11 - Les ténèbres et l'angoisse

Sans réfléchir, je sautai sur Sacha, agrippai mes bras autour de sa taille et le tirai à l’intérieur avant qu’il ne s’enlise tout à fait dans le vide. Il roula sur le lit tandis que je manquais de perdre l’équilibre.

La violence avec laquelle je l’avais aspiré en arrière lui avait coupé le souffle, le rendant incapable du moindre cri de surprise. L’instant où il aurait encore valu le coup de pousser une exclamation s’échappa tandis que nous nous efforcions de dominer nos gorges sèches et nos cœurs battants. Il se taisait et je l’imitais.

Le frottement de ses doigts sur ses paumes fut à peine perceptible. Dans le plus grand silence, il fixa son regard sur ses mains, effaré, malade. Ce qu’il scrutait, ce n’était pas la rougeur qui s’était imprimée dans sa chair lorsque je l’avais brutalement arraché à la fenêtre, mais les ombres allongées, immenses et gluantes, que le danger avait lacé autour de ses membres pour mieux l’attirer à lui. De cela, j’étais certain. Les ténèbres se lovaient dans les lignes de ses mains et, à mesure que ses bras se ravançaient vers le péril, comme pour le tâter étrangement du bout des doigts, elles mordaient un peu plus dans sa chair.

Je lui saisis les poignets pour lui essuyer ces visions malsaines. Alors, prenant tout à fait conscience du drame qui avait failli avoir lieu, il m’offrit ses bras de lui-même pour que je le frictionne prestement, jusqu’à le débarrasser complètement des brûlures du gouffre. J’y parvins en refermant la fenêtre et en actionnant tous les interrupteurs de l’appartement. Un jour jaune se déversa sur l’incertitude du crépuscule qu’à cette saison nous devions affronter dès cinq heures. Les lampes lui firent son compte, la repoussant sous le lit, me désignant vainqueur.

- Mais qu’est-ce que tu foutais ?! Qu’est-ce qui t’a pris ?! Qu’est-ce que… ?!

Je compensais par l’intensité de ma voix le fouillis de mes phrases. Les épaules de Sacha tremblaient entre mes mains. Agacé de ne pas obtenir de réponse, je leur donnai une raison de sursauter en faisant vibrer de frénésie mes bras qui les tenaient. Pris dans cet étau mouvant, Sacha soutenait tout juste son âme émaciée, prêt à s’effondrer. Ses dents s’entrechoquèrent lorsqu’il ouvrit la bouche pour parler.

- Je… commença-t-il.

- Ne refais plus jamais ça ! le coupai-je brutalement.

Finalement, je ne voulais rien entendre. J’avais crié si fort que des mèches de ses cheveux auraient presque pu s’envoler sous l’effet de mon souffle. Il ferma les yeux en grimaçant pour se protéger de la rafale et ne se risqua à rouvrir un œil qu’une fois que je l’eus lâché. Je m’écroulai à côté de lui sur le lit, mes bras tombèrent pitoyablement sur la couette avec un bruit sourd. Mais, hors de contrôle, mon langage corporel continuait de l’interroger : je le dévisageais avec sur la figure le masque d’un homme trahi.

- Je… essaya-t-il une nouvelle fois, se sentant pressé de questions. J’ai eu tellement peur.

- Peur ?

Ma voix parlait seule, détachée de ma volonté.

- Peur de quoi ? De faire une chute du cinquième étage ?!

- Je voulais pas…

- Ah non ? Pourtant, t’as enjambé la fenêtre de toi-même !

- Mais je voulais pas !

Il remettait ça, répétant, coléreux, des regrets qui n’avaient pas de sens. Ses paupières s’étaient de nouveau crispées pour éviter que ma fureur ne vienne blesser son cœur en passant le vitrage de ses yeux. Il semblait me prévenir que plonger en lui était tout autant une folie que de sauter dehors. À tâtons, ses main cherchèrent les miennes, fouillant la surface chambardée du lit et, comme il se rapprochait de moi, je remarquai qu’il n’avait plus son parfum habituel. Une sueur souffreteuse avait remplacé les fleurs des champs. Profitant de mes égarements olfactifs, sa main parvint enfin à m’agripper, se posant sur ma jambe qui ne s’était pas méfiée. Il voulait que je le reprenne contre moi, que je stimule le courant de la raison dans ses veines comme je l’avais fait quelques minutes plus tôt.

Et puis quoi encore ?

