10) Rentrée fracassante

En arrivant devant l'entrée du lycée Châteauvert, je sentis une vague de nostalgie m'envahir. L'espace devant le grand portail fraîchement rénové était, comme d'habitude, occupé par de nombreux élèves qui entraient ou qui restaient discuter encore un moment avec leurs amis. Cette vision singulière était paradoxalement chargée d'angoisse et de soulagement. L'angoisse de souvenirs particulièrement douloureux, où franchir ce portail signifiait passer une journée entière à subir des cours abrutissants et sans intérêt ; la sensation d'aller soi-même se livrer à ses bourreaux pour suivre des séances de torture. Mais également le soulagement, lorsque je le franchissais dans l'autre sens, la promesse d'une liberté, certes éphémère, mais salvatrice, où l'on pouvait décider de rentrer chez soi, ou de rester traîner avec ses camarades, pour exprimer tout le mal qu'on avait à dire de nos cours et de nos professeurs.

Aujourd'hui, l'endroit avait été rénové. La petite place ouverte devant le portail avait été pavée de grandes dalles de pierre, parfaitement lisses et aux jointures fines, presque invisibles, faisant le bonheur des skateurs. Il y avait également des bancs, quelques arbres, et enfin suffisamment de poubelles pour ne pas les voir rapidement déborder.

Ce qui me frappa également, fut le nombre d'élèves qui avaient choisi de porter l'uniforme. Et même s'il y avait toutes les raisons du monde de les porter, que ce soit pour le confort, l'élégance, ou simplement le côté pratique de ne pas se poser la question de quoi se mettre, chaque matin, je n'étais pas sans savoir qu'il s'agissait d'une pratique très peu compatible avec les coutumes françaises. Cependant, je n'eus pas l'occasion d'y réfléchir plus avant, que je me fis interpeller par les baltringues de service.

— Hé, t'es Liliane, toi ! m'invectiva un élève en jogging et sweat-shirt dépareillés. J't'ai vu en seconde ! C'toi qu'était pas bien, genre t'as fait venir les pompiers et tout, t'es une folle non ?

L'acolyte du garçon qui venait de parler, et qui accomplissait l'exploit d'avoir l'air encore plus benêt que lui, cracha par terre avant de me regarder en souriant comme un ahuri, comme s'il s'attendait à ce que je sois impressionnée. Il renchérit avec un rire étouffé, comme si son pote venait de sortir la blague du siècle.

— Héhé... Ouais, c'est elle ! T'sais elle fait sa comédie là, puis après t'as Lindermark maintenant c'est sa copine, du coup elle revient au lycée, ça va, facile hein ?

Je soupirais sans même les regarder. Le pire, c'était que je m'attendais à recevoir ce genre de remarques, précisément de ce genre de personnes. Et comment être étonnée ? Même si c'était formulé avec beaucoup d'impolitesse et un flagrant manque d'éducation, il n'en restait pas moins vrai que les circonstances de mon retour devaient paraître discutables. Il fallait dire que mon cas avait fait grand bruit. Bien malgré moi. Je daignais cependant leur accorder un regard, ainsi qu'une chance de se remettre sur les rails d'une discussion intelligente.

— Je ne dirais pas qu'on est copines. Elle m'a plutôt convaincu, avec ses réformes. En tous cas, j'espère que ça ne finira pas comme la dernière fois, résumais-je.

Ils échangèrent un regard complice, accompagné d'un sourire que je n'avais jamais su déchiffrer. Comme si ce que je venais de dire ne pouvait qu'être interprété comme la validation de leurs préjugés. Mais je n'étais sûre de rien.

— Et genre, avant t'étais frigide, maintenant tu portes une jupe au calme, héhé ! ricana le premier.

— Ouais puis elle triche t'as vu, elle met un pantalon de meuf en-dessous ! ajouta le second en s'approchant de moi.

Cependant, il fut interrompu dans sa tentative de soulever ma jupe par Antoine, qui venait d'arriver, et qui portait à merveille l'uniforme scolaire, version pantalon.

