9 - Dîner ensemble

Sacha se leva à mon arrivée.

- On mange quoi, ce soir ?

Je me grattai le menton, embarrassé : les chips, tartines de confiture et autres inepties m’avaient complètement gavé.

- J’ai pas très faim, moi. Pourquoi tu m’as attendu ?

- Je savais pas ce que tu voulais manger…

- Ça, c’est ma réplique.

- Ta réplique ?

- Oui, ma réplique, confirmai-je en me baissant pour sortir une casserole dans laquelle lui mijoter son dîner. Et tu sais pourquoi tu n’es pas au courant que c’est ma réplique ?

- Euh… Non, répondit Sacha avec l’air de quelqu’un qui n’aime pas les devinettes.

- Parce qu’au lieu de te faire part de mes petites inquiétudes, je passe à l’action, l’éclairai-je en ponctuant ma déclaration d’un moulinet de ma casserole. Si je dois attendre que tu te décides et qu’on se mette d’accord sur un plat avant de le préparer, on n’est pas près de manger !

Je remplis la casserole d’un fond d’eau et, tout en fredonnant, partis à la recherche du panier-vapeur dont j’avais l’intention de me servir pour lui faire cuire des pommes de terre. C’est alors que Sacha s’écria dans mon dos :

- Je veux des pâtes à la crème !

Je me tournai vers lui, me cognant au passage la tête contre la porte du placard.

- Ah ? Des pâtes, ça te va ? lui demandai-je de répéter, car j’étais prêt à fournir l’effort d’une corvée d’épluchage.

- À la crème, précisa-t-il.

Je fus surpris par la dureté qu’il dégageait et par la contrariété qui perçait dans sa voix. C’était tout juste si des fumerolles n’accompagnaient pas ses mots, bien plus offensifs que les protestations de Lucas lorsqu’on critiquait sa série préférée. Une chose était sûre : l’assaisonnement n’était pas négociable.

- Ouais, si tu veux, l’apaisai-je tout en lançant un regard de perplexité à la casserole qui ne semblait pas plus que moi en mesure d’expliquer l’emportement du gamin.

J’échangeai les pommes de terre contre le paquet de spaghettis. Telle une rafale de vent, Sacha fondit sur le réfrigérateur d’où il sortit non seulement le pot de crème, mais encore une barquette de champignons et un oignon. Je regardai les deux derniers ingrédients sans comprendre. Sacha se tendit un peu plus, je me reculai, légèrement inquiet. Il prit l’oignon et le reposa devant moi, à l’endroit où je m’étais déplacé. Je me décalai un peu plus, il m’imposa encore le bulbe en le collant carrément contre mon torse. Alors, comme je clignais des yeux, sentant à l’avance l’oignon me les piquer, il relâcha tout d’un coup la pression dans un soupir exaspéré, l’air d’avoir saisi que j’étais tout simplement trop bête pour que ses tentatives d’intimidation aboutissent.

- Ok, laisse-moi faire, lâcha-t-il en me poussant hors de l’espace cuisine.

Je suivis ses mains du regard, frissonnant tandis qu’il dégainait un couteau du tiroir et commençait à peler son oignon. Sa cadence endiablée ralentit progressivement. Dans un claquement, il fendit en deux le bulbe débarrassé de sa peau. La lame appuyée sur l’une des deux moitiés, tout à coup, vacilla. Il avait légèrement relâché sa prise sur le manche, l’air de regretter son emportement. Cependant, son hésitation ne dura pas longtemps. Conforté dans son idée après une courte réflexion, il reprit sa cuisine, quoique traitant mon couteau avec un peu plus d’égard.

Il coupa des lamelles d’oignon, les mit dans une poêle, fit de même avec les champignons après les avoir rincés. Peu à peu, je commençais à comprendre où il voulait en venir. Son front débarrassé de sa noirceur passagère était concentré sur ses gestes économes mais redoutablement efficaces. L’eau de la casserole s’étant mise à bouillir, il y plongea les pâtes sans cesser de remuer la garniture dans la poêle. Sacha s’était métamorphosé. Il avait quelque chose d’attirant.