Je me levai rageusement du lit, sans m’émouvoir de la griffure que me firent ses ongles quand je lui échappai. J’allai me débarrasser de mon manteau que je portais toujours, n’ayant évidemment pas pris le soin de le retirer avant de me précipiter sur lui. Mais avant de l’ôter, je fouillai dans la poche pour en sortir la commande que j’étais passé récupérer chez le serrurier en rentrant. Je la jetai entre ses mains que je soupçonnais toujours avides d’attraper quelque chose, le gratifiant au passage d’une remarque sarcastique :

- La prochaine fois que tu voudras sortir te promener, tu pourras utiliser la porte, maintenant.

Comme je m’y étais attendu, ses doigts avaient ramassé immédiatement l’objet abandonné à leur prédation et l’avaient élevé à hauteur de son visage en le faisant cliqueter.

- C’est…

- Un double des clés. J’ai pensé que ça te serait utile. Ça fait plus d’une semaine que tu vis cloîtré ici. Je comprends que tu ne veuilles pas m’accompagner à la fac, mais faudrait pas que tu t’empêches de sortir juste parce que tu ne peux pas fermer derrière toi.

Sacha n’écouta pas la fin de mon discours qu’il eut l’air de trouver excessivement long. Sans prévenir et sans me laisser le choix, il me tomba dans les bras.

- Oh, Martin, merci ! Merci, merci, merci ! scanda-t-il à m’en étourdir.

J’encaissai ses effusions sans trop les comprendre. C’était déjà la cinquième année que j’occupais la chambre, le propriétaire avait confiance en moi : je lui avais raconté qu’une clé supplémentaire aurait été utile à mes parents lorsqu’ils me rendaient visite et il m’avait tout de suite donné l’autorisation de faire un double. Au final, cette babiole ne m’avait coûté qu’une dizaine d’euros. Mais il n’avait suffi que cela pour que l’ambiance dans la pièce change du tout au tout. Soudain, je rougissais comme un môme timide de cette proximité soudaine.

- Eh, calme-toi.

- Alors je peux vraiment rester ?

- Tu en doutais ?

Je sentis qu’il me serrait un peu plus fort et me demandai ce que j’avais bien pu faire pour lui laisser croire que j’attendais la première occasion de me débarrasser de lui. En cet instant, en effet, je cherchais à le décoller de moi, mais c’était pour le forcer seulement à s’asseoir sur le lit. Je pris moi-même place à ses côtés afin d’avoir une discussion posée.

- C’est toi qui ne voulais pas passer plus d’une nuit ici, au début.

- Je sais, mais…

Sur le point d’expliquer pourquoi il avait changé d’avis, Sacha se retint, incapable d’admettre sa vulnérabilité face au monde extérieur. À la place, il fit le fier :

- Je pensais que tu te lasserais avant moi.

- C’est vrai que tu m’énerves, des fois, dis-je, voulant être sincère, mais jamais j’aurais l’idée de te jeter dehors. Donc ne t’en charge pas toi-même, s’il te plaît.

Je lui adressai un petit sourire. La situation s’était suffisamment détendue pour que je réussisse à en plaisanter.

- Je t’énerve ? releva Sacha.

- C’est inévitable quand on vit à deux dans une chambre de cette taille, le rassurai-je quant à la gravité du dérangement qu’il me causait.

- Toi aussi, t’es chiant, répliqua-t-il.

Je m’apprêtais à répartir avec virulence quand il ajouta :

- T’es chiant quand t’es pas là.

- Pardon ?

- Même quand t’es là on dirait que t’es pas là.

Tout en disant cela, il acheva de remettre de la distance entre nous, reculant jusqu’à la tête du lit pour s’enfoncer, boudeur, dans un oreiller. C’était précisément ce genre de réactions qui m’énervaient le plus, chez lui.

- Excuse-moi d’avoir une vie en dehors de l’appart ! grognai-je.

Il ne broncha pas, s’obstinant à se presser contre le mur. Ce qui n’était pas normal, c’était que lui n’ait pas d’occupations extérieures.

- Tu te rends bien compte que, de nous deux, c’est toi qui te comportes le plus bizar… le moins... comment dire… le moins naturellement ? tentai-je de le secouer un peu, sans pour autant jeter de l’huile sur le feu.

- Je peux pas faire autrement, marmonna-t-il depuis sa barricade molletonnée.

Je poussai un long soupir :

- Déjà, si tu vivais pas en décalé, ce serait plus simple. Pourquoi tu passes tes journées à roupiller ?

- C’est l’habitude.

- Quel genre d’habitude est-ce que c’est ?

