Chapitre 3 : Les rapaces
Sentinelle (II)
Debout au milieu de l’arène, paré à bondir, Mevanor avait un peu froid. Le garçon aux cheveux bruns bouclés à côté de lui aussi, s’il se fiait à ses tremblements. Ou peut-être était-il simplement effrayé à l’idée de voir les battants de bois s’ouvrir.
Mevanor reporta son attention sur le portail en face de lui, au fond du cercle de sable à ciel ouvert sur lequel il se trouvait. Même à travers les solides planches, il parvenait à entendre le râle rauque et agacé des bêtes. Demka, à sa gauche, agrippait fermement sa lance des deux mains, concentrée comme lui sur les portes encore closes derrière lesquelles leurs adversaires s’impatientaient. Quelques officiers se tenaient dans leur dos, en haut de l’estrade, préparés à intervenir si la situation venait à échapper aux jeunes sentinelles. Quelques-uns de leurs camarades occupaient les gradins tout autour du terrain d’entraînement. À cause des rapaces qui tournoyaient toujours dans le ciel au-dessus de la forêt, leur public était bien moins nombreux qu’à l’ordinaire, ce qui ne déplaisait pas à Mevanor.
Conscient que s’il s’attardait trop longtemps sur les grognements derrière les portes, l’angoisse le gagnerait sûrement, il s’efforça de vider son esprit. Un cliquetis métallique le ramena à la réalité puis les battants, enfin libérés des deux chaînes d’acier qui les retenaient, s’écrasèrent lourdement au sol. Le nuage de poussière soulevé par l’impact des pans de bois sur le sable cacha un instant la vue de Mevanor, puis les trois phacochères surgirent dans une course effrénée. Les créatures s’arrêtèrent à une dizaine de pas des sentinelles, comme pour se laisser le temps de jauger leur réaction.
Il s’agissait de bêtes d’élevage, capturées dans la forêt, reproduites en captivité puis dressées pour attaquer sans relâche. Leurs défenses étaient sciées pour en diminuer la dangerosité. Parmi toutes celles qui vivaient à l’ombre des arbres pétrifiés, cette espèce était la seule comestible pour l’homme, et la moins agressive. Un bon compromis pour tester les aptitudes au combat des sentinelles, un exercice auquel Mevanor avait assisté, et pris part, un certain nombre de fois déjà.
Alors qu’il s’égarait à nouveau dans ses pensées, l’un des phacochères chargea tout droit sur le garçon brun dont il ne connaissait pas le nom. Laissant à son camarade le soin de neutraliser la première bête, Mevanor s’avança prudemment vers les deux autres pour les inciter à reculer. Ils devaient diviser leurs adversaires s’ils voulaient les mettre hors d’état de nuire ; un seul homme ne pouvait faire le poids contre trois de ces monstres.
— Non ! s’écria soudain Demka.
Mevanor tourna instinctivement la tête vers son amie, dont les yeux écarquillés fixaient un point derrière lui. Suivant la direction de son regard, il s’aperçut que le phacochère venait de renverser la sentinelle inconnue et commençait à piétiner son torse recouvert d’une cuirasse épaisse. Le garçon ne bougeait pas, probablement s’était-il évanoui face à la vision de l'animal s’élançant vers lui.
— Je vais distraire ces deux-là, indiqua Mevanor à Demka. Occupe-toi de l’autre !
Il se rapprocha du plus petit des bêtes restantes, sa lance fermement agrippée dans sa main gauche pour le maintenir à distance. Son bras tremblait un peu sous le poids de l’arme, peu habitué à manier une lame. De sa main droite, plus habile, il tenait son couteau, prêt à le lancer sur le deuxième phacochère dont il surveillait du coin de l’œil les moindres mouvements. Mevanor continua à se déplacer jusqu’à se trouver entre ses assaillants et ses compagnons, à qui il tournait le dos. S’il arrivait à rester suffisamment près des deux bêtes, elles ne chargeraient probablement pas, faute d’élan. Pourtant, la plus petite se décida enfin et se mit à foncer vers lui tête baissée. Le jeune homme parvint de justesse à l’esquiver, mais, déséquilibré, tomba à genoux, pendant que son adversaire finissait sa course contre l’estrade de pierre derrière lui. Le phacochère, à moitié sonné, poussa un grognement. Alors que Mevanor essayait de se relever, le deuxième profita de son inattention pour fondre sur lui. Par réflexe, il lâcha son couteau pour empoigner sa lance à deux mains et la pointer droit devant lui, vers la bête qui s’empala sur son arme. L'animal s’écrasa sur lui, son poids le faisant tomber à la renverse. Il sentit une vive douleur dans son nez, un liquide chaud sortir de ses narines jusque dans sa bouche. Le goût du sang sur ses lèvres lui souleva le cœur. Un râle s’éleva au-dessus de lui et il se dégagea de la créature alors qu’elle rendait son dernier souffle.
