11 - Refuser la réalité

Plus Marie écoute Liem, plus elle est abattue. Elle soupçonnait tout du long que c'était comme ça. Elle n'a pas besoin de Liem pour savoir que, dans ce jeu, les femmes sont traitées différemment. Mais le portrait qu'il dépeint du haut niveau est terrifiant. Elle songe à laisser tomber ce pour quoi elle a demandé à Liem de venir. Un Liem qui, lui aussi, semble désolé, comme s'il vivait cette situation comme une tragédie. Mais elle ne peut pas abandonner sans se battre une dernière fois.

– Est-ce que les femmes sont physiologiquement moins bonnes aux jeux vidéos ? », demande-t-elle.

Liem lève la tête. Alors, surpris que je n'aie pas déjà baissé les bras ?

– Statistiquement oui », répond-il laconiquement, et le cœur de Marie rate un battement. « Selon une étude de 2009, vos temps de réaction sont en moyenne de 20 % inférieurs aux nôtres sur les jeux de tir. »

Il laisse une pause avant de reprendre :

– Évidemment, c'est une moyenne, donc il se peut très bien que le meilleur temps de réaction de cette étude soit une femme. Et tu as probablement de meilleurs réflexes que moi. Et les MOBA ne sont pas tant des jeux de réflexes que des jeux de stratégie. Mais c'est un avantage à prendre en compte. Pour le reste, les scientifiques ont surtout conclu que la différence venait de la culture et de la charge cognitive supplémentaire de l'opinion générale. »

Ouais, tout ce que les scientifiques savent, c'est qu'ils ne savent pas grand-chose, en somme. Donc, il n'a pas répondu à ma question originelle.

– En admettant que je sois imperméable à la pression de la communauté, est-ce que j'ai le niveau pour la Ligue française ? »

Elle braque son regard sur l'ancien espoir de l'e-sport français. Ça se joue maintenant. Il n'a pas dit non à la seconde où j'ai fini ma question, c'est déjà bon signe.

Liem semble mal à l'aise. Il fait tournoyer le fond de son verre et le regarde d'un air pensif. Elle se raidit sur sa chaise, prête à l'entendre dire ce dont elle est sûre.

– Peut-être… », commence-t-il.

Oh.

– Je n'ai pas assez de données pour répondre à ta question. Mais peut-être qu'avec de l'entraînement, tu en es capable. Ceci dit je préfère te prévenir de suite : occulter le poids que la communauté va te mettre dessus, c'est négliger l'éléphant dans le magasin de porcelaine. » Il laisse une courte pause. « C'est un truc à briser des rêves en morceaux ».

Elle hoche la tête. Un plan prend forme.

– Et qu'est-ce qu'il te faut pour te faire une opinion ? »

– Qu'est-ce que ça change ? », demande Liem en retour. « J'ai arrêté le haut niveau il y a cinq ans. Je n'ai aucune légitimité sur le sujet. Mon opinion ne vaut rien. »

Son ton est devenu véhément. Mais Marie n'est pas arrivée jusqu'à ce point de la conversation pour laisser tomber ici.

– Ce n'est pas ce que dit Quentin », répond-elle d'un ton tranchant, et elle le voit se reculer brutalement et écarquiller les yeux. « D'après lui, tu es toujours en contact avec le haut niveau. Ton compte principal est Challenger en solo, sur le poste le plus difficile à jouer seul. Et, toujours d'après Quentin, tu es toujours considéré par certains pros comme le génie de la stratégie. Ton coéquipier se demande même comment ça se fait que tu n'aies pas intégré une équipe en tant que conseiller stratège. »

La tête de Liem s'est décomposée au fil des arguments. L'espace d'un instant, Marie a cru avoir poussé le bouchon trop loin. Elle a vu la fureur traverser son visage l'espace d'un instant. Avant de se rendre compte que cette colère ne lui était pas destinée. Mais Liem semble tiraillé. Il montre son verre vide, se lève et se dirige au bar. Marie se retrouve seule. Seule avec sa détermination branlante.

Qu'est-ce que je fais ici ? Pourquoi est-ce que d'un coup, je prends un tel risque ? Alors qu'il m'a dit que le chemin serait un enfer.

Elle est tentée de se lever. D'aller jusqu'au bar, de demander à Liem de bien vouloir oublier cette conversation, et de partir. Elle s'apprête à s'engager dans quelque chose qui la dépasse.

Mais c'est la première fois depuis des années que j'ai envie de m'engager.

Alors, elle reste. Elle se triture les mains nerveusement. Et elle attend l'opinion d'un homme qu'elle n'a même pas côtoyé deux heures. Et dont, pourtant, l'avis signifie tout pour elle en ce moment.

Il revient d'un pas lent, deux verres à la main. En pose un devant elle. Ce qu'elle avait pris samedi soir après le match. Elle lui jette un regard reconnaissant, mais est arrêtée par le sérieux de son visage. Il s'assoit à son tour et parle :

– Une semaine. On joue ensemble pendant une semaine. Si j'estime que tu es capable de monter plus haut, je te présente à mes anciens contacts. »

Elle aimerait en demander plus. Mais ce soir, elle se contentera de cette victoire.

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