9. Requête inattendue

Par Shaoran

Les trois jours suivants se déroulèrent sur le même modèle. 

Monotones et fades. 

Jérôme dormait beaucoup, assommé par sa fièvre. Henry prenait de ses nouvelles plusieurs fois par jour et passait avant le dîner. Ils échangeaient quelques banalités, puis Henry repartait comme il était venu, inconscient de mon aigreur latente à son égard. J’agissais normalement avec lui, même si je me contentais de rester très factuelle. 

Plus de confessions à demi-mots. 

Plus d’attentes. 

J’étais blessée.

Même s’il masquait perpétuellement ses sentiments, c’était avec Jérôme, l’une des personnes les plus franches et intègres que j’ai rencontrées. Enfin, jusqu’à présent.

Comment avait-il pu me mentir avec une telle facilité ?  

Finalement, il est juste comme les autres. Décevant.

D’une manière générale, j’étais plutôt douée pour cerner les gens. Depuis toujours j’avais cette petite voix dans ma tête qui comprenait la nature des autres bien avant ma conscience. À chaque rencontre, elle apparaissait. Et jamais elle ne se trompait. 

Je ne m’expliquais pas ce phénomène. Du moins pas rationnellement. C’était une sensation primale. Animale. Immatérielle ou purement énergétique comme un champ magnétique. Les ésotéristes appelleraient cela l’aura. Je le nommais instinct.

Et au fil des ans, j’avais appris à le détester. Trop souvent, il me criait de me méfier de ceux que je rencontrais. Trop souvent, il m’isolait.

Alors je l’ignorais pour nouer des contacts avec des gens qui invariablement me décevaient. Ce qui m’isolait davantage, avec au passage quelques égratignures sur mon égo.

Un vrai cercle vicieux.

Mais c’était oublier qu’Henry, comme le reste du monde, était faillible. Dès lors, il était inévitable qu’il tombe du piédestal sur lequel je l’avais installé en lui accordant ma confiance. Cette espèce de foi innocente et naïve qu’ont les enfants.

Mais j’étais ainsi. J’avais trop d’attentes envers les autres et pas assez de confiance en mon propre jugement.

Le paysage fantaisiste de mon jeu vidéo se brouilla devant mes yeux.

J’avais cru au soutien inconditionnel d’Henry, avant de croire en mes capacités à m’adapter à Jérôme. J’avais abaissé ma garde pour m’ouvrir à lui et je m’étais faite avoir.

Encore une fois.

Je me sentais trahie.

Sa bienveillance n’était-elle qu’une façade ou quelque chose avait changé en cours de route ?

J’essuyais rageusement mes larmes, déversant ma frustration sur ma manette de jeux.

— Ne le prends pas personnellement, mâchonnai-je. Après tout, même le doc a trouvé qu’il était trop dur avec toi.

Et s’il avait raison ? Et si les doutes d’Henry étaient liés à ses propres démons plus qu’à mon attitude ?

À travers sa jalousie mal refoulée, j’avais découvert une nouvelle facette de sa personnalité. Une facette qui encaissait mal que je sois là pour Jérôme à sa place. Peut-être était-ce de cette fragilité dont parlais le docteur.

Peu importait au final.

Parce que si Jérôme avait légèrement baissé sa garde face au médecin, il n’avait pas eu suffisamment confiance non plus pour m’avouer qu’il était malade.

Doute-t-il de moi lui aussi ?

Bien sûr, il n’avait aucun compte à me rendre, mais ça m’agaçait prodigieusement.

La vérité, c’était que j’avais peur. Peur qu’il me rejette. Peur qu’il se détourne de moi. Parce qu’envers et contre tout ce que je prétendais, je m’étais moi aussi attachée à lui. À eux.

Alors je n’avais pas le choix, il me faudrait composer avec les réserves d'Henry. Mais dorénavant, je garderais mes confessions et mes secrets.

Et si cela lui met la puce à l’oreille, il sera toujours temps de jouer cartes sur table. 

Au beau milieu de l’après-midi, enfin la fièvre de Jérôme tomba. Il émergea de sa chambre, la mine toute chiffonnée et descendit maladroitement.

Je tressaillis quand il trébucha, mais je n’esquissai pas le moindre geste dans sa direction. 

Il se laissa lourdement tomber sur le canapé, essoufflé. 

Il ne portait pas son bandeau. 

Si cela me surpris, je n’osai pas le lui faire remarquer.

— Tu te sens mieux ? lui demandai-je sèchement. 

— C’est pas fou, mais ça s’améliore.

Son attitude me laissait à penser qu’il n’avait pas remarqué mon irritation et allez savoir pourquoi, ça m’énervait encore plus. 

— Est-ce que tu pourrais me préparer un thé s’il te plait ? J’ai affreusement soif.

J’aurais pu refuser pour me venger, mais après lui avoir mentalement reproché de ne pas s’en remettre à moi, je trouvais cela mal venu.

Quelques minutes plus tard, la bouilloire sifflait. 

Je le servis. 

— Tiens, grognai-je, en lui tendant sa tasse fumante. Citron, miel et poivre. C’est bon pour la gorge et la fièvre. 

Il huma les effluves de ce breuvage improbable avec perplexité. 

— Merci.

La première gorgée lui tira une grimace. À la seconde, il me concéda que cela lui faisait du bien. Il posa sa tasse sur la table basse, effleurant au passage la manette de ma console. 

Je l’attrapai d’un geste vif et la déposai sur une étagère de la bibliothèque. 

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Du tricot, grognai-je.

Oui, j’avais menti. Encore que ce n’était qu’un demi-mensonge, considérant que je m’étais réellement mise au tricot, il y a peu. Seulement, je ne voulais pas lui avouer que je jouais à la console.

Je me mordis l’intérieur de la joue. C’était la première fois que je redoutais son jugement. Toute cette histoire m’avait ramenée dans mes schémas antérieurs et je réagissais avec lui comme je l’aurais fait face à mes parents.

En dissimulant mes sentiments.

Et mes activités.

Je détournai les yeux, honteuse.

— Du tricot ? Tu te moques de moi ?

— Pas du tout.

— Alors tu m’expliques pourquoi tu farfouilles dans la bibliothèque ?

