Ils atterrirent pêle-mêle, brutalement, entraînés par le poids du filet métallique. Le cœur au bord des lèvres, Ròbin se laissa glisser au sol et s’appuya sur l’encolure de sa monture. Aussi sonnée que lui, la wyverne orpheline se laissa faire sans réagir. Le mercenaire, qui dans le Marais se vantait de n’avoir peur de rien ni de personne, avait les jambes tremblantes.
Toujours en vol, Màrc n’avait pas eu le temps de ranger sa petite flûte. Il en avait joué pour tenter de retenir Finnòdon ; il la tenait d’une main, portait son fouet de l’autre et dirigeait sa monture avec les genoux. Antoìne lui avait demandé de surveiller la direction vers laquelle se dirigeait le dragon ; il avait repris de l’altitude et volait à quelques mètres au-dessus d’eux.
Ròbin secoua la tête – comme si ça pouvait l’aider à reprendre ses esprits. Les gardes impériaux s’étaient remis du vol avec une rapidité toute professionnelle et s’occupaient déjà de détacher les wyvernes du filet. L’un d’entre eux vint prêter main forte au mercenaire sans rien dire.
Sa wyverne libérée, Ròbin leva les yeux vers le ciel, un bras en travers du visage pour se protéger de la luminosité, très forte bien que le soleil soit caché derrière les nuages. Il ne vit aucune trace du dragon et en fut soulagé. Son cœur finit par reprendre un rythme normal et ses jambes finirent par cesser de flageoler. Il ne comptait pas renouveler l’expérience de sitôt.
À mesure que son corps se remettait de sa frayeur, son esprit arrivait peu à peu à formuler une pensée cohérente. Que s’était-il passé ? Màrc avait réussi à immobiliser la mâchoire de Finnòdon, ils étaient parvenus à l’emprisonner dans le filet… et après ? Après, rien. Il ne s’était rien passé et le dragon en avait profité.
Un grondement de rage et un cri de douleur interrompirent Ròbin. Deux gardes impériaux tentaient de libérer Nervà du filet, mais la wyverne s’y était complètement emmêlée et envoyait les dents dès qu’ils s’approchaient. L’un des gardes tenait contre lui son poignet ensanglanté. Àstrid n’était pas en vue.
C’était elle qui avait hurlé de surprise et de peur, là-haut, alors que Finnòdon ruait en tous sens. Ròbin soupira. Elle n’avait pas pu survivre à sa chute. Il n’avait jamais apprécié la chevalière-wyverne mais il devait bien reconnaître qu’à sa façon, elle avait été une personne de valeur.
Il regarda vers l’ouest et ne put distinguer les deux tours du poste de guet, aux pieds desquelles ils avaient abandonné chariot et chevaux. Ils avaient dû parcourir une sacrée distance, tirés par Finnòdon. Ils se tenaient au milieu d’un terrain découvert bordé par un petit bois, quelques kilomètres à leur gauche. Ils n’avaient plus aucune affaire, à l’exception de ce que Nervà et la wyverne de Màrc transportaient dans leurs bâts.
Antoìne passa soudain devant Ròbin, bouscula un garde impérial, lui arracha son épée et fondit sur Mùrielle. Il l’attrapa par le col, agitant sa lame dans le vide. Il enrageait.
— Vous… vous…
Le souffle coupé par la colère, il peinait à trouver ses mots. Il avait rougi et une veine palpitait sur son front. Ròbin le regarda faire sans dire un mot. Que s’était-il passé ?
Mùrielle avait hésité : voilà ce qu’il s’était passé. Ròbin était déçu. Après la conversation qu’ils avaient eue, il s’était attendu à un peu plus de combattivité de sa part. Pourquoi n’avait-elle pas lancé de sort ? Pourquoi avait-elle fait le choix de rester inactive ?
— Vous n’aviez qu’une seule chose à faire… Une seule !
Mùrielle avait pâli lorsque Antoìne l’avait saisie par le col, mais elle affichait désormais un regard calme et froid. En la voyant subir sans broncher la rage du stratège, Ròbin sut qu’elle avait ses raisons et espéra – pour elle – qu’elles soient solides.
