Interlude

Il s’enfuit et ne se retourne pas. Ses ailes massives brassent l’air autour de lui, il avance à bon train. Il est troublé par ce qu’il a entendu, là-bas, sur la tour. Il a mis du temps à comprendre qu’il devait s’en aller. Mais il est parti. Il s’enfuit et ne se retourne pas.

Les notes résonnent encore dans son esprit. Il est dérangé par la musique parvenue à ses oreilles. Devant ses yeux sous lesquels défile la plaine, il voit se superposer d’autres images. La flûte a réveillé chez lui des souvenirs qu’il pensait avoir oubliés et voilà que sa vue est brouillée par une obscurité du passé.

Il voit des hommes. Il entend des cris, des ordres secs braillés sur lui et sur ses frères. Des ordres qui, dans un premier temps, ne font que glisser sur son épaisse armure d’écailles. Pourquoi obéir alors qu’il est tout puissant ? Il se plie au jeu et les hommes le récompensent ; il sent l’odeur métallique de la viande fraîche et celle boisée de son nid. Il se souvient de la pénombre de sa tanière et du sommeil qui l’enveloppe alors qu’à ses oreilles résonnent des notes de musique. Ces mêmes notes qu’il a entendues à l’instant.

Ses paupières sont lourdes et il est moins rapide. Le sommeil le gagne maintenant, alors qu’il survole un champ de bataille qu’il a connu. Mais aujourd’hui, le chaos – encore enfoui sous l’herbe avec les corps – ne revient pas le hanter. Seuls subsistent les images de sa jeunesse et de son apprentissage – obéir aux hommes et satisfaire les hommes. Il a oublié ce qu’il a laissé derrière lui en venant.

Une lanière de cuir claque dans l’air. Elle s’enroule autour de ses mâchoires et les bloque – un mécanisme d’acier s’est enclenché. Surpris, il tend les ailes à la verticale et se cabre. Il tire de toutes ses forces mais ses mâchoires ne s’ouvrent pas. Devant ses yeux, il voit passer une minuscule wyverne, c’est elle qui tient le lien. Son cavalier agite son fouet et le cuir vient l’aveugler. Il perd de l’altitude.

Engourdi par la flûte, tous ses réflexes l’ont abandonné. Il tire, arque le coup, très fort. La wyverne résiste et son cavalier ne cesse de l’éblouir avec son fouet. Il ne voit pas arriver les autres, il sent seulement le métal l’entourer puis l’emprisonner. Il entend des cris. Il perd encore de l’altitude.

Il se sent plus lourd et ses ailes sont bloquées par le filet. Il ne comprend plus ce qu’il se passe, les wyvernes virevoltent autour de lui avec fureur ; leurs ailes, disgracieuses et bruyantes à ses yeux claquent dans l’air. Il rue, se cabre comme il peut, agite le cou et cingle le vide de ses griffes. Les wyvernes ne bronchent pas, elles accompagnent tous ses mouvements sous les directives du cavalier qui lui a immobilisé les mâchoires et paraît anticiper le moindre de ses gestes. Il perd de l’altitude.

Les notes qu’on tirait de la flûte pour l’endormir s’estompent et se retirent dans son esprit. Elles sont redevenues un souvenir et ont cédé la place à d’autres réminiscences. Désormais il se souvient de tout ce qu’il se passait avant — avant la berceuse et le retour au nid, le nid sombre et boisé qu’il aimait. Il se souvient des coups, du gourdin et du fouet. Il se souvient des épées et des flèches. Il se souvient des hommes mauvais. Et du champ de bataille qu’il a connu et qu’il survole maintenant. Il perd de l’altitude.

Il entend un cri – on appelle quelqu’un. Il sent qu’à sa droite, l’air crépite autour d’un cavalier. D’un élémancien. D’instinct, il sait ce qu’il va se passer. Il se reprend. Jamais plus il ne veut connaître les coups, le gourdin et le fouet. Il considère l’élémancien. Longuement. L’élémancien hésite – le sort aurait déjà dû tomber. Il rue, rue plus fort. C’est sa chance.

Sa queue fouette l’air et rencontre un obstacle qu’il balaye sans ménagement. Il entend un nouveau cri. Le filet si solide qui le tirait vers le sol perd un peu en densité, il s’élance vers le ciel avec rage. Les wyvernes cèdent, le cavalier qui a bloqué ses mâchoires n’a pas assez anticipé et lâche le lien.

Il ne sent plus le métal sur son dos. Ses mâchoires sont toujours immobilisées, la longe de cuir pend dans l’air et bat ses flancs. Mais ça n’a pas d’importance, car il va de nouveau vers l’horizon bleu et les terres planes. Il a oublié ce qu’il a laissé derrière lui en venant. Il s’enfuit et ne se retourne pas.

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Edouard PArle
Posté le 18/01/2022
Coucou !
L'interlude du pdv du dragon c'est très intéressant. L'utilisation du présent pour marquer le coup permet de comprendre que la perception de cet être est très différente de celle de hommes. Les phrases courtes et répétitions s'inscrivent dans la même logique, c'est plutôt bien vu je trouve.
Quoi qu'il en soit, il semblerait que ça se passe mal pour le plan des héros^^ Ca n'est pas étonnant, ç'aurait été un peu facile xD Vont-ils changer leur plan ? J'ai hâte de voir tout ça.
A bientôt !
Thérèse
Posté le 18/01/2022
Ce changement de perception, c'est exactement ce que je voulais faire avec ces interludes ! En effet, ça se présente mal pour l'instant...
Joren
Posté le 06/11/2021
Désolé si quelque chose m'a échappé, mais l'utilisation du présent m'a un peu troublé. Je n'en ai pas compris la justification.
On dirait en tout cas que le plan commence très mal dans son exécution !
Thérèse
Posté le 07/11/2021
Les interludes sont écrits du point de vue du dragon, qui est un être qui vit dans le présent. C'est un peu une coupûre dans le récit, peut-être que je devrais les mettre en italique pour qu'on comprenne mieux ?
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