— C’est là que je range mes aiguilles et mes pelotes, improvisai-je. Pourquoi ? Ça te pose un problème ?

Je me consternais moi-même. Je voulais lui avouer ce que j’avais sur le cœur, mais je n’y arrivais pas. À la place, je m’enfonçai dans mon mensonge comme si une partie de moi espérait secrètement qu’il me percerait à jour. Comme si cette même partie espérait que mon manque de transparence l’énerverait comme il m’avait énervée.

— Te gênes pas, fais comme chez toi ! 

— C’était bien mon intention, vu que techniquement, je suis chez moi. 

Il soupira avec cette expression si particulière que j’avais toujours du mal à interpréter. Aujourd’hui, débarrassée du filtre de son bandeau, j’étais fixée : il levait les yeux au ciel. 

— Il me semblait qu’on était d’accord pour que tu m’avertisses du moindre changement.

— Certes. Eh bien, te voilà prévenu.

J’éteignis discrètement ma console tout en essayant de noyer le poisson pour qu’il ne m’entende pas.

— Et puis, je ne vois pas en quoi cela te dérange. Non seulement, depuis que je suis là, je ne t’ai pas vue en ouvrir un seul bouquin mais en prime, je comprends pas à quoi ils peuvent te servir, à part décorer la bibliothèque. 

— J’aime lire ! Ça te dérange peut-être ? 

— À moins qu’ils soient en braille, je ne vois pas comment tu peux faire.

— Ça va. Je lisais. Et maintenant… maintenant j’ai besoin qu’on me fasse la lecture comme un gamin.

— On te fait la lecture ? Tu ne maîtrises pas le braille ? 

— J’ai pas envie. 

— Pourquoi ? Ce serait quand même beaucoup plus pratique pour toi, d’autant que t’es aveugle depuis longtemps, je me trompe ?

— Ça fait un peu plus de dix ans, mais j’ai pas envie de lire en braille c’est tout. 

— Pas envie ? Donc tu sais ? 

Jérôme se renfrogna. La cécité qui voilait son regard s’assombrit légèrement sous l’effet de l’amertume. Il avait l’air tellement vulnérable comme ça. Tellement humain

Je sentis mon cœur se serrer. Tout était plus simple quand il s’énervait et que je pouvais lui attribuer sans scrupules le rôle du méchant. 

Seulement aujourd’hui, c’était moi la méchante. Et, même si je détestais cette sensation, je n’arrivais toujours pas à lui avouer que son silence m’avait blessée.

Il déposa sa tasse vide sur la table basse. Je la rinçai immédiatement. Il fallait que je m’éloigne pour ne pas encore tomber dans le piège de cette vulnérabilité. Sans son bandeau pour me dissimuler ses émotions, tous les détails de sa physionomie prenaient davantage de relief. Comme si je le percevais avec une intensité décuplée. Comme deux jours plus tôt dans sa chambre. 

Ce souvenir me fit rougir. 

Je me raclai la gorge, gênée.

— Et donc tu tricotes depuis longtemps ? insista Jérôme.

— Environ deux semaines.

— C’est très récent alors.

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que je n’avais pas remarqué. Et en général, je remarque tout.

Bah voyons !

Immédiatement je repensais au soir de mon emménagement et au nombre impressionnant de détails qu’il avait tout de suite notés à mon sujet.

Finalement, on dirait que mon comportement lui a quand même mis la puce à l’oreille.

— C’est normal. J’ai… j’ai tout soigneusement rangé dans ma chambre pour pas que ça te gêne.

— Faut savoir ! Tu viens juste de prétendre que tu planquais tes affaires sur la bibliothèque !

Je grimaçai.

Nous y voilà.

Enfin il me mettait face à mes contradictions. Enfin, il m’offrait sans le savoir l’occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Très bien, crachai-je, t’as gagné ! J’étais en train de jouer à la console comme les gosses. Encore une de mes manies invraisemblables.

— Donc tu te moques de moi… mais attends une seconde d’où tu sors ce…

— Va savoir. Peut-être que j’ai menti. Ou bien peut-être que tu as encore trop de fièvre pour te rendre compte de ce qui se passe juste sous ton nez.

— Sérieux, tu vas toutes me les faire ? Je t’ai vexée sans le savoir pour que tu me gratifies de toute cette hostilité ?

Je suspendis mes gestes, le temps de lui jeter un regard noir. 

— À ton avis ?

J’attendis l’explosion de colère ; il soupira longuement.

— Tu me fatigues.

— Dans ce cas, retourne te reposer comme te l’a demandé le médecin.

— J’en peux plus de rester dans mon lit. J’ai besoin de bouger.

— Alors arrête de râler !

— Je râle si je veux ! Et d’abord, depuis quand tu joues à la console dans le salon ?

— Depuis que je me sens chez moi ! Mais… attend une minute, c’est parce que je suis chez moi.

— Tu l’as déjà dit.

— Et je le répéterai autant de fois qu’il le faudra pour que tu comprennes !

Nouveau soupir las. Il me dévisagea silencieusement de ses yeux aveugles comme s’il cherchait à me sonder. Je rallumai ma console et passai mes nerfs sur les ennemis virtuels de mon jeu dans l’espoir de me calmer.

— J’apprends vraiment à tricoter, lui confessai-je finalement. Et je joue souvent dans le salon, c’est juste que d’habitude, tu n’es pas là pour le voir.

— Donc t’en profites. 

Je me mordis la lèvre. 

— Essaie de rester cloitré chez toi pendant des jours et on en reparlera. Tu pleurniches déjà quand le médecin t'arrête pendant trois malheureux jours, alors imagine si tu passais ton temps à tourner en rond sans rien de mieux à faire.

— Techniquement…

— Non, tais-toi tout de suite tu vas dire une connerie !

— Vraiment ? Et qu’est-ce que tu imagines que j’allais dire ?

— Tu comptais parler de trucs chiants comme le ménage, la lessive, la cuisine, les petites annonces et tout ça… et à cette heure-ci, tout est déjà fini depuis longtemps. Alors je m’occupe autrement et là j’ai besoin de me défouler.

— C’est ce que je constate.

