— J’imagine que vous allez prendre la place d’Àstrid sur le filet.
Ils étaient revenus vers le groupe et se hissaient sur leurs wyvernes. Antoìne fit une horrible grimace devant l’insistance de Ròbin.
— Vous n’avez pas le choix, poursuivait ce dernier. À moins que vous ne vouliez reconsidérer votre stratégie ?
Le stratège impérial grommela une réponse inintelligible et ils décollèrent pour prendre la direction de l’est et des Terres Sauvages. Une fois en vol, Màrc se contorsionna sur sa selle pour attraper le seul livre qu’il transportait dans les bâts de sa wyverne et qu’il n’avait pas perdu au poste de guet. Ils volaient à basse altitude et il n’eut aucun mal à trouver la page qu’il recherchait, à la déchirer et à la glisser dans sa poche. Si Mùrielle avait douté, elle aussi, il se pouvait que la page vienne à servir.
Ils avançaient vite sans échanger aucune parole. Ils suivaient la trajectoire du dragon et ne s’arrêtaient que pour transférer le filet métallique de wyverne en wyverne et ainsi éviter qu’elles ne s’épuisent.
***
L’attaque les prit par surprise. Pendant un instant, Mùrielle ne comprit rien à la vague de panique qui s’emparait du convoi. Elle crut que Finnòdon avait fait demi-tour, mais c’était trop improbable. Elle finit par réaliser qu’il s’agissait d’un groupe de chevaliers-wyverne, venu dans leur dos. Cette fois, ils ne cachaient pas l’écusson de Maràvie cousu sur leur poitrine.
Non loin de la tri-élémancienne, Ròbin tira la lance d’Àstrid. Il perdit immédiatement l’équilibre et se raccrocha au pommeau de sa selle.
En vol, le combat n’était pas gagné. Les wyvernes de Maràvie étaient jeunes et rapides. Les soldats portaient des plastrons de plates qui les rendaient difficiles à blesser. Leurs lances leur assuraient une large portée et il apparut tout de suite qu’ils étaient particulièrement intéressés par Ròbin et sa wyverne. Peut-être parce que c’était de nouveau son tour de porter le filet.
Mùrielle n’avait aucune arme et ne pouvait rien faire sans découvrir complètement ses flancs. Màrc avait sorti son fouet et parvenait à maintenir les soldats ennemis à une certaine distance de lui et d’Antoìne. Les trois gardes impériaux désarçonnèrent chacun un cavalier mais ne paraissaient pas disposés à se porter au secours de Ròbin.
— Protégez le filet ! s’écria Antoìne d’une voix étouffée.
Mùrielle fronça les sourcils. Pourquoi des soldats de Maràvie prendraient-ils le risque de les attaquer tout en portant leurs couleurs ?
— Il faut qu’on se regroupe ! cria Màrc.
Mùrielle ne pouvait que s’accrocher à sa wyverne, à qui elle laissait le soin d’éviter les assauts. Elle en avait compté une dizaine de chevaliers de Maràvie. Joignant le geste à la parole, Màrc essaya de se rapprocher de Ròbin, mais les soldats s’acharnaient sur le mercenaire.
— Protégez le filet ! répéta Antoìne. Sans lui, nous sommes finis !
En observant Antoìne, bien loin d’être terrifié comme il l’avait été lors de la toute première attaque du convoi, Mùrielle se rappela brusquement l’entrevue qu’ils avaient surpris, sur le marché de Maràvie. Antoìne y avait rencontré un chevalier-wyverne de Maràvie et lui avait donné de l’argent. Et des chevaliers-wyvernes de Maràvie s’acharnaient désormais sur Ròbin.
Mùrielle avait l’impression d’avoir mis le doigt sur quelque chose d’important, mais le fracas des armes autour d’elle l’empêchait de réfléchir plus longtemps. Elle se sentit envahie d’une vague de frustration mêlée de colère qui la poussa à agit. Elle raffermit sa prise sur les rênes de sa wyverne et enfonça ses talons dans ses flancs. Peu habituée à tant d’autorité, la wyverne renâcla mais finit par se plier à l’ordre. Ignorant les soldats autour d’elle, Mùrielle fila vers Ròbin et leva le bras. Elle souleva une forte bourrasque qui balaya les soldats qui lui tournaient autour… et lui avec.
Mùrielle poussa un juron et talonna de nouveau sa wyverne. Les montures des soldats et de Ròbin avaient été dispersées par le courant d’air et leurs cavaliers désarçonnés chutaient vers le sol. Bien entraînées, les wyvernes des soldats foncèrent pour rattraper leurs cavaliers, mais celle de Ròbin avait du mal à reprendre son équilibre.