— Wesh les gars ! lança-t-il en échangeant une poignée de mains complexe avec chacun d'eux. Bien ou quoi ? Vous allez en cours du coup ? Damien, y a pas ton p'tit frère qui rentre en seconde, cette année ?

Le dénommé Damien, celui qui était venu me parler en premier, se désintéressa de moi quelques secondes.

— Ouais, y faut que j'aille voir dans quelle classe il est, putain ! réalisa-t-il soudainement. Ses potes ont pas intérêt à lui parler mal ! J'y vais !

Il se dirigea d'un pas précipité vers le lycée, non sans m'adresser un rapide regard méprisant. Son acolyte, dont j'ignorais encore le prénom, adressa un regard mauvais à Antoine.

— Mais genre t'es pote avec elle, là ? cracha-t-il en me désignant d'un mouvement de tête. C'est ta meuf ou quoi, Anto' ? Déconne pas elle est dégueulasse !

Mon ami garda simplement le sourire, laissant échapper un rire amusé, comme si l'autre benêt venait de sortir une bonne blague.

— Arrête Dimitri, elle est cool, pondéra mon ami. Par contre c'est pas mon genre. Je préfère les meufs comme, par exemple, ta sœur ! Hahaha ! s'esclaffa-t-il finalement en tapant l'épaule du dénommé Dimitri et en continuant vers le portail. Allez, j'déconne, j'espère qu'on est dans la même classe !

Je soupirais de soulagement. Antoine avait toujours eu l'art et la manière de désamorcer les situations tendues, en jouant l'ami de tout le monde, flirtant avec les limites de l'hypocrisie sans jamais les franchir. Il savait qui il était et n'avait pas peur de jouer un jeu, si ça pouvait lui faciliter la vie. Ou, dans le cas présent, me sauver la mise.

— Fais gaffe, toi ! me lança Dimitri avec un regard mauvais. Fais pas genre, je sais que t'es une pute ! J'sais même pas pourquoi Anto' te parle !

Je me mordis la lèvre pour m'empêcher d'arborer un sourire méprisant.

— Je sais pas quel problème tu as avec moi, Dimitri, mais ça serait con de me chercher des embrouilles alors que j'aurais préféré qu'on s'ignore, tu captes ? répondis-je, un brin agressive.

— Houlala comment je flippe ! se moqua-t-il en me tournant autour avec un regard de fouine. Le porc-épic de Châteauvert va se rouler en boule et pleurer ?

Apparemment, il ignorait que j'étais fière de ce surnom, mais autant le laisser croire qu'il s'agissait d'une insulte.

— Les porcs-épics ne se roulent pas en boule, tu confonds avec les hérissons, le provoquais-je. Et à quel point t'as une petite bite pour venir emmerder une meuf qui t'a même pas adressé la parole ?

J'avais conscience de ruiner les efforts d'Antoine, mais je n'avais pas l'intention de me laisser faire. Si ce guignol avait décidé de se comporter en chien, alors je le traiterai comme un chien. Et aux chiens agressifs, il convenait de rappeler qui était le maître. Je respirais profondément par le nez en suivant Dimitri du regard, qui continuait de me tourner autour, cherchant sûrement une opportunité de soulever ma jupe, dans le seul but de m'humilier et de montrer qu'il me dominait. Exactement comme le chien qu'il était. Cependant, à la seconde où j'allais me décider à lui écraser la rotule d'un coup de talon bien placé, le rugissement d'un moteur me fit lever la tête.

Dimitri suivit alors mon regard, puis s'écarta rapidement en titubant maladroitement, finissant le cul par terre lorsqu'une imposante moto, une Ducati Monster, freina bruyamment en s'arrêtant exactement là où il se tenait une seconde plus tôt.

Que ce soit à cause du bruit puissant du moteur, de la silhouette imposante du véhicule ou de la carrure du motard, Dimitri ne protesta pas tout de suite, trop effrayé et intimidé. De plus, les quelques élèves réunis sur la place avaient commencé à rire en le voyant tomber de manière aussi ridicule.