Je me figeai, déjà prête à en rajouter une couche quand il me coupa l’herbe sous le pied. 

— Est-ce que tu as envie d’en parler ?

— Parler de quoi ?

— De ce qui t’énerve.

Sans comprendre pourquoi, d’un coup, je craquai : 

— C’est toi qui m’énerves ! 

Je balançai la manette sur le canapé, me plaçant juste en face de mon colocataire. 

— On vit ensemble Jérôme. Tu n’as même pas trouvé le moyen de me dire que tu te sentais pas bien. Ce qui signifie que tu n’as toujours aucune confiance en moi.

Mes derniers mots se résumaient à un murmure. 

Mes reproches étaient certes anecdotiques, mais déformés par le prisme des doutes d’Henry, ça m’obsédait. La vérité, c’était qu’ils m’avaient l’un et l’autre à leur façon mise à l’écart et je l’encaissais mal.

J’aurais pu continuer à lui mentir, mais son attitude m’encourageait à parler. Jamais, même dans ses pires moments, il n’avait remis en question ce que je ressentais. Jamais, il ne s’était retranché derrière de bonnes manières ou des faux-semblants sociaux pour me dire ce qu’il avait sur le cœur. Alors aujourd’hui, je lui devais ce même naturel et cette même transparence.

Il me fit face un long moment en silence. Immobile. 

Au moment où je m’assis pour reprendre mon jeu, il répondit enfin. 

— Je suis désolé de t’avoir inquiétée.

Quoi ? Comme ça ? Et c’est tout ? Tu t’excuses et c’est fini on oublie ? 

Il n’essayait pas de négocier, de se justifier ou de me faire croire que je me trompais ?

Il n’avait certes pas emballé ses remords dans un joli papier en sucre plein de phrases dégoulinantes de culpabilisation voilée mais ses mots étaient aussi sincères que directs. 

— Quant à ma confiance, continua-t-il, j’ai beaucoup de mal à l’accorder en général. Ça n’a rien à voir avec toi en particulier. 

Ma colère retomba comme un soufflé. Qui étais-je pour lui reprocher son manque de confiance alors que je refusais catégoriquement de m’ouvrir aux autres ? 

Je me mordillai nerveusement la lèvre. 

Mon immaturité me consternait. Pourtant, elle me donnait l’occasion de découvrir cette facette bienveillante de la personnalité de Jérôme. 

— Tu veux essayer ? lui proposai-je pour faire amende honorable.

— De quoi ? De jouer à la console ?

— Oui. 

— Allons bon, maintenant te voilà aussi désopilante que tu étais sarcastique y a un instant. 

— Pas du tout. Essaie, ça peut être marrant. 

— T’es sérieuse là ?

— Carrément ! Pourquoi, tu en es incapable ? Je croyais qu’aucun défi ne te faisait peur ?

Il me dévisagea longuement comme s’il essayait de déterminer si je me moquais de lui ou pas.  

— Et à quoi tu joues exactement ? 

— Crash Bandicoot, le 3ème du nom. 

— C’est vieux comme le monde ! 

— Bah oui, mais il est trop bien ce jeu. Alors certes les puristes te diront que c’est pas le meilleur opus de la saga, mais c’est toute mon adolescence ce jeu ! 

Jérôme ricana, détournant le visage. 

— La mienne aussi. J’y ai beaucoup joué quand j’étais jeune.

Une pointe de tristesse se glissa dans sa voix nostalgique.

— Mais tu n’es pas resté jeune donc tu as arrêté.

— Disons que je suis devenu aveugle donc j’ai arrêté.

— Oui, logique.

Sans cérémonie, je lui collais la manette entre les mains. 

— Tu te souviens où se trouvent les différentes commandes ?

Il approuva d’un hochement de tête avant de me les réciter. 

— Parfait. Alors maintenant, c’est simple. Je te guide, tu exécutes.

— Avoue que tu attendais ça depuis longtemps.

— De quoi ?

— De me donner des ordres.

— Va savoir. 

Les débuts furent hésitants. 

Jérôme s’énervait vite. Plus d’une fois, je crus qu’il allait tout envoyer balader, mais il persévéra. 

Nous n’avons ni l’un ni l’autre jamais perdu autant de parties d’affilée de notre vie et pourtant, cette après-midi de jeu resta l’une des plus géniales dont je me souviendrais. 

Je réalisai aussi qu’il n’avait pas fallu plus de deux minutes et une poignée de mots en apparence anodins pour que je lui pardonne tout. 

Pas superficiellement. Encore moins par obligation sociale ou quoi que ce soit de ce genre. 

Juste comme ça. 

La sincérité de ses excuses avait balayé presque instantanément deux jours de ruminations. 

Ici dans cet appartement tout semblait tellement simple. 

Je pouvais m’énerver sans que cela vire au pugilat. J’avais le droit de me tromper. De me montrer un petit peu égoïste par moment. De m’exprimer. 

Mieux encore, je recevais des excuses. Que j’ai raison ou tort, Jérôme m’écoutait jusqu’au bout. Exception faite du matin, mais sur ce point, je lui accordais mon indulgence. Sans compter qu’au fil de nos échanges, il fallait bien reconnaître que l’ours était rarement là où je l’attendais. 

Dans cette atmosphère apaisée, nous dinions ensemble. Au moment de débarrasser, alors que Jérôme m’aidait, j’osai enfin évoquer le sujet de son bandeau. 

— Depuis le passage du docteur Lanteigne, tu ne portes plus ton bandeau. La lumière ne te gêne pas ?

— Vu les doses d’aspirine que je prends, ça risque pas de me filer de migraines pour l’instant. Et avec la fièvre je transpire déjà bien assez sans en rajouter avec du tissu supplémentaire. Et puis… 

Il déposa son assiette sur le rebord de l’évier. 

— Eh bien, tu m’as vu sans, alors, je n’ai plus rien à cacher. 

Il feignait le détachement, mais ses mains tremblaient légèrement. 

— Si mes cicatrices t’embarrassent… je peux le remettre quand je descends.

— Au contraire. Je trouve ça moins déstabilisant que de ne pas voir tes yeux.

Il se figea un instant avant d’éclater de rire. 

