9) L'arrivée du changement

La dernière semaine des vacances s'était écoulée à toute vitesse. L'intégralité des élèves avait reçu par courrier et par e-mail, en même temps que leurs uniformes, la liste des changements qui s'étaient opérés pendant les vacances. Antoine et moi avions évidemment discuté de ces changements, et il avait également répondu à mes interrogations au sujet des questions et palpations intimes d'un examen médical complet. Finalement, il s'avéra que les garçons n'y échappaient pas. Et nos discussions, qu'elles soient vocales ou écrites, lors ou hors de nos cessions de jeux, tournaient surtout autour des réformes pédagogiques mises en place.

L'abandon d'un système de notation chiffré semblait particulièrement exaspérer mon ami. Lui qui aimait se vanter de ne jamais avoir eu une seule note en-dessous de dix-huit sur vingt, il devrait se contenter d'une observation écrite, établissant si la leçon en rapport avec le devoir était intégrée par l'élève, nécessitait des précisions, ou n'avait pas été comprise du tout. Pour ma part, je me réjouissais particulièrement de la fin de cette mise en compétition macabre. Un score, à mon sens, était fait pour trôner au sommet du classement d'une borne d'arcade ou sur le tableau d'une salle de bowling, et certainement pas pour quantifier la "valeur" d'un élève.

Une chose sur laquelle nous tombâmes d'accord, fut l'abolissement des devoirs à faire à la maison. Il était de toutes-façons inutile de débattre sur l'inégalité que cela engendrait. Les élèves ayant des parents qui avaient le temps et les capacités de les aider, étaient fatalement avantagés. Tout comme il y avait une différence entre posséder son propre bureau dans sa chambre, et faire ses devoirs sur la table de la cuisine en supportant ses frères et sœurs qui vaquaient à d'autres occupations.

Pour ce qui était de l'uniforme, nous abordâmes le sujet avec un ricanement de connivence, entendu et enthousiaste. Nous nous en cachions généralement, pour ne pas être catégorisés trop facilement, mais étant de grands consommateurs de mangas et animés en tous genre, l'idée d'un uniforme de lycée nous était particulièrement évocatrice.

Le ton de nos conversations changea cependant, lorsque j'abordais enfin, non sans difficulté, la question du cauchemar si singulier que j'avais fait lundi dernier. Nous étions le dimanche d'avant la rentrée, le soleil commençait à peine à se coucher, et nous avions terminé nos objectifs du jour sur nos jeux en ligne.

— Bah, tu sais, commença Antoine. C'est peut-être juste ton cerveau qui réagit à une certaine angoisse. Après tout, il s'est passé énormément de choses, et tu reprends l'école après deux ans de décrochage. C'est pas rien.

— Je suis pas stupide, répondis-je en laissant aller ma tête contre mon siège de bureau. Mais je n'ai jamais fait ce genre de cauchemar avant. Et les dernières visions étaient... comment dire ?

— T'as l'impression que ton cerveau aurait pas pu les inventer ?

— Exactement ! déclarais-je.

— Bah, c'est con à dire, mais à circonstances extraordinaires, cauchemars extraordinaires... enfin j'crois. (il marqua une pause et fit claquer sa langue) T'as regardé les derniers épisodes de cette série sur l'univers de Lovecraft ? demanda-t-il.

— Ouais... plutôt médiocre. À part les visuels qui étaient sympa.

— Parce que la dernière silhouette que tu as vue, telle que tu me l'as décrite, elle fait très... genre, Nyarlathotep, tu vois ?

— C'est pas con, ouais... mais bon, toujours est-il que j'ai un putain de mauvais pressentiment, insistai-je en passant une main dans mes cheveux. J'ai hâte d'en finir avec cette première journée d'école, histoire d'arrêter d'appréhender comme une conne.

— T'inquiète Lili ! On va tous les impressionner ! Et on va plier l'enquête que t'a confiée Lindermark, (je l'entendis claquer des doigts) comme ça !

— Ça roule mec, répondis-je avec un petit rire décontracté. J'suis contente qu'on en ait parlé, ça me claquait de me trimballer cette angoisse toute seule !

— À vôt' service m'dame ! conclut-il dans sa fameuse imitation de Columbo. Bon, j'te laisse, j'dois aller mettre la table !

— OK, à demain.

Le son caractéristique d'une fin de conversation vocal sur Discord résonna dans mon casque, laissant place au silence de ma chambre. Je décidais alors d'éteindre mon PC et de rejoindre ma mère dans la cuisine, histoire de discuter un peu avant de passer à table. Cependant, je ne comptais pas lui raconter mon cauchemar. Elle aurait été capable de s'inquiéter outre-mesure, ravivant ainsi mes propres angoisses.

