste, je ne suis pas meilleur que les autres. J’espérais qu’il s’émancipe un peu, mais Jérôme s’est attaché à vous comme à personne d’autre. Il a montré une facette de sa personnalité qu’il cachait soigneusement depuis très longtemps et en toute honnêteté, le voir s’ouvrir à vous m’a blessé plus que je ne l’aurais pensé.

Il se frotta nerveusement les mains. 

— Je me pensais suffisamment préparé à cette éventualité, pour accepter la chose avec philosophie, résultat, c’était un échec. J’ai reporté ma frustration sur vous.

Il vida sa tasse d’un trait avant d’ajouter : 

— C’est cela qu’essayait de me faire comprendre Jean quand vous nous avez surpris.

Un léger sourire flotta sur mes lèvres.

— Alors oui, je vous ai sous-estimée, et vous en avez fait les frais. Pour cela, je m’excuse sincèrement. Pour autant, il n’a jamais été dans mon intention de jouer avec Jérôme. Encore moins à vos dépends. J’ai voulu donner une leçon à mon neveu et à l’arrivée, c’est moi qui en aie pris une bonne. Il va me falloir un peu de temps pour l’accepter. Mais ce n’est pas à vous de porter ce fardeau à ma place.  

Je détournai les yeux. Une part de moi voulait rester fâchée contre lui. Mais l’autre le comprenait. En essayant d’aider son neveu à avancer, il avait fait un pari sur l’avenir. À cause de cela, la situation lui avait échappé et il se retrouvait mis à l’écart par une inconnue maladroite, sortie de nulle part. Ça serait difficile à encaisser pour n’importe qui.

— J’accepte vos excuses, soupirai-je. Vos doutes m’ont blessée, mais je crois que c’est parce qu’ils étaient totalement justifiés. Je n’ai pas accepté votre proposition douteuse par grandeur d’âme ou par altruisme. Je l’ai fait pour moi et moi seule, sans la moindre considération pour les états d’âme de Jérôme. Encore moins pour ses difficultés. Et vous savez, moi aussi, je me suis trompée. Vous n’êtes pas comme mes parents. Eux auraient refusé ce genre de dialogue sincère. C’est pour ça que je les ai fui sans me retourner. Et c’est aussi pour ça que je ne pouvais pas reculer. Sans compter que la prévenance de Jérôme que vous m’avez si bien vantée, n’était pas une invention de votre part, et ça… ça a tout changé. Pour moi. Et probablement aussi pour lui. Alors, on a qu’à dire qu’on est à égalité.

Henry se leva pour rincer sa tasse. 

— Avec tout ça, je ne vous ai même pas félicitée pour votre nouveau travail !

— Mon nouveau… Alors vous étiez au courant ?

— Jérôme m’a parlé de votre embauche à la librairie Valrec.

— J’ai commencé mardi et c’était justement de ça dont je voulais vous parler aujourd’hui. Mais puisque vous le savez déjà…

— Je suis content pour vous. Comme quoi vous voyez, il suffit parfois de peu de choses pour qu’une situation se débloque.

— Je crois surtout que vous commencez à déteindre sur Jérôme.

Un étonnement non feint lissa ses rides.

— Officiellement, c’est son collègue Cédric qui m’a recommandée, mais c’est lui qui le lui a demandé. Si l’attention était adorable, j’aurais apprécié qu’il me demande mon avis au lieu de me mettre devant le fait accompli en m’envoyant chercher son bouquin.

Henry ricana nerveusement.

— C’est effectivement maladroit. Mais vous savez, du fait de son handicap, il est bien plus souvent dans la position d’être aidé que d’aider lui-même, alors quand l’occasion se présente, il est compréhensible qu’il en profite.

Je soupirai, me fendant d’une petite grimace mi-amusée, mi-ennuyée.

— C’est vrai. On va dire que c’est cette maladresse qui fait son charme.

Je détournai les yeux, embarrassée par mon aveu.

— Disons cela. Et considérons la hache de guerre enterrée…

J’approuvai. Henry sourit tristement.

Il était aussi gauche avec ses sentiments que l’était Jérôme. Comme moi, il lui arrivait d’être le jouet de ses émotions. Comme moi, il le dissimulait derrière une fausse assurance. Comme moi, il était faillible. 

Cependant, je devais lui accorder une chose : quelles que soient ses motivations, son soutien m’avait permis d’évoluer. Même si c’était pour de mauvaises raisons, il avait fait pour moi ce que mes propres parents me refusaient. Il m’avait épaulée en dépit de ses réserves et il me respectait suffisamment pour me l’avouer sans fard comme à une adulte. 

Alors, pour cette fois, je passerais l’éponge.

Peut-être pas aujourd’hui par contre.

En attendant, c’était à moi de faire la part des choses en apprenant à faire confiance de manière plus éclairée, comme les sportifs entrainaient leur corps à l’effort. Mais comment s’entrainait-on à exprimer ses émotions après les avoir étouffés pendant si longtemps ?

 

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