— J’ai dit un truc marrant ?

— Décidément, tu ne ressembles vraiment pas aux autres.

— Oui. On me le dit assez souvent.

Mon amertume ne lui échappa guère.

— Ça n’était pas une critique, se justifia-t-il. Simplement, plus que mon handicap, les gens n’aiment pas voir mes cicatrices. Et comme ils ignorent quoi dire, ils se retranchent derrière la pitié. 

Je me raclai la gorge. 

— C’est étrange de rencontrer quelqu’un qui préfère me voir sans. 

Je rougis. 

— C’est que… les gens sont toujours tellement… enfin, ma perception des gens est… bizarre. Comme s’il y avait un décalage entre ce qu’ils disent et ce qu’exprime leur corps. Et du coup, j’ai toujours du mal à réagir de manière appropriée. Ou disons plutôt de la manière dont on attend que je le fasse, alors, si en prime, tu m’enlèves le regard qui est l’un des éléments les plus expressifs du visage…  

— Ça devient compliqué d’appréhender tes relations aux autres. 

Il soupira.

— Je sais ce que c’est. Par contre, je n’imaginais pas que nous ayons cela en commun. 

— L’univers est rempli de mystères. Quoi qu’il en soit, si tu préfères te passer de ton bandeau, ça ne me dérange pas. C’est juste que l’autre jour, avec le médecin, j’ai remarqué que tu étais un peu embarrassé, alors ça m’a surprise que tu ne le portes presque plus depuis.

— Ah ça… j’espérais que ça passerait disons… inaperçu. Je n’étais pas certain que tu étais là et…

— Et ?

— Rien. J’ai été surpris, c’est tout.

— Je vois. Et dis-moi, pourquoi tu portes un bandeau plutôt que les traditionnelles lunettes noires ?

— Bah, je suis aveugle, et peu importe l’accessoire que j’utilise, impossible de le cacher bien longtemps alors autant porter ce qui est le plus confortable pour moi. Et puis, c’est en quelque sorte ma marque de fabrique. Ce qui me différencie des autres aveugles.

— En quoi est-ce si important pour toi de ne pas rentrer dans le moule ?

— Parce que je suis unique. Je ne vois pas pourquoi j’irai à l’encontre de ma personnalité simplement pour entrer dans une boite où je ne me reconnaitrais plus.

— Peut-être que si tu avais toujours vécu hors de la boite, tu percevrais les choses différemment.

— Tu es sûre qu’on parle de moi là ?

Je pâlis. 

Il ne m’aurait pas fallu longtemps pour oublier ma résolution de ne plus rien confier à Jérôme. Mais il y avait toujours une telle lucidité dans ses constats et une telle bienveillance dans son écoute que je finissais inévitablement par m’exposer. 

— Sasha, peu importe ce que tu imagines savoir sur l’intérieur de la boite, tu ne pourras jamais être heureuse si tu cherches absolument à entrer dans un moule qui n’est pas fait pour toi. Tu ne feras que t’épuiser à renier ce que tu es.

Une boule me tomba sur l’estomac. 

Sans le savoir, Jérôme effleurait les cicatrices qui striaient mon cœur. 

Effrayée, je contre-attaquai. 

— Qu’est-ce que tu crois avoir compris de moi ?

— Bien plus que tu ne l’imagines. 

— Ah oui ? Va-y, fais-moi rire. 

— L’indépendance ce n’est pas de mutiler ta personnalité pour qu’elle ressemble à celle des autres. La liberté, au contraire, c’est de la laisser librement s’exprimer, même si cela signifie en contrepartie supporter les jérémiades d’un ours aveugle et diminué.

Mon souffle s’étrangla dans le fond de ma gorge. 

Comment a-t-il su ? Comment… 

Sur mes joues, des larmes roulaient. J’ignorais d’où elles venaient. 

— Tu devrais retourner te reposer, chuchotais-je finalement. Sinon c’est à moi qu’Henry va faire la leçon.

Il sourit tristement. 

— D’accord. Mais réfléchis à tout ça. 

Il remonta sans rien ajouter et s’enferma dans son bureau. 

Je l’observais à travers mes larmes. 

Il n’avait pas insisté. Il avait compris que j’avais besoin de rester seule. 

Il avait compris… tellement plus de choses que je lui en avais dites. 

Normalement, c’était à moi de m’occuper de mon colocataire, alors pourquoi avais-je la curieuse impression qu’aujourd’hui c’était lui qui veillait sur moi ?

 

- ♪ - ♪ 

 

Depuis que notre routine s’était mise en place, les jours se suivaient et se ressemblaient. Le mois de novembre se profilait à l’horizon. 

Jérôme reprenait du poil de la bête. Henry le surveillait de près. Le docteur Lanteigne aussi. 

Au départ, je les trouvais beaucoup trop protecteurs, puis, j’avais découvert que sa cécité rendait Jérôme plus fragile face aux affections bénignes du quotidien. D’où la montagne de précautions prises par le médecin et le rendez-vous en urgence chez son ophtalmo. 

Il se prétendait remis, mais sa maladresse récurrente me suggérait le contraire. 

Alors j’avais pris l’habitude de le surveiller de près moi aussi. 

Je prétextai me prémunir contre les foudres d’Henry, mais en vérité, quelque chose avait changé entre nous. 

Quelque chose de profond. Un lien.

Je m’étais attachée à Jérôme si naturellement. Ça m’effrayait, mais était-ce une si mauvaise chose ? 

En attendant qu’il me rejoigne pour le petit-déjeuner, je me servis un café et je me postai à la fenêtre. Les passants se pressaient sous la lumière iodée de l’éclairage public. Les écoliers attendaient leurs bus engoncés dans des manteaux assez diversement inadaptés à la saison. Certains chahutaient joyeusement. D’autres se retranchaient derrière leurs écouteurs ou l’écran de leurs portables. D’autres encore haranguaient les passants. Ce mec en costume qui semblait terrorisé. Cette petite dame à bouclettes qui les toisa avec mépris. Les deux vieilles qui rigolèrent en cœur. 

J’avalai pensivement une gorgée de café. 

Toute agitation routinière m’apaisait curieusement.