Je n’étais pas en train de le gronder, je désirais seulement lui faire prendre conscience de son relâchement pathétique, mais la façon dont je m’y prenais ne lui plaisait visiblement pas : s’il se redressa et se pencha vers moi, ce fut uniquement pour mieux m’incendier du regard. Certain que j’aurais eu tort, cependant, de lâcher l’affaire, je m’acharnai à le faire répondre :

- Sacha ?

Alors, sa rage ne fut plus uniquement un reflet rougeoyant au fond de lui, elle explosa au grand jour :

- Tu m’emmerdes avec tes questions à la con ! Va passer la nuit dehors et tu sauras ce que c’est, l’habitude de dormir le jour !

M’efforçant de laisser sa furie glisser sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard, je le poussai, imperturbablement, à la discussion :

- Tu ne veux pas plutôt m’expliquer ? Ce serait plus facile.

Devant ma ténacité, il retomba mollement sur son oreiller, semblant avoir perdu toute combativité en comprenant que ses dures paroles ne m’affectaient pas. Le silence retomba. Peut-être qu’il acceptait enfin de me parler, mais ne savait par où commencer. Je lui posai une autre question pour le mettre sur les rails :

- Comment est-ce que tu dormais, dehors ?

Il lui fallut du temps pour se décider et pour trouver ce qu’il allait dire. J’attendis patiemment. Enfin, son explication vint, prononcée d’une voix hésitante, comme s’il me révélait une chose inavouable :

- Le plus souvent, sur les bancs des parcs. Je m’arrangeais pour être dans des endroits où il y avait du passage.

- Tu étais plus à l’aise la journée ? résumai-je.

- J’avais moins peur, acquiesça-t-il.

- T’as jamais essayé d’aller dans des centres d’hébergement d’urgence ? l’interrogeai-je, pris par la curiosité.

Il émit un ricanement avant de répondre :

- Si, au début. J’avais encore un sac avec quelques affaires dedans, des vêtements, un porte-feuille. Je me le suis fait voler dans un de ces endroits. Ça craint trop, là-bas. De toute façon, y a presque jamais de place.

J’eus honte de ma réflexion et baissai les yeux, n’ajoutant rien pendant près d’une minute. Sacha, déjà, filait loin de la conversation délaissée. Ses doigts caressaient le bord du rideau qui n’avait pas été tiré. Puisque nous en étions aux confidences, il y avait une chose que je désirais toujours comprendre :

- Qu’est-ce que tu regardes par la fenêtre, en pleine nuit ?

Il haussa les épaules.

- Rien de spécial.

Je m’approchai légèrement pour contempler avec lui les toits de zinc percés de fenêtres rondes qui pour certaines laissaient voir la lumière allumée à l’intérieur des habitations.

- La première nuit, je me suis réveillé en ne me rappelant plus où j’étais.

Je ne m’attendais plus à ce qu’il s’exprime, encore moins d’une voix douce. J’en fus très surpris et plus encore lorsqu’il poursuivit, sans se détacher du rideau et de la vitre :

- En regardant par la fenêtre, je me suis souvenu que j’étais chez toi, c’est-à-dire au même endroit que la nuit d’avant, mais cinq étages plus haut. C’était vraiment bizarre. C’est stupide, mais j’avais l’impression de m’être envolé. D’ailleurs, je me suis senti stupide en pensant ça. Pour être excité par la simple idée de dormir au-dessus du sol, il faut vraiment que je sois devenu…

Lui-même ne savait pas. Ce devait juste être une douleur profondément enracinée.

J’empoignai moi-même le rideau et le tirai brusquement pour mettre une barrière à son imagination.

- Te prends pas la tête, lui lançai-je fermement. C’est fini, tout ça. Tu n’auras plus jamais à dormir dans la rue, ni de jour, ni de nuit.

J’effleurai du regard son visage, depuis sa tempe jusqu’à son menton, comme une caresse rassurante.

- T’es ici, maintenant, continuai-je. Il ne t’arrivera rien. Tu comprends ?

Il hocha la tête, l’air pas très sûr de ce que je venais de lui dire. Il était évident qu’il n’allait pas pouvoir rester éternellement dans cette chambre. Qu’arriverait-il quand il franchirait le pas de la porte ? Où irait-il ? « Ça va aller », voulais-je lui dire, sans que les mots trouvent le chemin direct.

La literie était douce sous nos corps. Je comprenais que Sacha ait voulu se réfugier dans l’oreiller.