Le lendemain matin, je m'éveillais avec une boule au ventre ; mélange d'appréhension, de stress, mais aussi d'un certain enthousiasme. Maintenant que je savais que je rejoignais un lycée moderne et réformé, l'idée d'apprécier ma vie scolaire était devenue autre-chose qu'un doux fantasme brumeux.

Je pris tout le temps nécessaire dans la salle de bain, tentant même en vain de discipliner ma tignasse. Je ne prenais qu'un maigre petit déjeuner, ne pouvant pas avaler autre chose que le strict minimum, puis j'enfilais mon uniforme, mes écouteurs, m'emparais de mon cartable, et saluais ma mère avant de lancer ma playlist préférée. Même pour les quelques minutes que durait le trajet à pied entre ma maison et le lycée, je n'aimais pas me déplacer sans musique dans les oreilles.

Cependant, je n'eus pas le temps d'entendre la fin du solo de guitare du deuxième morceau de ma liste, que je reconnus une silhouette familière qui semblait m'attendre au coin de la rue, intégralement vêtue de Gucci, chapeau compris. Et même une deuxième, qui ne m'était pas complètement étrangère.

— Emily ? hasardais-je en m'approchant.

— Oh ! Lili ! s'exclama-t-elle, enthousiaste. J'étais certaine que cet uniforme t'irait à ravir ! (elle passa son bras autour de celui de la personne qui l'accompagnait) Tu connais ma femme, je présume ?

J'ôtais mes écouteurs et posais mes yeux sur la très célèbre Amélie Verreccia, ou plutôt Amélie Lindermark, depuis leur mariage. Mais elle était surtout connue par son nom de DJ.

— V-vous... vous êtes Améthyste ? bafouillais-je.

— Haha, salut, fit-elle avec un grand sourire, levant la main dans un salut plutôt énergique. Alors c'est toi la nouvelle Lili ? Haha, ça m'fait bizarre d'appeler quelqu'un d'autre comme ça, ajouta-t-elle avec bonne humeur.

J'étais pour le moins impressionnée. La célèbre DJ ne portait pas ses habituels accoutrements de scène, composés de vêtements aux coupes asymétriques, incroyablement moulants et parcourus de bandes colorées et lumineuses. Elle était habillée très simplement, avec une paire de jeans, des baskets et un sweat-shirt qui semblait être plus vieux que moi. Seules ses lunettes de soleil, qu'elle ne semblait jamais quitter, ainsi que ses cheveux violets, la rendaient parfaitement reconnaissable. Et tout comme son épouse, il se dégageait d'elle une présence singulière, une confiance absolue, un sentiment de puissance et d'épanouissement que seules les personnes de pouvoir semblaient posséder. Je me sentais infime face à la DJ, écrasée par sa grandeur, habitée par l'envie de la toucher du doigt pour m'assurer qu'elle était réelle. Je bafouillais de nouveau, tentant de trouver quelque chose à dire.

— Je... j'ai vu votre photo dans le calendrier Playboy de cette année.

Je me frappais mentalement le visage du plat de la main. Je n'avais rien trouvé d'autre à dire. Je maudissais Antoine de m'avoir montré ce foutu calendrier. Cependant, cela sembla l'amuser, car elle souriait largement en donnant des petits coups de coude à Emily, qui roulait des yeux d'un air faussement outré.

— Je t'avais dit que c'était une bonne idée, ces photos ! déclara Améthyste à l'attention de sa femme.

— C'était pour la bonne cause, justifia Emily en frappant l'épaule de sa femme d'une pichenette. Lili, tu ne devrais pas lire ce genre de magazines, soupira-t-elle en me souriant gentiment. Attend au moins d'être majeure !

— Tu as écouté mon nouvel album ? demanda soudainement la DJ en penchant l'oreille près de mon casque.

— Heu, je, non je... bredouillais-je en reculant légèrement. Je suis plutôt rock, ou métal.

Améthyste afficha une moue faussement vexée et fit un vague geste de la main, comme pour changer de sujet.

— Métal, hein ? J'ai déjà travaillé avec James Hetfield, tu sais ! Il est super sympa. Et puis il compose un peu à l'instinct, comme moi, quoi ! se vanta-elle en bombant le torse.

— Ma chérie, ce que tu fais est très loin du travail de Mr. Hetfield, ne l'utilise pas pour te mettre en avant, tempéra Emily avec un sourire en coin. Il a l'élégance de maîtriser la théorie musicale, lui.