— Bonjour, grommela mon colocataire de sa voix rauque.

Je sursautai. Perdue dans mes pensées, je ne l’avais même pas entendu descendre. 

Il se servit à son tour un café et s’installa à table. Il huma l’air ambiant comme il le faisait si souvent et grimaça. 

— Tu ne déjeunes pas ce matin ?

— Hein ? Euh… je t’attendais.

Je délaissai aussitôt le ballet des passants pour le profil anguleux de mon colocataire. 

— Bien dormi ? me demanda-t-il. 

— Euh… oui. 

Je restai là bêtement au milieu de la cuisine sans savoir quoi ajouter. Cette simple question me mettait dans tous mes états sans que je comprenne pourquoi.

Mon cœur se serra. Je me sentais bête tout d’un coup. 

D’aussi loin que je m’en souvienne, personne ne se préoccupait jamais de savoir si ma nuit avait été bonne ou si ma journée s’était bien déroulée. 

— Tu es sûre que ça va ? insista-t-il.

Je me raclai la gorge pour chasser l’émotion qui la nouait. 

— C’est rien. Je… je n’ai pas l’habitude qu’on s’inquiète pour moi. C’était… inattendu.

— Comment ça ? Tu m’as bien dit que tu habitais avec tes parents avant de t’installer avec moi, non ?

Je hochai la tête en signe d’approbation avant de réaliser la stupidité de mon geste. 

— C’est vrai. Mais ça ne les a jamais particulièrement intéressés.

Je détournai les yeux. 

— En fait, je crois que je ne les ai jamais particulièrement intéressés.

— C’est dommage.

— Chacun ses problèmes.

C’était dans ces moments-là que je réalisai à quel point j’étais fissurée de l’intérieur. Il lui avait suffi d’une question parfaitement anodine pour ouvrir ma boite de Pandore. 

Encore une boite. 

Plus la conversation avançait, plus je m’étonnais de la sollicitude de Jérôme. Lui qui d’ordinaire se montrait si avare de paroles le matin. Non seulement il avait lui-même engagé la conversation, mais en prime, il s’inquiétait pour moi. 

Qu’est-ce que cela cachait encore ? 

Soudain, l'évidence me frappa. 

Les cauchemars ! 

Tout était assez flou dans ma mémoire, pourtant, j’avais la vague impression de m’être réveillée en sueur plusieurs fois dans la nuit. Je pleurais comme une enfant, empêtrée dans le sentiment poisseux d’avoir mal dormi. 

Est-ce qu’il m’a entendue ?

Je scrutai ses traits à demi dissimulés par son bandeau en quête d’une réponse.

Peut-être bien que mes jérémiades nocturnes l’ont réveillé malgré la distance qui sépare nos chambres. C’est pour ça qu’il me questionne de bon matin ?

Son expression neutre ne me renseigna guère.

Il semblait préoccupé, lui aussi. 

— Qu’est-ce que tu fais exactement dans la vie ? me demanda-t-il un instant plus tard.  

— Pourquoi cette question maintenant ?

— Parce que j’ai réalisé que je ne te l’avais jamais demandé. 

— Et Henry ne te l’a pas dit ?

— Non.

Je rigolai. 

— Tu ne lui as jamais posé la question ou il t’a dit de venir m’en parler directement pour faire plus ample connaissance ? 

Il grimaça. 

— Il t’a fait le même coup, c’est ça ? 

— Oui, mais c’était il y a longtemps. Le jour de mon emménagement pour être précise.

— C’est pour ça que tu m’as interrogé avec autant d’insistance.

— Exact. Je n’aurais jamais eu la patience d’attendre aussi longtemps que toi pour satisfaire ma curiosité. 

Jérôme se renfrogna. Je me mordis la lèvre, réalisant le reproche voilé que j’avais glissé dans ma réponse. 

Je m’éclaircis la gorge et j’ajoutai avec empressement : 

— Je cherche du boulot. 

— Oui, ça c’est bien la seule chose que je sais. Mais dans quel domaine ? 

— La recherche. Les biotechnologies, l’agroalimentaire… enfin, c’est ce que je t’aurais dit il y a quelques semaines, mais maintenant que j’ai gouté à la liberté, je te dirais bien que n’importe quel travail me conviendrait tant qu’il me permet de conserver cette indépendance. 

— Excellent ! L’autonomie est ce qu’il y a de plus important dans la vie. Ne laisse jamais personne de te faire croire le contraire.  

— J’essaie mais c’est pas facile tous les jours. 

— S’il n’y a que ça, je me ferais un plaisir de te le rappeler. Tous les jours s’il le faut. 

— Trop aimable. Mais fais gaffe, la liste des choses à me rappeler peut vite devenir longue.

— T’en fais pas pour ça. D’après ma coloc’, je suis un mec particulièrement patient.

Un point pour l’aveugle. 

Je ricanai bêtement, tandis qu’il remontait se préparer. 

Malgré la plaisanterie, il était sérieux. 

Décidément, il n’en finissait plus de me surprendre. 

 

♪ - ♪ - ♪

 

Peu à peu, le mois de novembre s’insinua partout.

Le temps estival n’était plus qu’un lointain souvenir remplacé par l’humidité et la grisaille ambiante. Le changement d’heure me menait la vie dure et mon grand coton tige aveugle agissait de plus en plus étrangement. 

Il accumulait la fatigue et la mauvaise humeur.

Sitôt rentré, il s’affalait sur le canapé et la plupart du temps, il s’endormait avant même de trouver le courage de monter se changer. À son réveil, il maugréait contre le temps perdu. J’avais bien essayé de le convaincre que ce repos était nécessaire, que le changement d’heure était éprouvant pour le corps, qu’il travaillait trop, que sa grippe pesait encore sur sa santé, mais aucun de mes arguments ne l'atteignait.

L’ours était un animal borné.

Je m’étais donc résignée.

Depuis, je l’observais chaque soir faire les cent pas dans le salon, trimballant une liasse de feuilles blanches tout en marmonnant. J’ignorai ce qu’il trafiquait, et pourquoi il s’installait maintenant dans le salon plutôt que de se retrancher dans son bureau comme avant, mais entre deux grognements bourrus, j’avais compris que son travail n’avançait pas comme il l’espérait. 