— P-putain faites gaffe ! protesta-t-il finalement d'une voix un peu cassée.

Le motard retira alors son casque intégral, révélant un homme au visage marqué et aux traits sévères, d'une bonne quarantaine d'années, l'expression sur son visage ne laissait aucun doute quant au peu de cas qu'il faisait de l'adolescent qu'il avait failli renverser.

— T'as un problème, gamin ? demanda-t-il sèchement, d'une grosse voix rocailleuse.

Dimitri se contenta de se relever rapidement et de partir, estimant enfin qu'il s'était suffisamment couvert de ridicule. Le motard déploya la béquille latérale de son engin et en descendit, laissant tourner le moteur.

— T'aurais dû me laisser lui casser la gueule, papa, dis-je simplement en croisant les bras.

— Je t'ai déjà dit que je voulais pas que tu t'attires des problèmes, répondit mon père en posant son casque sur la selle de sa moto. Si les surveillants font pas leur taff, tu me le dis et je m'en occupe, de ces petits cons.

Je roulais des yeux, non sans un sourire. Je ne voyais pas mon père aussi souvent que je le voudrais, et ça me faisait toujours plaisir, qu'il ait ne serait-ce que quelques minutes à me consacrer.

— Sauf qu'on est pas à l'intérieur du lycée, les surveillants ont autre chose à faire. Et si je me fais pas respecter par moi-même, on n'en finira jamais.

Mon père soupira en ébouriffants ses cheveux courts et grisonnant. Son allure et son attitude de loup solitaire qu'il ne valait mieux pas emmerder, cachaient en fait un cœur d'or, une authentique empathie envers les autres et une volonté globale d'être quelqu'un de bien.

— Fais toi respecter avec tes mots Lili, pas avec tes muscles, dit-il en fronçant légèrement les sourcils. T'as peut-être la force de ton vieux père, mais t'as l'intelligence de ta mère, profites-en pour t'éviter des embrouilles inutiles.

Je souriais légèrement, rajustant mon cartable sur mes épaules.

— D'accord, mais si j'y arrive vraiment pas, je passe aux muscles, répondis-je.

— Seulement si t'y arrives vraiment pas ! appuya mon père avec un sourire.

Nous échangeâmes un rire amusé, puis je le prenais brièvement dans mes bras. Son énorme blouson de motard lui donnant l'air d'être encore plus musclé qu'il ne l'était.

— J'me doutais que tu viendrais me voir, qu'est-ce que t'en penses alors ? demandais-je en rajustant ma cravate. Classe, non ?

— La super classe, ma fille ! commenta-t-il en rajustant le col de ma chemise. J'espère que tu es bien polie avec madame Lindermark, et qu'Antoine va t'aider à t'intégrer.

— T'inquiète pas, va. (je roulais des yeux avec un sourire en coin) Il m'a déjà bien aidée, et il m'a pas mal rassurée quand j'angoissais un peu.

— Bien, et ta mère ? Comment elle va ?

— C'est pas elle qui me rassurerait, soupirais-je. Mais on s'entend mieux, depuis quelques temps.

— Sois conciliante avec ta mère, elle a toujours tout fait pour toi, me répéta mon père pour la énième fois de ma vie.

— Je fais de mon mieux, papa... et toi aussi t'as toujours fait de ton mieux pour moi.

— Pas autant que ta mère, tu peux me croire. Moi je fais surtout ce que je peux...

À ces mots, il glissa une main dans l'une de ses poches et en sorti un billet de vingt euros, qu'il glissa dans la poche de mon veston.

— Tiens, on sait jamais, ça peut servir. Surtout si la cantine est toujours aussi dégueulasse.

— Merci, mais je pense que ça a changé en même temps que le reste, répondis-je.

— Bah tant mieux, comme ça tu pourras te payer autre-chose.

À ces mots, mon père roula des épaules en soupirant et reprit son casque.