J’ignorais qu’il savait cuisiner. C’était la première fois que je le voyais se lancer dans une préparation. J’avais beau le laisser seul toute la journée, presque rien ne disparaissait du frigo, comme s’il ne savait que faire de son contenu. Ou alors, c’était qu’il n’osait pas se servir…

En quelques minutes, une délicieuse odeur se répandit dans toute la pièce. Mon estomac se contracta et mes glandes salivaires devinrent esclaves de la faim.

- Finalement, je peux en avoir aussi ? gargouillai-je honteusement.

Sacha ne répondit pas, mais au moment de servir, il me mit dans les mains une seconde assiette, avec un petit sourire aux lèvres. Je pris place sur le lit, tandis qu’il s’asseyait sur la chaise de bureau.

- T’as passé une bonne journée ? l’interrogeai-je en me saisissant de mes couverts avec une extraordinaire bonne humeur.

Puisqu’il avait préparé le dîner, il me revenait le rôle de l’animer. Mais Sacha, pour la seconde fois de la soirée, me regarda comme si j’étais un demeuré. Il leva les yeux au plafond, chassant ce germe inintéressant de conversation pour le remplacer par un autre de son initiative :

- Tu peux pas te contenter de jeter une patate dans une casserole.

- Pitié, je croirais entendre ma mère !

- Tu ferais bien de l’écouter. C’est à cause de gens comme toi que les pupilles de la nation mangent toujours les même choses insipides.

Il pointait sur moi sa fourchette d’un air accusateur.

- Ma cuisine est mauvaise à ce point ?! m’exclamai-je, froissé. Tu me l’as jamais dit avant !

- C’est pas comme si tu m’avais demandé mon avis.

Sacha avait répliqué d’un ton posé et subtilement sarcastique qui contrastait avec mon transport d’émotion. Il afficha un sourire qui découvrit ses canines, moqueuses. Malgré la légèreté qu’il faisait mine d’afficher, les traits de son visage conservaient, comme un mauvais souvenir, les traces de la colère qui l’avait traversé. Je préférai expliquer mon point de vue afin de dissiper tout malentendu :

- C’est juste que je ne suis pas porté sur la nourriture. Tu connais l’adage ? ‘‘Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.’’

Il n’allait tout de même pas me reprocher ma modération ? J’attendis sa réponse avec circonspection, pressentant qu’il aurait le mot pour me faire sentir à côté de la plaque.

- Au moment où tu t’es gamellé sur moi, la semaine dernière, t’étais en train de crier un truc sur la reconnaissance du travail.

Les spaghettis glissèrent de ma fourchette. Je fixai Sacha, interloqué. Il piqua quant à lui un champignon dans son assiette, l’éleva juste devant mes yeux.

- Ta parole vaut rien si toi-même tu montres pas de considération pour le travail des gens. Tes champignons sont pas arrivés tout seuls dans ton assiette, ils ont pas poussé au supermarché. Donc prends le temps de les apprécier.

Ne sachant que répondre à cela, je restai à le dévisager pendant que mon dîner refroidissait. Il croqua son champignon d’un air entendu. Mais soudain, son bras s’immobilisa et sa fourchette resta coincée entre ses dents.

- Qu’est-ce qu’il y a ? m’inquiétai-je.

Il posa ses couverts et renifla le bout de ses doigts.

- J’ai les mains qui sentent l’oignon, s’attrista-t-il.

Je ne pus retenir un éclat de rire tant son expression était amusante.

- À propos de manif, repris-je, contrôlant mes excès de liesse, faut que je commence à préparer mes affaires pour demain.

- T’y vas tous les samedis, ou quoi ? maugréa Sacha.

Il s’était remis de l’odeur de ses doigts et me toisait de nouveau avec une mine sombre.

- Oui, répondis-je, en baissant les yeux sur mon assiette, que j’avais encore à peine touchée.

Je feignis d’être soudain absorbé par son contenu pour ne pas le regarder en face. Après avoir aspiré le dernier spaghetti, je déposai la vaisselle dans l’évier et me mis en besogne de rassembler le nécessaire pour la journée du lendemain. Cependant, un objet essentiel demeurait introuvable. Entre temps, Sacha termina lui aussi son repas et s’aperçut que je tournais en rond.