Ce retard le stressait beaucoup. À tel point qu’il en oubliait parfois ses documents en braille sur la table du salon. Jusqu’à présent, il me les avait toujours soigneusement cachés, prétendant ne pas le maitriser. 

Alors qu’est-ce qui a changé ? 

Je repris mon dessin. 

Ce qui a changé, c’est qu’avec ses petites cachotteries, sur son braille, sa maladie et tout ça, j’ai repris mes distances. Mais, plus je m’éloigne, plus il se rapproche et plus notre amitié se renforce. Et… et ça m’agace !

En vérité, ce qui m’agaçait le plus, c’était de me sentir si déstabilisée face à lui.

Presque vulnérable.

Il franchissait toutes mes limites les unes après les autres et je n’arrivais pas à le repousser. Pire, j'appréciais la chaleur de cette relation.

Je détournai les yeux avec un soupir. Dehors, la luminosité diminuait déjà.

Bah, comme me l’a dit Henry y a quelques semaines, c’était inévitable.

Je me frottai les yeux et délaissai ma tablette graphique. Je m’étirai longuement comme un chat, ma nuque raidie par l’immobilité.

Quand je dessinai, je perdais vraiment toute notion du temps. Et depuis que j’avais quitté le domicile familial, je dessinai beaucoup. Ça m’aidait à trier mes pensées et avec tous ces chamboulements, j’en avais besoin. D’autant plus qu’ici personne ne me le reprochait.

Je grimaçai, repensant à mes parents et notre bras de fer silencieux qui se poursuivait. Presque deux mois entiers de silence. Je me sentais un peu coupable, mais je refusai de céder. Alors je chassai cette pensée pour m’absorber dans la contemplation de la rue comme je le faisais souvent. J’observais les passants qui bravaient la grisaille et l’humidité.

Chacun à leur façon, ils entraient dans une boite. Une case prédéfinie. Ils s’y posaient et s’entouraient de limites claires pour se sentir en sécurité. 

Pour ma part, cette sécurité m’étouffait. À quoi bon se contenter d’une boite, quand on était capable avec un minimum d’efforts d’entrer dans n’importe laquelle ? Pour moi, cette monotonie était seulement synonyme d’agonie intellectuelle. 

J’avais besoin de liberté. D’espace où exprimer ma créativité. Mon potentiel. 

Pourtant, j’accumulai les masques sociaux comme d’autres empilaient les couches de vêtements. Tout ça pour quoi ? Me sentir acceptée ? Mais que restait-il de moi tout en dessous ?

Une personnalité mutilée.

Jérôme avait raison. Je détestais l’idée d’entrer à tout prix dans une boîte, pourtant, je m’évertuais à le faire au détriment de qui j’étais. 

Jamais je n’avais réfléchi au prix à payer en retour.

Peu m’importait, parce qu’à travers mon expérience, différence rimait avec solitude. Et plus que la mutilation de mon égo, ce que je redoutais c’était le jugement du reste du troupeau. La marginalité. L’isolement. 

Un isolement que Jérôme comprenait très bien, lui que l’on avait exilé à la lisière du monde des boîtes. Il prétendait aimer posséder une boite aussi unique que lui, mais je pressentais qu’il en souffrait malgré tout. 

Comme moi. 

Je remontai le plaid sur mes épaules et me calai plus profondément dans le canapé. 

Soudain, la sonnerie aigrelette de mon téléphone m’arracha un sursaut. Sans conviction, je vérifiai la provenance du message. Si je n’avais pas été assise, j’en serais tombée sur les fesses. 

C’était Jérôme ! 

« Sachet, pourrais-tu parer à la liberté Valrec et me réparer le titre que jouet commandé. Le livre, c’est le solfège pointage point. Vieille bien amender à Olivia Valet recentrer sonne. Merci. »

Je fronçai les sourcils, perplexe. 

Oui oui oui. Un peu plus énigmatique mon grand coton tige et ce sera parfait. 

Venant de n’importe qui d’autre, j’aurais pensé à une blague de mauvais goût, seulement, ça n’était pas son genre. 

Je l’avais souvent aperçu en train de parler à son téléphone portable. Au début, ça m’avait amusée. Je le pensais aussi fou que moi à discuter avec les petits objets du quotidien, puis j’avais compris qu’il utilisait simplement un système de reconnaissance vocale adapté à son handicap. 

Jusqu’à présent, j’étais persuadée que ça lui rendait service. Mais là, j’avais comme un doute. 

Pourquoi est-ce qu’il a envoyé un message au lieu de m’appeler directement ? Et d’ailleurs, depuis quand a-t-il mon numéro ? 

Je n’avais pas souvenir de le lui avoir donné. 

Sans doute un coup d’Henry. Il aurait quand même pu me demander mon avis

— Peu importe, je vais l’appeler pour lui demander précisément ce qu’il veut. 

Je composai son numéro, mais à la dernière seconde, je raccrochai. Il y a quelque temps, il m’avait avoué être prof de piano. S’il était en cours, je risquais de le déranger. 

Je le questionnerai ce soir. 

En attendant, je pouvais toujours essayer de résoudre l’énigme par moi-même. Histoire de tromper l’ennui de ce morne après-midi d’automne. 

Je me réinstallai devant mon ordinateur. 

— Bon, visiblement ça parle d’un livre. Un livre sur la musique.

Ça doit être pour préparer ses cours. Mais… attends une minute, s’il est en braille… ça veut dire que je vais officiellement pouvoir le cuisiner. 

Je tapai le titre de l’ouvrage. 

Game over ! Same player try again. 

La Toile ne le connaissait pas. Et pourtant, la Toile savait tout. 

En même temps, le titre est peut-être aussi faux que le reste du message.

— Bon, réfléchissons, qui dit livre dit librairie. Une librairie Valrec peut-être ? 

Cette fois, c’est une petite fanfare de victoire qui résonna dans ma tête. La librairie Valrec existait et elle se trouvait à quelques rues à peine de l’appartement. 

J’allais devoir me frayer un chemin dans l’humidité surpeuplée de badauds.

L’horreur.