— Un simple sort de foudre ! Ça ne devait être qu’une formalité !
Il la repoussa violemment en arrière. Ròbin crut un instant qu’il allait se servir de l’épée qu’il tenait à la main et s’approcha discrètement, mais le stratège fit volte-face. Alors qu’il s’éloignait, il se retourna et gifla Mùrielle avec une telle force qu’elle perdit l’équilibre. Ròbin la rattrapa par le bras. Non loin d’eux, Nervà émit un grondement, qui aux oreilles du mercenaire ressembla à un avertissement.
— Vous auriez pu tous nous faire tuer ! hurla le stratège. Pourquoi avez-vous hésité ?
Mùrielle se dégagea de Ròbin d’un mouvement d’épaule. Sur sa joue apparaissait une marque rouge en forme de main, plus foncée là où la chevalière d’Antoìne l’avait heurtée.
— Je ne sais pas, répondit-elle.
— Vous ne savez pas ? Vous ne savez pas ? s’étouffa Antoìne. Si vous n’aviez pas été là… Si vous n’aviez pas hésité… Nous serions déjà en route vers les Terres Sauvages avec le dragon dans la poche !
— Je doute fort qu’il rentre dans l’une de nos poches, dit Ròbin.
Antoìne eut un regard furieux vers le mercenaire, qui le soutint sans ciller. Il finit par se retourner de nouveau vers Mùrielle en pointant un indexe vers elle :
— Vous êtes morte.
Il finit par s’éloigner. Ròbin croisa le regard de Mùrielle. La tri-élémancienne pâlit soudain et un éclat d’horreur passa dans ses yeux, comme si c’était la vue de Ròbin, plus que la gifle d’Antoìne, qui lui avait fait prendre conscience de la portée de ses actes. Elle se reprit rapidement – Ròbin la vit serrer et desserrer les poings – et s’éloigna, passant à côté de lui sans un mot.
Même en s’y mettant tous les trois, les gardes impériaux ne parvenaient pas à détacher Nervà du filet. Ils rappelèrent Màrc, qui volait au-dessus d’eux, à grands renforts de cris et de gestes du bras. Il ne réussit à calmer la wyverne qu’en jouant une mélodie de sa flûte qui l’engourdit juste assez pour qu’il puisse la libérer. Les gardes impériaux replièrent le filet de métal et Màrc la confia à l’un d’eux.
— Quelle est la situation ? demanda Antoìne.
— Finnòdon se dirige vers les Terres Sauvages, répondit Màrc.
Des yeux, il chercha s’il n’apercevait pas Àstrid – ou plus vraisemblablement son corps. Mais le dragon les avait tirés sur une telle distance et à une telle vitesse qu’il lui était très difficile – même en ayant pris de la hauteur – de localiser leur position avec précision. Màrc avait déjà vu des victimes de chutes et n’osait pas imaginer l’était dans lequel devait être la dépouille d’Àstrid. Il avait vu la façon dont elle avait été désarçonnée. La queue du dragon l’avait balayée de côté sans lui laisser aucune chance de se rattraper. Enchaînée au filet, Nervà n’avait pu que regarder sa cavalière chuter alors que le dragon les entraînait dans la direction opposée. Àstrid méritait qu’on la cherche et qu’on lui rende un dernier hommage.
— Nous devrions chercher Àstrid, dit-il.
Sa suggestion se perdit entre les membres du convoi, occupés à inventorier ce qu’il leur restait – leurs wyvernes et quelques armes. Le filet métallique fut chargé sur une wyverne – celle de Ròbin – qui se partagerait successivement la charge avec les autres.
Antoìne s’étira en faisant craquer son dos.
— Nous n’avons pas de temps à perdre, déclara-t-il. Il faut poursuivre ce dragon tant qu’il n’est pas trop loin. Nous ne savons pas exactement où la chevalière est tombée et nous ne pouvons pas nous permettre de ratisser tout le périmètre. Nous devons partir vers l’est immédiatement.