Pour la première fois depuis qu’elle avait appris à voler, Mùrielle ne craignait de tomber. Elle découvrait qu’il y avait plus important que la peur de la chute. Elle enjoignit à sa wyverne de se lancer à la poursuite du mercenaire. La bête s’exécuta avec plaisir, les ailes repliées contre son corps, ravie de se laisser aller à une acrobatie aérienne. Mùrielle lâcha les rênes, se raccrocha d’une main au pommeau de sa selle et tendit l’autre bras le plus loin qu’elle put. Tout son corps en avant, elle allait vers Ròbin aussi vite qu’elle le pouvait.
Leurs doigts se trouvèrent, s’accrochèrent autour de leurs poignets. Mùrielle fut obligée de lâcher le pommeau pour récupérer les rênes et tirer d’un coup sec. Une violente douleur remonta jusque dans son épaule lorsque sa wyverne écarta les ailes pour stabiliser leur chute. Lorsque l’adrénaline reflua, elle se rendit soudain compte qu’elle tenait Ròbin par l’avant-bras, qu’elle n’était presque plus assise sur sa selle et qu’elle n’était retenue à sa monture que par ses étriers. La panique écarquilla ses yeux et elle faillit perdre l’équilibre.
— Mùrielle ?
Le souffle court, le regard perdu, elle avait de plus en plus de mal à respirer. Mais la voix de Ròbin l’encra à la réalité :
— Mùrielle ? Respire, ce n’est pas encore fini.
En-dessous d’eux, les soldats avaient été rattrapés par leurs wyvernes et remontaient à la charge. Ròbin était couvert de sang, mais Mùrielle ne savait pas si c’était le sien ou celui de ses adversaires. Elle n’était pas assez forte pour faire remonter le mercenaire en selle et elle ne pouvait pas le déposer à terre : les soldats lui bloquaient le passage.
Alors elle fit en sorte que sa wyverne se redresse le mieux possible, ferma les yeux très fort, leva son bras libre au-dessus d’elle et se concentra.
— Mùrielle ? fit la voix de Ròbin, altérée par un mélange de peur, d’empressement et d’inquiétude. Mùrielle, regarde-moi.
La tri-élémancienne répondit avec un grognement. Le poing fermé, elle ne devait pas se laisser déconcentrer. Au bout d’un temps qui parut infini à Ròbin, elle ouvrit les doigts d’un geste sec. Le ciel gronda, il y eut un éclair de lumière et les soldats s’effondrèrent, foudroyés.
Sonnée par l’effort qu’elle venait de faire, Mùrielle s’affaissa sur sa selle. Son souffle était court et des taches noires dansaient devant ses yeux. Les doigts de Ròbin étaient toujours refermés autour de son bras et son épaule déclenchait une vague de douleur dans tout son corps à chaque mouvement de sa monture.
— C’est ça, repliez-vous, chiens de traîtres ! s’exclamait Antoìne.
Mùrielle fut vite rejointe par Màrc, qui ramenait la wyverne de Ròbin et l’aida à remettre le mercenaire en selle.
— Dis-donc, dit Màrc en observant Ròbin, c’était vraiment de l’acharnement. Ils ont dû attendre qu’on retrouve Finnòdon pour essayer de nous voler le filet et partir à la chasse à notre place.
Mùrielle reprenait ses esprits à grands renforts de battements de paupière pour dissiper les taches qui dansaient toujours devant ses yeux. Elle releva la tête et échangea un regard avec Ròbin. Ils ne firent aucun commentaire.
Lorsqu’ils se retournèrent vers l’est pour reprendre leur route, ils avaient perdu la trace du dragon.
***
Si, comme ils l’avaient compris à Maràvie, la trajectoire de Finnòdon était brouillonne, ils seraient en mesure de le rattraper. Au mieux, ils le croiseraient s’il faisait demi-tour et au pire, ils l’atteindraient plus tard.
Ils ne prirent pas la peine de s’arrêter pour reposer leurs wyvernes. Ròbin était certes couvert de sang, mais il s’agissait surtout du sang de ses adversaires. Il devait sa vie à sa wyverne orpheline, bien plus rompue à l’art du combat aérien qu’il ne l’était. Il avait tout de même récolté quelques égratignures sur les bras et les jambes mais n’eut pas l’occasion de les soigner. Mùrielle avait l’épaule déboîtée ; un garde impérial la lui remit en place sans même prendre la peine d’atterrir.
Sans qu’elle ne puisse l’expliquer, la tri-élémancienne, encore sonnée par l’effort qu’elle avait fourni, avait le sentiment que tout était sur le point de basculer. Enchaîner un premier assaut sur le dragon et une attaque ennemie avait considérablement précipité les choses. Elle avait l’impression – ou alors elle espérait très fort – que tout allait se jouer dans les prochaines heures et que leur prochaine tentative de capture serait la dernière. Elle se sentait envahie d’une détermination nouvelle – peut-être était-ce parce qu’elle avait réussi à attaquer les soldats, bien qu’elle ait failli tuer Ròbin au passage.