J’aurais pu refuser. Après tout, Jérôme n’avait qu'à s'arranger avec Henry au retour. Mais pour une fois qu’il me demandait un service, je n’allais pas me plaindre. Et puis, j’adorais les livres, alors... 

Je m’habillai en vitesse et je filai à la librairie.

Depuis le temps que j’habitais dans cette ville, il y avait encore des magasins qui m’étaient inconnus. Bon, à ma décharge, avant, je vivais à l’autre bout de la ville…

Un grelot aigrelet accompagna mon entrée. La vendeuse derrière le comptoir leva le nez de son ouvrage pour me souhaiter la bienvenue. 

Je souris. 

C’était la première fois que j’entrais dans cette boutique et je l’aimais déjà. 

Je musardai un peu dans les rayons avant de m’adresser au guichet. 

Une jeune femme tirée à quatre épingles rentrait dans son ordinateur les références d’une pile de livres. Le type même de la fashionista plus maquillée que cultivée. Le genre de personne qui me mettait directement mal à l’aise. 

Elle leva le nez, grommela qu’elle était occupée et replongea dans ses papiers. 

Ses ongles impeccablement vernis recommencèrent à tapoter sur son clavier tandis qu’elle m’ignorait ostensiblement. Au regard assassin que lui lança la petite dame rondelette à demi dissimulée dans le rayon voisin, je compris qu’elle ne cautionnait pas la désinvolture de sa collègue.

Comme pour me le confirmer, elle posa ses ouvrages, contourna le comptoir et me rejoignit, affichant son sourire le plus professionnel. 

— Veuillez nous excuser pour l’attente. Avec les fêtes de fin d’année qui approchent, nous sommes littéralement submergés de travail. Alors, dites-moi, que pouvons-nous pour vous ? 

— Je souhaiterais parler à Madame Valrec, s’il vous plait. 

— C’est à quel sujet ? 

— Mon colocataire m’a demandé de venir récupérer un livre particulier pour lui. Je suppose que Madame Valrec est au courant. 

— Malheureusement, elle ne pourra pas vous recevoir aujourd’hui, elle est très occupée. Le mieux serait de revenir demain à l’ouverture, à moins que vous ayez les références exactes du livre et dans ce cas, je verrais ce que je peux faire. Si nous l’avons reçu, il doit être dans la réserve. 

— Très bien. 

Je sortis le papier sur lequel j’avais griffonné les références. Après tout, quelle importance que ce soit ce Madame Valrec ou une autre, tant qu’il recevait son livre dans les temps. L’employée acquiesça et s’éloigna de son pas léger, tout en répétant plusieurs fois le nom de l’ouvrage. 

Quelques minutes plus tard, elle revint, l’air désolé. 

— Malheureusement, je n’ai rien trouvé. Êtes-vous certaine de vos informations, parce que ce livre n’existe dans aucune de nos bases de données. 

— Je n’en sais pas plus que vous. Cela dit, je suppose que si Jérôme a pris la peine d’exiger que je demande à Madame Valrec en personne, il y avait une raison. C’est peut-être un livre très rare ou particulier. 

— C’est possible. Quoi qu’il en soit, si vous voulez voir la patronne, il faudra revenir demain. 

— Pas de problèmes. Je repasserai. 

Je la remerciai pour sa patience et je rentrai satisfaite de ma visite, mais frustrée de revenir les mains vides.

Finalement, le titre était peut-être lui aussi mal orthographié ou alors c’est vraiment une blague pour me faire tourner en bourrique.

Quoi qu’à la réflexion, ce genre de stratagème douteux ressemblait davantage à Henry. 

On verra bien. 

J’enlevai à peine mon manteau que Jérôme rentrait à son tour. 

Il me salua de sa manière bourrue qui me tirait de plus en plus souvent un sourire attendri. Mais, il ne fit aucune allusion à son livre. Quand Henry arriva derrière lui, je compris qu’il ne voulait pas en parler devant son oncle. 

Bizarre. 

Deux semaines plus tôt, je l’aurais cuisiné devant lui pour le forcer à me répondre, mais aujourd’hui, tout avait changé. Aujourd’hui, Jérôme m’avait demandé un service et quoi que cache cette requête, à mes yeux, elle avait un petit goût de revanche face aux doutes d’Henry à mon sujet.

Je souris bêtement.

Qui aurait pu dire qu’un jour, je serais plus à l’aise avec Jérôme qu’avec son oncle ?

Henry prit rapidement congé. Jérôme s’installa sur un coin de table et ressortit sa fameuse liasse de feuilles qu’il recommença à étudier. 

À ce rythme, il va pouvoir me les réciter par cœur ! 

Quoi qu’à la réflexion, je serais bien en peine de savoir s’il s’agissait ou non des mêmes documents que la veille. 

Je le laissai faire tranquillement me concentrant sur la préparation du dîner, pour mieux le questionner quand il ne s’y attendrait pas. 

Environ une demi-heure plus tard, son immobilisme m’interpela. 

Je stoppai mes gestes dans l’attente de sa réaction. En général, il sentait tout de suite mon regard et ne manquait pas de m’interroger avec son cynisme habituel sur le pourquoi du comment de ces grimaces invisibles. Mais, il resta obstinément figé, sa main droite soutenant sa tête tandis que le reste de ses doigts s’était immobilisés au début d’une feuille, comme s’il attendait quelque chose. 

Peut-être qu’il réfléchit ?

Je m’approchai discrètement et constatai avec amusement qu’il s’était endormi. Je lui passai la main sur l’épaule. Il sursauta, scrutant frénétiquement les alentours à la recherche de ses repères.

— Eh du calme, c’est moi. Tu t’es endormi. 

— Sasha ? Mais… 

— Je ne sais pas ce que tu as en ce moment. Mais tu devrais éviter de te surmener. 

— Je… 

Malgré ses bafouillages, Jérôme s’apaisa doucement. Je le laissai reprendre ses esprits avant d’ajouter.

— Le diner sera prêt dans une demi-heure. Tu seras certainement mieux installé dans le canapé ou sur ton lit pour te reposer. 

— Rha, j’ai pas le temps, j’ai du boulot. 

— Tu es crevé. Tu ferais mieux de lâcher un peu de lest au lieu de t’acharner. 

