11) Cœur sanguinolent

En me dirigeant vers ma salle de classe, j'eus tout le loisir de constater les changements apportés par les travaux de cet été. Le sol en faux marbre, pour commencer, était proprement bluffant. Visuellement, n'importe qui pourrait s'y tromper, mais le plus étonnant était sa texture, qui s'approchait davantage de celle du lino. Les murs, quant à eux, étaient recouverts d'une peinture à la texture singulière, comme s'ils étaient recouverts d'un quelconque glaçage. Les couleurs choisies et leur agencement étaient également très singuliers. Le couloir donnant sur l'extérieur était d'un bleu d'azur, et se dégradait petit à petit en des teintes de vert ; changement qui s'accentuait lorsque l'on passait près d'une salle de classe. Comme si les couleurs avaient été étudiées pour que l'on puisse se repérer d'instinct dans ses longs couloirs autrefois ternes et tristes.

Phybie Paillet, qui m'accompagnait en s'émerveillant de tout à voix haute, me fit remarquer un détail qui ne m'avait pas tout de suite sauté aux yeux. En effet, même la lumière artificielle semblait avoir été calculée dans un but précis. De grands plafonniers en pâte de verre, diffusaient une lumière apaisante. Et le fait que je n'ai pas tout de suite remarqué le changement drastique dans l'éclairage des couloirs, était sûrement dû au fait que celui-ci semblait imiter en temps réel et à la perfection, la luminosité extérieure. Ce qui me fit poser la question de savoir comment réagissait cet ingénieux système les jours de pluie, où simplement lorsque le soleil se couchait.

— Ben tu vois, avant c'était, genre, oppressant, les murs blancs, la lumière au néon, tout ça, déclara Phybie en s'étirant tandis qu'elle me suivait de près. Il manque plus que quelques plantes vertes et on se croirait au grand air !

— Ce n'est pas tout, je pense, répondis-je aussitôt, reniflant légèrement. Même l'air est étrangement pur. Le système de ventilation doit être excessivement pointu, et certainement équipé de filtres.

— T'es trop intelligente Lilinette ! (je grimaçais à ce surnom ridicule qu'elle m'avait toujours donné) je pourrais m'asseoir à côté de toi en cours ?

Je soupirais.

— Si tu veux, mieux vaut que ce soit toi plutôt qu'un éventuel lourdingue de toute façon. Les garçons sont fatiguant.

— Quoi ?! s'étonna la bien surnommée Pinkie Pie. Tu as eu deux ans pour trouver un petit ami ! Et t'en es encore à trouver les garçons fatiguant ?! On est grandes maintenant, il faudrait s'y mettre, Lilinette ! s'exclama-t-elle en sautillant autour de moi.

J'étendis le bras pour lui attraper l'épaule afin qu'elle cesse de s'agiter.

— Arrête, avec ce surnom ! Et me dis pas que toi, tu t'es entichée d'un petit copain ! déclarais-je en roulant des yeux.

— C'est un secret...! chantonna-t-elle.

— Je prends ça pour un "oui", et j'ai pas envie d'en savoir plus, répondis-je avant de m'arrêter devant notre salle de classe.

Nous arrivions pile à temps visiblement, puisque les derniers élèves traînant encore dans le couloir avaient commencé à rentrer. Antoine, qui semblait m'avoir attendue, m'accueillit avec un haussement de sourcil.

— Oh, on dirait que tu t'es collé un truc dans les cheveux... fit-il d'un air exagérément dubitatif. À moins que ça ne soit la fameuse Pinkie Pie.

Cette dernière était en effet en train de passer ses doigts dans mes cheveux avec la délicatesse de quelqu'un qui aurait peur de s'y emmêler. Une peur justifiée, dans ce cas.

— Ouais, répondis-je avec un sourire en coin. C'est comme l'anti-moustique : c'est pas très agréable à porter, mais ça éloigne les indésirables.

Je pouffais de rire en même temps que mon ami, tandis que Phybie se vengeait en me piquant gentiment le dos du bout de ses indexes. Elle faisait étrangement partie des rares personnes que j'autorisais dans mon espace vital, et dont je tolérais le contact physique. Après tout, elle était tellement inoffensive que je me sentirai mal de m'énerver contre elle, ne serait-ce qu'un tout petit peu.

Cependant, je sentis un frisson de méfiance remonter le long de mon échine, lorsque j'entendis des bruits de pas derrière moi.