Pourtant, il ne se passa rien du reste de la journée. Antoìne, encadré par deux des gardes impériaux – le troisième fermait la formation – menait le vol. Il ordonna l’arrêt lorsqu’il ne fit plus assez jour pour voler sans risque. Ils atterrirent sur la plaine, à découvert. Ils étaient désormais tout proches de la frontière avec les Terres Sauvages. Au nord, ils distinguaient la silhouette sombre des montagnes Protectrices, qui tachait d’une courbe noire le ciel étoilé. Ils établirent des tours de garde, positionnèrent les wyvernes épuisées en cercle autour d’eux et se couchèrent sans faire de feu.
***
Le lendemain, ils ouvrirent les yeux face aux champs du Rònan. Ils avaient progressé plus vite que ce à quoi Mùrielle s’était attendue et ce fut bouche bée qu’elle contempla le paysage qui s’étalait devant elle.
À partir de leur campement de fortune, l’herbe verte des grandes plaines de Vestrià courait encore sur quelques mètres avant de s’interrompre brusquement, remplacée par une étendue de terre ravagée. Il ne restait plus rien des champs du Rònan. La terre s’ouvrait par endroits, fracturée et retournée par un phénomène bien plus puissant que de la sècheresse ou le feu. Le sol était dur, recouvert d’une couche de cendre, et se soulevait par endroits, formant de nouveaux reliefs par-dessus la plaine qu’étaient autrefois les champs. Mùrielle distingua même l’ombre d’un immense cratère.
La poussière volait au moindre courant d’air. Ici s’étaient affrontées les hommes de Vestrià, les tribus des Terres Sauvages et les armées de Cardiban, mais ce qui resterait à jamais visible seraient les dégâts causés par Finnòdon et Astròdelle.
En sept ans, la bataille des champs était devenue mythique. Rares étaient les combattants désireux d’en parler, rares aussi étaient ceux assez valides pour le faire. Mùrielle avait entendu des histoires, parmi les mages de combat. Elle savait désormais qu’elles étaient en grande partie fausses. Un combat n’était pas glorieux : même si son objectif pouvait l’être, la réalité était tout autre. Ce n’était, bien souvent, qu’une question de survie. Si, à un moment de la bataille, les ennemis de Vestrià avaient cru la victoire possible, leurs espoirs avaient vite été anéantis. Dès l’arrivée de Finnòdon et Astròdelle, les champs du Rònan avaient été ensevelis sous les flammes et soulevés par la terre. Tous les camps, sans exceptions, avaient subi de lourdes pertes. Les Nomades et les soldats royaux n’avaient eu aucune chance.
Les wyvernes s’éveillaient et trois d’entre elles commencèrent à montrer des signes de nervosité. Màrc se détacha de la contemplation des champs pour aller les calmer.
— Elles ont dû combattre ici, expliqua-t-il devant le regard interrogateur de Mùrielle.
La tri-élémancienne eut un soupir. Elle pensait à Àstrid, qui avait tant souhaité se tenir là.
Elle sursauta lorsque le cri retentit. D’un même mouvement, tous les membres du convoi se figèrent et levèrent la tête.
C’était Finnòdon ; il avait fini par faire demi-tour et progressait de nouveau vers eux, dans la lumière du matin. Mùrielle mit un bras en travers de ses yeux pour tenter de l’apercevoir nettement. Ses écailles cuivrées miroitaient dans le soleil.
— En selle ! s’exclama Antoìne.
Ils attachèrent le filet à leurs wyvernes et décollèrent.
Alors qu’elle prenait de la hauteur, Mùrielle jeta un coup d’œil en contrebas – chose qu’elle s’interdisait de faire auparavant. En voyant la terre meurtrie des champs et en pensant à Àstrid, elle se sentit de nouveau envahie d’une détermination empreinte de colère. Cette fois, elle n’hésiterait pas.
Un chapitre où on ne s'ennuie pas...
Murielle a l'air d'avoir acquis beaucoup de détermination depuis la mort d'Astrid, il est peu probable qu'elle flanche une nouvelle fois.
Étonnante cette attaque de soldats qui portent leur blason. S'ils le montrent c'est peut-être parce que ce n'est pas le leur... En tout cas, ils en ont eu pour leur petit tour de magie...
Et avec tout ça Finnodon réapparaît en fin de chapitre. Ca promet une nouvelle confrontation épique !
Bien à toi (=
La fin est proche ^^
1) Belle scène d'action aérienne. Murielle commence à se révéler.
2) Belle fin de chapitre avec le retour de la menace qui en plus leur fait face.
Hâte de lire ne serait-ce que le prochain chapitre :)