- Tu cherches quelque chose ? s’étonna-t-il.

- J’arrive pas à mettre la main sur le sac que j’utilise d’habitude.

Sacha déposa son assiette par-dessus la mienne, avec un empressement et une indélicatesse tels que je craignis une seconde qu’il n’ait cassé quelque chose.

- Doucement ! Qu’est-ce qui te prend ? m’enquis-je depuis le bureau dont je m’étais mis à fouiller les tiroirs, cachettes improbables pour un sac de cette contenance.

- Je vais t’aider, dit-il.

Je le laissai se joindre aux recherches, touché par son attention. Hélas, au bout de cinq bonnes minutes de fouilles infructueuses, il balaya mes derniers espoirs en sortant la tête de l’espace sous le lit qu’il venait de sonder à quatre pattes :

- Rien ici non plus.

Il s’assit sur les couvertures et je me laissai tomber à côté de lui en poussant un soupir agacé, chiffonné par cette histoire de sac.

- T’es obligé d’y aller ? demanda-t-il d’une petite voix.

- Oh, tu sais, on n’est jamais obligés à rien. On n’est pas obligés de se battre pour nos droits. On peut laisser les politiciens et les oligarques nous la mettre bien profond.

Il se releva avec brusquerie et se fâcha :

- Ça va, pas la peine de s’énerver !

Pas loin de gonfler les joues et de serrer les poings, il s’exprimait comme un enfant boudeur et capricieux. Ses petites sautes d’humeur commençaient à me taper sur le système. Comment pouvait-il me reprocher mon irritation quand il avait lui-même bouillonné de l’intérieur la moitié de la soirée ?

- C’est toi qui m’as l’air bien énervé, ce soir, le rabrouai-je. Tu n’aurais pas besoin d’aller prendre un peu l’air ?

À ces mots, ses traits coléreux se muèrent en une expression alarmée. Semblant se rendre compte de sa violence injustifiée, il se força à détendre ses muscles, à inspirer calmement.

- Je peux venir avec toi, demain ? tenta-t-il de revenir vers moi, amicalement.

Malheureusement, il n’était pas question qu’il rencontre Raph maintenant.

- Non ! assénai-je.

Instantanément, la colère rappliqua dans son cœur. Je le vis aux veines de son cou qui gonflèrent subitement, comme si quelque chose ne passait pas, en travers de sa gorge. J’avais été trop brutal.

- T’as vu comment ça s’est terminé pour toi la semaine dernière ? le raisonnai-je tandis qu’il me tournait le dos, décidé à mettre de la distance entre lui et moi.

Trop tard. Il claqua la porte des toilettes, appelant en moi une nouvelle émotion :

- Je voulais y aller aussi !

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Baladine
Posté le 26/11/2023
Salut !
Je continue ma lecture avec plaisir !
J'ai eu une petite lenteur à comprendre le dialogue du début ("ça, c'est ma réplique"), mais enfin c'est venu plus tard et c'est peut-être que je n'étais pas concentrée.
J'ai de plus en plus de sympathie pour Sacha, tandis que Martin commence à m'énerver à ne pas assumer sa présence juste parce qu'il a une petite attirance pour lui.
Ca avait l'air bon, ce dîner. Je vais voir la suite et je reviens :)

A très vite !

Et puis aussi :
- quoique traitant me couteau avec un peu plus d’égard. => il y a un "me" qui s'est pris pour un "mon" !
Saintloup
Posté le 27/11/2023
Coucou ^^

C'est vrai que Martin met du temps à expliquer ce qu'il veut dire par "ma réplique". Je verrai si je garde tel quel ou pas.

Le problème d'un secret, c'est que plus on attend, et plus ça devient compliqué d'en parler. J'espère que tu arriveras à supporter Martin encore un petit peu. Promis, il va finir par faire des efforts, mais il a du mal à prendre la mesure de la solitude de Sacha parce qu'il ne comprend pas ce sentiment.

Merci de relever les coquilles, je vais coriger.
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