Beaucoup de gens l'oublient en grandissant, mais la plupart des enfants sont capables de reconnaître les gens, et particulièrement les personnes marquantes, seulement au bruit de leurs pas. Le rythme de la foulée, l'effet de la semelle sur le sol, en rapport avec le poids et la démarche de la personne en question. Ces indices, les enfants apprenaient très tôt à les reconnaître, à l'âge où ils ne sont pas capables de faire grand-chose d'autre qu'observer et étudier le monde autour d'eux. Moi, je n'avais jamais perdu cette compétence, bien au contraire.

— Toi ? Me dis pas que t'es dans ma classe... soupirais-je en même temps que je me retournais.

Cependant, même en sachant qui était la personne qui venait d'arriver, j'écarquillais les yeux de stupeur, voyant Phybie l'enlacer amoureusement et se mettre à roucouler.

— Vas-y, casse pas les couilles le porc-épic ! me cracha Dimitri en claquant les fesses de Phybie du plat de la main. Tu dis que tu cherches pas la merde mais j'te vois avec tes petits regards ! Tu crois trop que t'es la meilleure, baisse les yeux !

Avant même de me rendre compte de la tension qui montait dans mon bras, tout prêt à frapper, Antoine me l'agrippa brièvement. Je soufflais du nez en tournant légèrement la tête vers lui.

— Va me garder un bureau devant le tien, lui dis-je.

— OK, comme d'hab', résuma-t-il en rentrant dans la salle de classe, refermant bien la porte derrière lui.

Je me tournais ensuite vers Phybie et Dimitri, ce dernier semblait attendre quelque chose en me fixant. Je pourrais facilement le pousser à bout, ou même le frapper, juste pour me défouler. Un garçon, et à fortiori quelqu'un comme lui, n'oserait jamais aller se plaindre de s'être fait frapper par une fille. Encore moins s'il avait finalement perdu la bagarre. Cependant, je me rappelais les mots de mon père.

— OK, tu as raison, concédais-je, obtenant un haussement de sourcil du garçon. Je méprise les mecs comme toi, qui prennent plaisir à rabaisser les autres pour les dominer et qui se pavanent comme s'ils étaient des mâles alpha. Et le pire, c'est que t'as certainement rien compris à ce que j'ai dit, parce que tu es inculte, que tu n'as aucune conscience de toi-même et encore moins des autres.

Je me mordis la lèvre, mon discours avait pris un tour et un ton méprisant sans même que je m'en aperçoive. Sûrement que cet abruti de primate se contenterait de simplement le prendre comme une insulte, plutôt que d'essayer de s'en défendre ou d'argumenter en sens inverse.

— Tu crois que j'suis débile ? souffla-t-il, les dents serrées, penchant légèrement la tête. Tu m'prends pour un singe c'est ça ? J'suis un mec ! Et quand t'es un mec tu dois te faire respecter, sinon tu vaux rien ! (Il s'approcha soudainement en levant le bras, je ne bougeais pas et continuais de le fixer) Qu'est-ce que t'en sais toi ? T'es une putain de meuf, et tu profites un peu trop qu'on n'ait soi-disant pas le droit de te taper !

— Dimitri, c'est bon, arrête ! supplia Phybie en s'approchant de lui, cherchant à attraper son bras.

— Lâche moi putain ! réagit le garçon en la bousculant assez violemment. Elle se prend trop au sérieux cette meuf ! J'vais pas la supporter toute une année si elle prend tout le monde de haut !

La machine était lancée, pour ainsi dire, ce pauvre type était déjà en train d'auto-alimenter sa frustration. En temps normal, j'aurais relevé les quelques points pertinents de son discours, mais je devais également avouer que, moi-même, je n'avais aucune envie d'être raisonnable. Je le méprisai, lui et tous les hommes de son espèce. Ceux qui n'avaient pas évolué au-delà de leur notion toxique de virilité, et qui utilisaient tous les prétextes pour justifier leur besoin chronique d'agresser les autres, pour ensuite s'étonner qu'on les méprise.

— Dis-moi Dimitri, demandais-je en osant avancer d'un pas, mon visage désormais proche du sien. Est-ce que tu as déjà interpellé une fille dans la rue parce que tu la trouvais sexy ? Est-ce que tu l'as traitée de salope quand elle a refusé de te répondre ? Est-ce que tu as déjà emmerdé un mec juste parce qu'il avait l'air fragile ? Et je parie que t'as un petit frère, et que tu lui mets la pression pour qu'il devienne comme toi. (Je le voyais frémir de rage, il hésitait à me frapper) Alors ? J'ai pas raison ? C'est pas à ça que tu penses, quand tu dis qu'un mec doit se faire respecter ?

Il fit un mouvement sec avec sa tête, comme pour me montrer que je ne l'intimidais pas.

— Ouais, et alors ? dit-il, rageur.

— Hé bien ça, c'est de leur part à tous.