La DJ maugréa comme un enfant qu'on venait de gronder pour avoir été trop turbulent. Mais les échanges de ce couple si singulier ressemblaient davantage à un jeu auquel elles appréciaient jouer, plutôt qu'à une réelle dispute. Me remettant de mes émotions, j'indiquais la direction de mon lycée en déclarant :

— Je suis contente de vous avoir croisées mais... j'allais au lycée, c'est le premier jour.

— Oh, oui, pardon Lili, déclara Emily en se tournant vers moi, s'approchant légèrement. Je voulais te voir, pour te dire que je te soutiens et pense à toi. J'espère que les changements que j'ai opérés te plairont.

— Je pense que oui, répondis-je. Et, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un projet auquel pensait mon grand-père ...

Emily hocha la tête, Améthyste s'était placée en retrait de sa femme, histoire de ne pas sembler prendre part à une discussion qui ne la regardait pas. Son image publique, pourtant, était loin de dépeindre une personne faisant cas de ce genre de convenances.

— Oui, et cela tombait à pic par rapport à la mission que je voulais te confier, m'expliqua Emily. Je voulais également te dire que les résultats des examens de tes nanites étaient excellents. Miss Dunkelgrau est un très bon élément de mon équipe, elle a démontré ses incroyables capacités en quelques mois seulement, elle prendra soin de toi.

— Merci, répondis-je, ne sachant que dire d'autre.

Emily effleura alors le bras de sa femme, qui s'approcha de nouveau.

— Et je voulais également te présenter Amélie, au cas où je ne serais pas disponible, pour superviser ta mission moi-même. Elle t'aidera quand tu en auras besoin, (la DJ me fit un signe de la main) elle logera dans la suite de luxe de mon hôtel, duquel tu fréquentes beaucoup la salle de jeux. N'hésite pas à aller la voir.

— Si tu veux me contacter, demande "Madame Vinyle", ils comprendront, précisa Améthyste.

Étrangement, j'eus l'impression qu'elle me fit un clin d'œil, bien que je ne puisse pas voir ses yeux derrière ses lunettes.

— Bien, je m'en souviendrai, je vous remercie, répondis-je avant de me tourner vers Emily. J'imagine que la présidente de la fondation Lindermark a beaucoup de choses à faire...

Elle hocha la tête et soupira légèrement.

— En réalité, j'ai ma propre mission à accomplir. Le village dans lequel j'ai fait pleuvoir a été un peu trop impressionné par ma prestation. Les habitants se méfient de moi et pensent que je compte les rendre dépendant de mes bienfaits...

— J'te l'avais dit Lili, soupira Améthyste en passant une main dans le dos de son épouse. Plus on a passé de temps à galérer dans sa vie, plus on se méfie de ceux qui prétendent vouloir nous aider.

— Oui, tu as raison, admit Emily. Mais ça s'est bien fini, pour nous deux, non ? taquina-t-elle avec un regard en coin.

— En tous cas, hésite pas si t'as besoin d'un truc, déclara Améthyste en se tournant vers moi, avec un sourire amusé suite à la remarque de son épouse. Par contre, je vis un peu en décalage. J'me réveille jamais avant midi, d'habitude. Aujourd'hui c'est exceptionnel, parce qu'on a moins de chance de croiser des fans ou des journalistes, à cette heure-ci.

— Très bien, je vous remercie... toutes les deux. Et du coup, Emily, on dirait qu'on a toutes les deux une mission à accomplir, dis-je d'un ton un peu plus détendu. Et, heu, Améthyste, je vous dirai si j'ai du nouveau, ravie de vous avoir rencontrée.

— Haha, on peut se tutoyer, répondit-elle avec un grand sourire.

— J'y penserai, aurevoir.

— Aurevoir Lili, répondit Emily en posant brièvement sa main sur mon épaule. Et n'hésite pas à donner des nouvelles !

Lorsque je m'éloignais enfin, remettant mon casque sur mes oreilles, je sentis le rouge me monter aux joues. J'espérais ne pas avoir eu l'air trop tarte devant la célèbre DJ qui m'offrait si gentiment son aide, certainement à la demande de son épouse, d'ailleurs. Et comme pour faire contrepoids avec cette première impression un peu maladroite, je décidais d'écouter son dernier album. Et pour autant, moi qui n'avais aucune affinité avec le dubstep, j'étais loin de détester son travail, devinant certaines de ses influences métal. Peut-être assistais-je à la naissance d'un nouveau genre. Et quoi de plus adéquat pour inaugurer mon tout nouveau quotidien de lycéenne ?

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