— De quoi je me mêle ? 

— Jérôme, tu t’es endormi sur ton braille. Et je suis peut-être pas une spécialiste mais je doute que te l’imprimer sur la joue droite soit très efficace pour te le faire rentrer dans la tête.

— Je… mon… C’est… 

Jérôme perdit immédiatement toutes ses couleurs. Il rassembla grossièrement ses feuilles, attrapa son sac et monta se réfugier dans sa chambre comme un écolier pris en faute. 

Je grimaçai, consciente d’avoir touché un point sensible. 

En mentionnant ses documents en braille, je ne l’avais pas vexé. Je l’avais déstabilisé. 

Je me doutais que le sujet serait délicat à aborder, mais pourquoi réagissait-il ainsi ? Aurait-il honte ?

Ça n’a pas de sens. Ça serait aussi stupide que s’excuser de savoir lire ou compter. 

Et pourquoi m’avait-il menti la première fois où nous en avions parlé ? Encore qu’à dire vrai, il avait plutôt arrangé la vérité à son avantage en déformant ma question. 

Peut-être qu’il n’assume pas ?

Je me grattai pensivement le haut du front.

Bizarre, pourtant il n’a jamais fait de tabou sur son handicap.

Non, franchement, je ne comprenais pas. 

Pas plus que je ne comprenais pourquoi il ne m’avait toujours pas parlé de son livre.

Va savoir. Peut-être que c’est moi qui monte cette histoire en épingle en essayant absolument de lui trouver un sens caché.

Quand je l’appelais pour le dîner, il descendit comme si de rien n’était. Mais le silence pesant qui régnait entre nous me mettait les nerfs en pelote, si bien que, n’y tenant plus, je lui lançai :

— Bon, on en parle ou pas ?

— De quoi ?

Face à l’inquiétude qui se glissa dans les intonations rauques de sa voix, je renonçai à le confronter à ses contradictions sur le braille pour me concentrer sur le problème du jour. 

— De ce message sans queue ni tête, répondis-je sobrement.

— Ah ça !

Jérôme relâcha un soupir de soulagement. 

— Oui ça.

— Attends, comment ça sans queue ni tête ? Ça me semblait pourtant clair comme demande.

— Alors ta demande était beaucoup de choses garçon, à commencer par inattendue, mais claire… ça non.

— Et qu’est-ce que tu n’as pas compris ?

— Attends, je te lis ton œuvre. Tu devrais vite cerner le problème.

J’attrapai mon téléphone portable me retenant pour ne pas éclater de rire. 

— Donc je commence : Sachet, pourrais-tu parer à la liberté Valrec et me réparer le titre que jouet commandé. Le livre, c’est le solfège pointage point. Vieille bien amender à Olivia Valet recentrer sonne. Merci.

Il grimaça.

— Alors je sais que j’aime les énigmes mais là t’admettra que le challenge est gratiné.

— Rha c’est encore cette foutue saisie vocale qui fait n’importe quoi. 

— C’est le moins qu’on puisse dire.

— C’est pour ça que je l’utilise le moins possible. Une fois sur deux elle est mal réglée. Il suffit qu’il y ait un tout petit peu de bruit autour pour que ça déforme tout.

— C’est ennuyeux en effet. La prochaine fois, passe-moi directement un coup de fil. Ça sera plus simple.

— Ouais. Mais t’aurais aussi pu me rappeler pour me dire que c’était n’importe quoi.

— Je ne savais pas si tu étais en cours ou pas. Je ne voulais pas te déranger.

— Si j’avais été en cours tu crois vraiment que j’aurais pu t’envoyer un message ?

— Bah, c’est sûr que maintenant qu’on en parle, ça paraît évident, mais sur le coup j’ai réagi comme la meuf voyante que je suis. Et pour moi les gens qui envoient des SMS quand ils sont au boulot, c’est qu’ils ont pas la possibilité de téléphoner en direct. Quoi qu’il en soit, je suis quand même passée à la librairie comme je supposais que tu me le demandais. Chouette endroit hein, par contre, pas de traces de ton bouquin. Même la base de données de la vendeuse ignorait son existence.

Jérôme ne répondit pas tout de suite, mais quelque chose dans sa physionomie suggérait qu’il était contrarié. D’un autre côté, cela signifiait que ce livre n’était pas un simple prétexte pour me faire tourner en bourrique. 

— C’est normal. C’est un ouvrage spécial imprimé à la demande. C’est pour ça que je t’ai précisé de t’adresser directement à Olivia.

— Olivia ? 

— Madame Valrec, précisa-t-il exaspéré. 

— J’ignorais que tu la connaissais aussi bien. 

Jérôme rigola. Je levai un sourcil perplexe. 

— Je ne la connais pas tant que ça. C’est elle qui a insisté pour que je l’appelle comme ça. 

— Tu commandes souvent chez elle ? 

— On peut dire ça ouais. 

— Cela dit, quand j’en ai parlé à la vendeuse, elle m’a répondu qu’Olivia était très occupée aujourd’hui. Donc au final, livre ou pas, elle n’aurait quand même pas eu le temps de me recevoir. J’y repasserai demain dans la journée. 

— Tout de suite à l’ouverture, ce serait mieux. 

— Très bien. Va pour le matin alors. Par contre, il n’oublie pas de me donner les bonnes références cette fois.

— Prends de quoi noter.

Je m’exécutai et griffonnai rapidement le titre correct de l’ouvrage. 

— Et quand tu arrives, tu te présentes et tu dis que tu viens de la part de Cédric Delpin, comme ça, qu’elle soit occupée ou non, Olivia te recevra. 

— Qui est Cédric ? 

— Un de mes collègues. Olivia est sa belle-mère et la librairie lui appartient. Comme ils ont de bons rapports, autant en profiter pour commander directement chez elle plutôt que de s’embêter ailleurs. 

— Effectivement. Vu comme ça… 

Je soupirai, laissant ma phrase en suspens. J’aurais mis ma main au feu que Jérôme avait une idée derrière la tête. Une idée qui n’avait rien à voir avec son livre. 

J’ignorai encore laquelle mais je ne tarderai pas à le découvrir. 

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