Ce disant, je levais mon genou le plus rapidement possible, frappant son entrejambe de toutes mes forces. Et quelle joie de le voir reculer contre le mur le plus proche, le souffle coupé, grimaçant de douleur.

Ce qui m'énerva, cependant, ce fut de voir Phybie se précipiter vers lui, visiblement inquiète. Mais je n'eus pas le temps de m'apitoyer sur son pauvre choix de petit ami, que je vis ce dernier la repousser encore plus violemment que tout à l'heure, la projetant à terre, la tête de ma camarade produisant un son inquiétant en touchant le sol.

Jusqu'ici, j'avais estimé que Porcupine Tree ne me serait d'aucune aide. Car transmettre mon dégoût et ma colère à mon adversaire me semblait contre-productif. Cependant, dans le doute, j'activais mon pouvoir. Et lorsque je jetais un rapide coup d'œil vers la paume de mes mains, je ne vis pas de la colère, mais de la culpabilité et de l'angoisse. La culpabilité d'être responsable de la frustration qui avait poussée Dimitri à frapper ainsi ma camarade, et l'angoisse de l'avoir vu tomber si violemment.

Je fus distraite de mes pensées lorsque je sentis la main de Dimitri attraper le col de ma veste et tenter de me soulever du sol. Mais cela ne m'empêcha pas de profiter des émotions qui m'habitaient actuellement. Je me concentrais alors sur le vert de gris envahissant de l'angoisse, et l'orange vif dévorant de la culpabilité qui brillaient dans mes mains, et lui attrapais le bras.

Je sentis comme une décharge quitter mon corps et faire vibrer mes mains et mes doigts, me forçant à lâcher prise. Je reculais en titubant, rajustant par réflexe les pans de ma veste, tandis que j'observais le garçon perdre l'équilibre et s'appuyer contre le mur. Il avait le souffle coupé, les yeux écarquillés. Et il se mit à trembler lorsque son regard tomba sur Phybie, étalée sur le sol, visiblement immobile. Et comme pour profiter de ce sentiment, avant qu'il ne me quitte, je me ruais en avant pour en infliger une deuxième décharge à Dimitri, attrapant directement son crâne entre mes mains.

Il convulsa alors soudainement ; je reculais, il tomba à quatre pattes sur le sol, puis il se mit à vomir avant de s'effondrer sur le côté, tremblant toujours légèrement en gémissant. Pour ma part, je tentais de gérer le stress que me procurais la situation, et je me précipitais vers Phybie.

— Hey, Pinkie, tu m'entends ? Tu as mal quelque part ? demandais-je en passant une main sur son front.

— J'ai... mal au crâne, gémit-elle.

— OK, c'est pas très grave. T'inquiète pas, je t'emmène à l'infirmerie et je...

Je m'interrompis en entendant la porte de la classe, juste derrière moi, s'ouvrir à la volée. Le temps que je tourne la tête, j'entendis le professeur qui se tenait sur le pas de la porte s'écrier :

— Qu'est-ce qui se passe ici ? La classe va commencer ! (son regard croisa finalement le mien) Mademoiselle Papazian ! Qu'est-ce que-

— Phybie s'est cogné la tête ! le coupais-je en fronçant les sourcils. Et visiblement, Dimitri est malade, ajoutais-je en faisant un signe de tête vers la flaque de vomis qu'il avait laissée sur le sol.

— Vous êtes sûre que c'est ce qui s'est passé ? demanda-t-il avec plus de sévérité que je ne pourrais jamais en produire.

— Phybie s'est cogné la tête ! répétais-je en appuyant davantage mes mots. Je l'emmène à l'infirmerie, mais je ne peux pas porter deux personnes ! On peut gérer l'urgence ? Et s'occuper des détails après ?

Ne souhaitant pas argumenter davantage, preuve de sa relative sagesse, le professeur plissa les yeux derrière ses lunettes, comme pour me signifier qu'il comptait bien mettre les choses au clair, puis il se tourna vers l'intérieur de la salle de classe et fit signe à quelqu'un de venir me donner un coup de main.

Pour ma part, je fus vivement surprise de constater une forme bizarre qui se dessinait sur la gorge de Phybie, tandis que je l'aidais à se relever lentement. Il s'agissait d'une ombre qui s'animait sur la peau de ma camarade en dévorant la lumière autour d'elle. Il s'agissait sûrement de la fameuse ombre inquiétante dont Lindermark m'avait parlé. J'étais donc capable de les voir également. Mais ce qui me fit frémir de terreur, ce fut la forme que prenait l'ombre, celle d'un cœur sanguinolent, réplique exacte de celui que j'avais vu dans mon horrible cauchemar. Sous le coup de l'angoisse, Porcupine Tree se désactiva.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez