Je consacrai la journée du samedi à l’habituelle manifestation. À défaut d’avoir pu mettre la main sur le sac dédié, j’avais emporté celui qui me servait à transporter mes cours : un problème aussi insignifiant ne pouvait m’arrêter alors que le rapport de force établi entre le peuple et le gouvernement paraissait plus tendu de semaine en semaine.
- Si jamais tu me vois pas revenir, un jour, c’est que je serai sûrement en état d’arrestation, dis-je à Sacha quand je regagnai la chaleur du foyer, les jambes en coton.
Il me retourna un regard aussi affolé que stupéfait tandis que je me laissais glisser à terre, contre un mur.
- Qu’est-ce que t’as fait de mal ? eut-il le culot de me soupçonner.
Indigné, j’écrasai d’un geste rageur la bouteille d’eau que je venais de sortir du sac pour étancher ma soif.
- C’est pas moi qui fais quelque chose de mal !
- Ok, ok !
Sacha agita les mains pour me calmer. Peut-être se disait-il, comme moi, que le week-end n’était pas terminé et que, si je m’étais sauvé de l’appartement ce jour-là, il n’en serait pas de même le lendemain. Il valait mieux essayer de bien nous entendre.
Le travail me fournit le moyen de m’éloigner virtuellement. Le dimanche, je m’assis à mon bureau dès neuf heures du matin, décidé à mettre de l’ordre dans mes notes. Plusieurs heures de suite, je m’astreignis à classer des pistes de recherche. Sacha ne me dérangea pas. Absorbé dans mon travail, je l’oubliais complètement. Et puis, tout à coup, une pensée pour lui me traversait. Alors, je me retournais discrètement pour voir ce qu’il faisait. Chaque fois, je le découvrais à somnoler, rattrapant la nuit blanche qu’il avait certainement faite.
Nous approchions de midi lorsqu’il me prit au dépourvu. Il s’était levé pour aller aux toilettes et je m’attendais à ce qu’il retourne se coucher quand je m’aperçus qu’il s’était habillé et s’appliquait à faire le lit. Feignant le plus grand intérêt pour le site internet que j’étais en train de consulter, je restai aux aguets. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je le vis s’agenouiller pour tirer du placard sous l’évier une lavette et des produits ménagers ! Comme si de rien n’était, il emporta son butin dans la salle de bains. C’en était trop. J’accourus voir ce qu’il fichait et découvris un cas de possession : un démon maniaque du ménage s’était mis en besogne de récurer le lavabo. Au saut du lit. Sans avoir rien bu ni mangé. Sans avoir feuilleté une bande dessinée ou adressé le bonjour à la plante verte.
- Qu’est-ce que tu fabriques ? l’interpellai-je.
- J’enlève les traces de dentifrice, me répondit-il le plus sérieusement du monde.
J’étais horriblement gêné. Je ne pouvais pas laisser mon invité faire le ménage à ma place ! En même temps, ce n’était pas le moment pour moi de mettre la main à la pâte, j’étais plongé dans mes études.
- Je m’en occuperai tout à l’heure, promis-je pour lui faire poser sa lavette.
- Je peux le faire maintenant, rétorqua-t-il, sans cesser d’astiquer l’émail vigoureusement.
- Pourquoi ? Tu as besoin de la salle de bains tout de suite ?
- Non.
- Alors ça peut attendre, tu crois pas ?
Sacha arrêta de frotter et me considéra sèchement.
- Tu trouves que je le fais mal, c’est ça ?
Un frisson glacial me traversa.
- Mais non ! C’est pas ce que je veux dire… C’est… C’est… C’est à moi de le faire, voilà !
Il perdit immédiatement sa mine sévère et me répondit d’un ton plus doux :
- J’utilise le lavabo, moi aussi. Le nettoyer, c’est autant ma responsabilité que la tienne.
Sauf qu’à ma différence, ses responsabilités domestiques, il les prenait, lui ! C’était extrêmement agaçant.
- C’est ma chambre, c’est à moi de faire l’entretien ! plaidai-je encore.
- Les locaux étaient à l’État, il n’empêche que c’était quand même à nous de les garder propres.
J’avais avancé ma main vers la lavette pour la récupérer ; ses paroles me stoppèrent dans mon élan.
- De quoi tu parles ?
- Au foyer. Tu sais pas combien de fois j’ai pu me faire engueuler parce que j’avais laissé des traces de dentifrice sur le miroir. Il y avait des femmes de ménage, mais les éducateurs veillaient à ce qu’on ne leur laisse pas trop de travail. D’ailleurs, c’était mieux comme ça.
- Ah bon ?
- Si c’est toujours quelqu’un d’autre qui ramasse derrière toi, t’as davantage l’impression d’être à l’hôtel que chez toi, non ?
Il avait dit cela avec un regard profond qui remua quelque chose dans mes entrailles. Je me résignai à lui abandonner la lavette. Elle n’avait pas la même importance pour lui que pour moi. Je m’étais crispé sur une histoire de ménage, lui ne parlait pas de la même chose. S’il pouvait essuyer avec ce chiffon son sentiment de mise à l’écart, rien ne me donnait le droit de l’en priver.
Mais, tout de même, c’était ma responsabilité et, tandis qu’il reprenait tranquillement le ménage, je lui répétai qu’il n’avait pas à s’occuper de ces déplaisants travaux.
- Tu peux m’aider, si tu veux, me coupa-t-il au bout de cinq bonnes minutes.
Il quitta la pièce pour aller chercher un autre produit. Je courus derrière lui.
- Mais je suis occupé avec mes cours et mon mémoire, là ! Qu’est-ce que c’est que cette obsession pour le nettoyage ? Sérieux, on croirait ma mère !
- Je lui ressemble beaucoup, hein ? T’as des problèmes avec ta mère ?
Son insolente réflexion fit repartir mes jérémiades de plus bel. Je compris rapidement que les débats avec Sacha pouvaient durer bien plus longtemps et être bien plus houleux que tous ceux auxquels j’avais pu assister jusqu’à présent dans des cercles de réflexion politique.
L’argumentation ne tint d’ailleurs que peu de place dans la première assemblée du mardi. La priorité alla aux présentations et à l’organisation. Une bouffée de chaleur humaine m’accueillit quand je me joignis à la réunion. Je revenais du dehors, où j’étais allé acheter un sandwich, et le contraste de température réjouit mon corps grelottant. La salle, de taille modeste, était toute emplie d’étudiants et de quelques professeurs qui peinaient à circuler. J’aperçus Lucas qui se chamaillait avec deux filles pour savoir s’il valait mieux tirer les tables sur les côtés pour faire de la place ou les regrouper toutes au milieu. Au fond, près du tableau sur lequel un autre étudiant inscrivait en grandes lettres cursives le thème de la séance, un appareil photo monté sur trépied attira mon attention. Son installation était visiblement l’œuvre d’une camarade de promo du nom de Joséphine. Encore emmitouflée dans sa doudoune blanche, enrubannée de son écharpe noire, elle avait pris soin de venir planter son matériel avant tout autre chose. Je m’approchai d’elle pour la saluer et l’interroger sur les compétences photographiques que je ne lui connaissais pas.
- C’est pour garder une trace des assemblées, m’apprit-elle. Pour rendre compte du nombre de participants.
Ce que je vis dans le retour me laissa ébahi. On avait l’impression d’une foule innombrable saturant un espace aussi profond qu’une salle de spectacle. Pourtant, si l’on prenait le temps de compter les têtes, le regroupement ne devait pas excéder quarante personnes.
- Objectif grand angle, me glissa Jo. Faut soigner le rendu.
Affichant un grand sourire, elle n’essayait même pas de cacher son esprit retors. J’allais me permettre une petite remarque quand une entêtante odeur de café me parvint. Je cherchai instinctivement des yeux celui qui tenait le gobelet tandis que l’arôme se faisait de plus en plus vif. Ce n’était autre que Raph qui venait vers moi, une boisson dans chaque main. Sa prévenance généreuse me mit en joie, je ne doutais pas une seconde qu’il avait pensé à moi. Jusqu’à ce qu’un petit détail se découpe derrière lui : il était suivi à la trace par une jeune femme aux cheveux frisés, vers qui il se retournait régulièrement, sans doute pour s’assurer qu’elle arrivait bien à le suivre malgré la pile de chemises en plastiques qui lui encombrait les bras. Le second café, que j’avais espéré mien, n’était autre que le sien.
Je m’employai à cacher ma déception face à mon meilleur ami. Raph débordait d’enthousiasme. Un enthousiasme dont, je le savais, il n’allait pas tarder à me faire l’explication. Tout s’éclaircit en effet lorsqu’il me présenta celle qui l’accompagnait :
- Je t’avais parlé d’une certaine Eva, tu te rappelles ? C’est elle. Eva, Martin ; Martin, Eva.
La jeune femme et moi échangeâmes une poignée de main polie, davantage pour faire plaisir à Raphaël, que nous ne lâchions pas des yeux, que par réel égard l’un pour l’autre. Notre connaissance commune continuait d’arborer, vissée sur le visage, une joie indécente. Il esquissa même quelques pas de danse en triomphant :
- Je l’adopte officiellement aujourd’hui ! Aujourd’hui ! Aujourd’hui !