— Tu t'en vas déjà ? demandais-je.

— Hé ouais, retour au boulot, déclara-t-il en baissant sa visière et en montant en selle. Déjà que mon boss me prête sa bécane ! J'vais pas en plus arriver en retard, haha !

Je riais de bon cœur avec lui, jetant un œil vers le portail dont l'un des battants avait déjà été fermé.

— Ah, je dois y aller aussi. Mais j'aimais bien ta Royal Enfield, j'espère que la police va te la retrouver.

— S'ils la retrouvent pas d'ici un mois, l'assurance me la rembourse à cent-pour-cent, fit-il en haussant les épaules, faisant ensuite rugir son moteur. Bon, travaille bien Lili, bisou !

Il me fit un signe de la main en s'éloignant, disparaissant en tournant dans une ruelle.

Je me dirigeais alors vers le portail avec une bonne humeur retrouvée, et traversais la cour à la recherche du tableau qui m'indiquerait dans quelle classe je devrais me rendre.

Je ne tardais pas à trouver mon nom, en terminale E, salle deux-cent trois, pour deux heures de "vie scolaire" avec mon professeur principal, un certain M. Nazaryan. Je grimaçais très légèrement, il s'agissait d'un nom d'origine arménienne, tout comme le mien, que je tenais de ma mère, qui le tenait de mon grand-père. Je n'échapperais sûrement pas à une remarque à ce sujet de la part de mon nouveau prof principal.

— Lilinette... ! s'écria soudainement une voix familière, et beaucoup trop aiguë à mon goût. On est dans la même classe !

Et tandis que je voyais du coin de l'œil la silhouette d'une fille qui courait dans ma direction, je jetais un regard nerveux au tableau. J'y trouvais rapidement le nom de cette personne : Phybie Paillet. Et à peine eu-je le temps de me tourner vers elle, que la blonde aux yeux bleus, particulièrement énergique, m'avait déjà sauté au cou, beaucoup trop enthousiaste de me revoir.

— Pinkie Pie ! calme-toi, m'écriais-je en la repoussant le plus délicatement possible. Tu portes bien ton surnom, je croyais que tu te serais calmée en deux ans !

— Mais j'suis trop contente ! On va pouvoir être copines ! En plus regarde, on est presque habillées pareil maintenant !

Elle tourna sur elle-même, visiblement fière de me montrer son uniforme. Elle avait bien évidemment choisi le nœud-papillon pour orner le col de sa chemise. Et sa jupe, plus courte que la mienne et sans rien pour couvrir ses jambes, était ornée de broderies en forme de cœurs, d'étoiles et de cupcakes. Elle n'avait pas eu peur de personnaliser cet uniforme de qualité en le faisant passer sous une machine à coudre. Même la veste qu'elle portait était couverte de badges et de pin's aux motifs similaires à ceux de sa jupe.

— OK, c'est très joli. Mais méfie-toi des mecs avec cette tenue, je suis sûre qu'on voit ta culotte en marchant derrière toi dans les escaliers.

— Je porte un mini-short en-dessous ! répondit-elle immédiatement, ne perdant pas de temps pour me le montrer.

— Une fille bien élevée ne soulève pas sa jupe en public ! Même si elle porte quelque chose en dessous ! m'exclamais-je. Bon, allons en cours. Et me colle pas autant ! précisais-je en la voyant agripper mon bras.

Il m'était facile de gérer les personnes qui me voulaient du mal. J'étais forte, je ne me laissais pas faire, et je pouvais me montrer agressive. Mais j'étais relativement désemparée face à des personnes qui me voulaient un peu trop de bien. Et Phybie Paillet, ou plutôt Pinkie Pie, était de celles-là. De plus, sa trop grande naïveté faisait d'elle quelqu'un de relativement vulnérable, et je ne pouvais pas m'empêcher de veiller sur elle, tant qu'elle se trouvait dans mon champ de vision. C'était sans doute la raison pour laquelle elle semblait avoir une extravagante affection envers moi. L'année s'annonçait longue...

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