Màrc serra les dents et chercha un peu de soutien vers Ròbin et Mùrielle. Mùrielle était occupée à vérifier les sangles de sa wyverne orpheline et Ròbin fixait Antoìne des yeux. Màrc crut un instant que le mercenaire allait approuver la recherche d’Àstrid, mais il comprit très vite que quelque chose d’autre l’intriguait. Le stratège avait levé le nez vers le ciel et semblait chercher quelque chose, mais il regardait à l’ouest. Ce n’était pas la direction des Terres Sauvages.
Nervà fit une brusque embardée et le garde impérial qui la tenait fut emporté en avant. Une petite colline formait à ses pieds une pente douce ; il perdit l’équilibre, chuta et dévala la pente en lâchant les rênes. Libérée de sa prise, Nervà poussa un cri de défi. Màrc tenta de se rapprocher, mais la wyverne fut plus rapide. Elle prit son élan, et en quelques battements d’ailes, elle disparut dans le ciel.
Les membres du convoi attendirent un instant, mais lorsque le garde impérial remonta la colline, il était très pâle. Il s’approcha d’Antoìne et lui murmura quelque chose à l’oreille.
— Bon, fit ce dernier avec un coup d’œil contrarié à Màrc. Il semblerait qu’elle soit tombée toute proche, finalement.
Màrc sentit son estomac se retourner. Màrc fut presque content que Nervà se soit enfuie. Elle risquait de ne jamais se remettre de la perte d’Àstrid si elle tombait sur le corps de sa cavalière.
D’un mouvement commun, le groupe se dirigea dans la direction indiquée par le garde. Ils n’eurent qu’à descendre la colline pour retrouver le corps d’Àstrid. Màrc se laissa distancer – il n’était pas sûr de vouloir voir ça. Antoìne se trouvait juste devant Màrc et sa large stature lui masquait la vue. À quelques pas de là, Mùrielle avait les yeux baissés, les traits pâles et les bras croisés ; Ròbin n’était pas loin.
— Tout ça, c’est votre faute ! lâcha Antoìne avec un coup d’œil pour l’élémancienne. Regardez bien ce que votre hésitation nous a coûté ! Vous l’avez tuée ! Regardez-la !
Il la saisit par les épaules et lui releva la tête.
— Regardez bien !
Le mouvement avait dégagé la vue devant Màrc. Le corps d’Àstrid était niché dans un creux dessiné par le sol inégal. L’herbe autour de sa tête était tachée de rouge et du sang avait coulé de son nez. Ses yeux, vitreux et grands ouverts, regardaient fixement le ciel. Ses membres étaient positionnés de manière contre-nature et à l’endroit où la queue du dragon l’avait heurtée, les plaques de son armure étaient rentrées dans sa chair. Sa lance était tombée non loin et elle avait encore son épée à sa ceinture. À en juger par l’herbe aplatie sur la colline d’en face, elle avait dévalé la pente pour se retrouver là, à demi masquée par un bosquet de buissons ras, qui expliquait pourquoi Màrc ne l’avait pas repérée depuis le ciel.
Antoìne forçait Mùrielle à regarder. Le corps d’Àstrid, qui n’avait plus rien d’Àstrid, désarticulé dans un creux de la plaine, entouré de sang aussi rouge que le drapeau de l’empire, dans son armure de chevalière.
— Ça suffit.
Ròbin s’était interposé et avait libéré Mùrielle de l’emprise d’Antoìne, prenant la place du stratège devant Màrc. Le dresseur de wyvernes se surpris à respirer de nouveau. Antoìne leur lança à tous les trois un regard noir.
— Faites-en ce que vous voulez, mais dépêchez-vous, nous partons bientôt.
Il eut un geste vague en direction de Mùrielle.
— Vous n’avez qu’à la brûler.
Il fit volte-face et revint près des wyvernes, suivi par les gardes impériaux.
— Elle ne verra jamais les champs du Rònan, souffla Mùrielle une fois qu’il fut parti.
Ròbin s’avança vers le corps de la chevalière-wyverne et lui ferma les yeux.
***
Ils avaient fait de leur mieux pour arranger Àstrid. Surmontant sa réticence, Màrc avait aidé Ròbin à aligner ses membres le long de son corps, à croiser ses bras sur sa poitrine et à la déplacer quelques mètres plus loin – ils ne voulaient pas la laisser baigner dans son sang. Ils se retrouvèrent tous les trois, debout à côté d’elle, en silence.
Mùrielle, encadrée par les deux garçons, joignit les mains et ferma les yeux. Elle n’était pas une célébrante, mais en tant qu’élémancienne elle était la plus apte à conclure la cérémonie parmi eux. Elle n’était plus aussi pâle que quelques instants auparavant et, à la grande surprise de Màrc, sa voix ne trembla pas.
— Voici venir le triste jour où Fordä, Esprit du Feu, cessa d’alimenter la flamme de vie d’Àstrid de Cràte, chevalière-wyverne de Vestrià. Inspirée par le vent de courage de Serdä, elle combattit vaillamment à nos côtés. Puisse la fin du voyage lui être clémente. Puisse Veldä l’accueillir au bout du chemin et puisse Mardä intercéder en sa faveur pour faire justice à ses exploits.
— Puisse Veldä l’accueillir au bout du chemin et Mardä intercéder en sa faveur pour faire justice à ses exploits, répétèrent en chœur Màrc et Ròbin.
Les mains jointes de Mùrielle se mirent à briller et de longues flammèches s’en échappèrent pour venir entourer le corps d’Àstrid. Màrc trouva que c’était beau.
Un instant plus tard, les flammes avalèrent la dépouille de la chevalière-wyverne pour la consumer rapidement. Ils en sentaient encore la chaleur sur leurs visages. Ils conservèrent sa lance – l’alliage refusa d’être dévoré par le feu. Ce fut Ròbin qui, étant le plus à même de s’en servir, la garda.
— C’est ironique. Elle n’aurait pas voulu que je me retrouve aussi armé que ça.
Mùrielle garda le silence, occupée à baisser graduellement l’intensité des flammes du bûcher. Quelques instants plus tard, il ne restait plus qu’une trace noire sur l’herbe.
— Pourquoi est-ce que tu n’as rien fait ?
Màrc releva la tête alors que Mùrielle soupirait.
— Il m’a regardée.
Màrc frissonna au souvenir du regard qu’il avait lui-même échangé avec Finnòdon. Le mercenaire eut un rictus étrange.
— Il te regarde et ça te paralyse ? grogna-t-il. Si j’avais su, je t’aurais pas défendue face à Antoìne.
Mùrielle lui jeta un regard noir.
— Je n’ai pas eu peur, répliqua-t-elle. J’ai eu un doute.
Mais Ròbin remontait déjà vers le reste du convoi.
— Je peux comprendre, dit doucement Màrc en posant une main sur l’épaule de Mùrielle.
— Vraiment ? Regarde où ça nous a menés. Àstrid est morte. Moi-même, je ne comprends pas.
Bon, je m'attendais à ce qu'ils retrouvent Astrid grièvement blessée mais en vie donc sa mort m'a pris par surprise. La pauvre, elle a pas eu une mort très glamour^^ Le scénario prend une tournure plus dramatique, Murielle a une mort sur la conscience. La colère d'Antoine est logique, les deux vont-ils finir par se "réconcilier", je pense qu'ils vont devoir se montrer plus soudés s'ils veulent réussir.
J'ai beaucoup aimé le "il m'a regardé", il montre bien l'aura du dragon, et je peux comprendre que Murielle ait hésité en voyant ça.
Vont-ils revoir leur plan pour capturer Finnodon ? Quel sera leur stratégie ? Seront-ils de nouveau attaqués ? Hâte de voir.
En tout cas le titre premier face à face sous-entend qu'il y en aura d'autres. ^^Une petite remarque :
"Màrc remarqua que c’était beau." je pense que tu peux trouver mieux que remarqua : trouva ? se dit ?
Un plaisir,
A très vite !
HO-RRIBLE !!!!
Pauvre Astrid qui si je me souviens bien avait déjà perdu de la famille :/