- Quand j’étais en sixième, dis-je en frôlant les méandres de douceur laissés par la lampe sur le tissu, il y avait un prof qui me terrifiait. Ça peut paraître puéril avec le recul mais, à l’époque, c’était une véritable hantise. La veille des jours où j’avais cours avec lui, je suppliais mes parents de me garder à la maison, et puis j’allais me coucher en pleurant, je me retournais dans mon lit pendant des heures sans trouver le sommeil. Et une fois, ma mère, en venant me border, m’a dit : ‘‘Ferme les yeux et regarde en avant, imagine le monde dans dix ans. Qu’est-ce que tu y vois ?’’

Sacha montra son impatience en gigotant, ne voyant pas où ma sentimentalité voulait en venir. Je me dépêchai de poursuivre, tâchant de retranscrire au mieux l’intonation maternelle que j’avais gardée en mémoire :

- ‘‘Tu vois cette silhouette, au loin ? C’est moi. C’est moi que tu vois, parce que peu importe la direction que prendra ton avenir, je serai là. À mesure que tu vas grandir et que le temps va passer, les vieilles difficultés surmontées et les nouvelles qui apparaîtront vont s’accumuler au point que tu ne pourras plus te rappeler clairement chacune d’elles. Les choses qui t’auront d’abord semblé très graves deviendront des choses futiles, oubliables. Le seul fait qui ne changera pas, c’est que je serai là pour te soutenir. Je serai toujours là.’’

Soudain, Sacha s’était figé. Frappé par mes paroles à un moment de mon discours, il avait cessé de se balancer sur le lit, ses yeux mêmes avaient cessé tout mouvement et commencé à se liquéfier, silencieusement, de chaque côté de ses joues. Je l’avais fait pleurer. J’en restai ahuri.

- Ah non, non, non ! m’exclamai-je. C’est interdit, ça ! Je t’ai pas raconté cette histoire pour te plomber !

Il ne fit pas mine d’essuyer ses larmes, les arborant comme l’étendard de son chagrin, mais renifla pour empêcher son nez de se mettre aussi à couler tandis qu’il s’expliquait :

- C’est le contraire, pour moi. Complètement le contraire ! Les personnes auxquelles je tiens disparaissent les unes après les autres. Y a que les problèmes qui restent toujours les mêmes. Les gens filent, ils sont comme toi, ils ont besoin d’avancer alors que moi… je stagne.

Pour être franc, j’avais beau me casser la tête, je ne parvenais pas à déterminer ce que j’allais faire de Sacha dans les mois à venir. Je n’entrevoyais pas le moyen pour lui de reprendre des études, ni de trouver un job, toutes choses que le vol de ses papiers compliquait encore. Sa situation inextricable et injuste me prit à la gorge dès que j’essayai d’y penser un peu. Je m’en voulus d’avoir inconsidérément évoqué devant lui la famille qui m’entourait. Avec douceur, je lui pris les mains comme il m’avait tout à l’heure prié muettement de le faire.

Parmi les idées que j’avais voulu lui transmettre, il y avait malgré tout une vérité dont j’étais certain : il n’était absolument pas seul. Même s’il ne les connaissait pas, une foule de gens se battaient dans le but que les laissés pour compte aient un jour une vie meilleure. J’étais de ces lutteurs et je me promis de redoubler d’efforts. Je pouvais au moins faire ça pour lui.

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Loutre
Posté le 02/01/2024
Hello again !

Ton récit continue d'explorer avec finesse les relations complexes entre tes personnages. Tu as réussi à approfondir la psychologie des personnages, en particulier celle de Sacha que je commence à trouver vraiment convaincant. La scène où il éclate en larmes est poignante. La manière dont tu décris ses émotions sans tomber dans le pathos excessif est vraiment réussie ; ça crée une connexion émotionnelle forte sans verser dans le mélodramatique.
À travers les pensées de Sacha sur la disparition des personnes auxquelles il tient et sa stagnation, tu touches à des thèmes sociaux importants. Cela enrichit la dimension sociale, comme si c'était un drame à la fois personnel et social. L'alternance entre le particulier et le général est bien géré. J'ai l'impression que c'est plus approfondi que dans la version précédente.

C'est pas toujours très subtil, par contre. Tout en préservant la nature réaliste de tes dialogues, tu pourrais envisager d'introduire des éléments de subtilité ou de non-dit. Cela pourrait ajouter une couche supplémentaire à l'interaction entre les personnages.

Hâte de voir comment cette histoire évolue !

A bientôt !
Saintloup
Posté le 10/01/2024
"Un drame à la foix personnel et social". Ca sonne bien. Oui, je crois que c'est tout à fait ça que je veux faire !

N'hésite pas à me dire précisément quels passages manquent de subtilité selon toi pour que je puisse corriger. En tant qu'auteur, on a tendance à manquer de recul sur son propre texte.
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