- Tu adoptes qui ? le questionnai-je, perplexe.
- Le… lapin !
Un pouvoir euphorisant résidait dans ce mot qui lui fit lever les bras au ciel, pareil à un feu d’artifice. Eva lui adressa un sourire aimable.
- Tu parles bien du petit brun de la dernière fois ? me renseignai-je par précaution, car il semblait aussi excité que s’il s’apprêtait à rencontrer une bête qui ne vivait pas encore chez lui.
Eva me répondit à sa place en extirpant d’entre deux chemises un feuillet d’adoption qui n’attendait que d’être signé. La description était bien celle de la boule de poils que j’avais vue enroulée dans sa cage le vendredi dernier.
- Ce petit a de la chance que j’aie rencontré un autre défenseur des animaux en pleine manifestation, dit-elle d’un ton affable.
- On s’attend plutôt à croiser ces gens-là dans les marches pour le climat, admis-je. Pas tellement en pleine manif sociale. Ni dans des assemblées générales étudiantes.
Eva me lança un regard indiquant que ma surprise l’offensait.
- La question sociale et celle des animaux sont intimement liées, rétorqua-t-elle. On apprend beaucoup d’une société d’après la manière dont elle traite les animaux.
- Impossible de faire une analyse de Martin, il n’a pas d’animaux de compagnie ! s’esclaffa Raph en passant un bras autour de mes épaules, manquant de renverser du café sur le sol.
Mon regard se fit fuyant.
- Non, je n’en ai pas. Pas exactement...
Je me risquai à jeter un coup d’œil à l’expression de la jeune femme. Elle n’avait pas bougé. Son regard perçant attendait le mien pour y lire tous mes secrets. Je décelai en elle un léger froncement de sourcils qui fit jouer un reflet sur sa pupille et me fit battre en retraite, le cœur vibrant d’émotion. Il était impossible qu’elle ait vu Sacha en moi. Je savais qu’elle n’avait pu dévoiler mon âme à ce point. Elle n’avait pas moins éveillé une inquiétude profonde et tenace au sujet du gamin, une fois de plus abandonné à la vacuité de ma chambre. Je me frottai la tête pour en faire dégager les idées stupides. La comparaison ne tenait pas, Sacha n’était pas un animal de compagnie !
Cependant, j’eus, en arrivant devant ma porte en fin d’après-midi, un moment de doute qui me retint de l’ouvrir tout de suite. Sacha se tenait de l’autre côté. Cette évidence, que je n’avais jamais questionnée jusqu’à présent, me parut alors irréelle. Aucun bruit ne filtrait à travers la porte. Il me semblait que « Sacha » n’était qu’un songe très lointain et que j’allais trouver la pièce vide en entrant chez moi.
La clé cliqueta dans la serrure, la porte tourna sur ses gonds. Et Sacha n’était pas à l’intérieur.
Plus exactement, il ne l’était presque plus. L’extérieur l’avait déjà englouti jusqu’à la ceinture. Seul l’amarrage de ses mains le retenait encore au bord de la lucarne, mais la courbure de son corps, projeté en avant du vide, faisait craindre de le voir lâcher à tout moment. Un genou se hissa à son tour sur la frontière, au côté de ses mains.
J'ai pris le temps de replonger dans ton roman après une petite pause et j'ai été ravie de retrouver tes personnages. Ton style d'écriture est fluide, ce qui rend la lecture agréable. Les dialogues sont bien menés et contribuent vraiment à donner vie à tes protagonistes.
J'aime la façon dont tu explores les relations humaines et sociales, en particulier la dynamique entre Martin et Sacha. Les thèmes que tu abordes ajoutent une profondeur intéressante à ton récit, on sent que t'es un peu sur une corde raide, mais même si ce n'est pas facile, tu te débrouilles bien ; on y croit !
La rencontre avec Eva apporte une touche intrigante, et j'apprécie comment tu intègres des éléments tels que la question du traitement des animaux dans le contexte de la société.
La fin de l'extrait crée un suspense palpable, laissant le lecteur avec une envie pressante de savoir ce qui va arriver à Sacha. C'est un excellent moyen de maintenir l'attention. J'ai hâte de lire la suite, donc.
A bientôt !
Il faudra encore un certain nombre de chapitres, mais les animaux vont finir par prendre de l'importance dans le récit.
Par rapport à la fin, je ne fais pas souvent des cliffhangers, mais je trouve ça amusant de pouvoir en glisser un de temps en temps.