Un de moins.
Jetant un regard à ses compagnons, il vit que le premier phacochère gisait aux pieds de Demka. La jeune femme boitait un peu et du sang coulait le long de sa cuisse. Le garçon brun, de nouveau sur ses jambes, semblait sur le point de vomir.
Près de Mevanor, un grattement de sabots sur le sol de l’arène le fit tourner la tête. Leur dernier adversaire, à une dizaine de pas sur sa droite, frottait ses pattes avant dans le sable, ses petits yeux noirs fixés sur lui. Mevanor tira un grand coup pour dégager sa lance, sans succès. Fouillant dans la poussière, il parvint à retrouver sa dague, poisseuse du sang de la bête éventrée. Il se releva juste au moment où la troisième bondissait vers lui.
— Je vous le ramène ! cria-t-il à ses camarades. Tuez-le !
Il se mit à courir de travers, changeant brusquement de direction tous les cinq ou six pas, pendant que l'animal s’élançait à sa poursuite. Chacun de ses deux compagnons fonça vers le phacochère, la prenant en tenaille, et Demka sauta pour lui planter profondément son arme dans l’omoplate. La créature s’écroula en hurlant, sous les applaudissements des quelques sentinelles venus assister à leur entraînement.
Plus tard, alors que tous les spectateurs avaient quitté l’arène, que Mevanor s’efforçait tant bien que mal de dégager sa lance et qu’un médecin inspectait les blessures de son amie, leur instructeur descendit de l’estrade pour donner son avis sur leur prestation. Il félicita Demka, lança un regard affligé au garçon inconnu brun qui ne parvenait pas à détacher les pupilles des phacochères morts, et s’avança vers Mevanor, à qui il reprocha simplement d’avoir dû abandonner son arme en plein combat et recommanda d’aller se nettoyer le visage.
Accompagné de Demka, le jeune homme sortit peu après du terrain d’entraînement. L’arène se situait hors des murs de la ville, juste devant la porte Nord qui permettait d’accéder au quartier Kegal. Elle servait la plupart du temps de lieu d’exercice pour les sentinelles et les soldats, mais accueillait des événements culturels plus joyeux certains soirs d’été.
Son frère les attendait dehors et Mevanor savait qu’il n’avait rien raté de leur affrontement.
— Un chacun, commenta simplement Bann quand ils arrivèrent à sa hauteur.
Demka leva les sourcils d’un air outré.
— J’en ai eu deux, corrigea-t-elle.
— Il y en a un qui t’a eu aussi, ricana son compagnon en désignant sa jambe bandée, ça s’annule. Et toi Mev, prends une lance de rechange la prochaine fois !
Les joues un peu rouges, le cadet se força à esquisser un sourire devant la remarque moqueuse de son frère. Son nez gonflé le faisait atrocement souffrir et le sang séché dans ses narines l’obligeait à respirer par la bouche. Bann pouvait bien plaisanter, car contrairement à Mevanor, il n’aurait plus à subir ces entraînements encore longtemps. Il aurait terminé son service chez les sentinelles à la fin de l'été et rejoindrait la milice de leur quartier, où ils avaient tous les deux effectué leur apprentissage. Milicien dévoué, c’était le rôle que leurs parents attendaient de leur aîné et héritier. Plusieurs années auparavant, Mevanor avait quant à lui rêvé de patrouiller avec les éclaireurs. Son frère avait réussi à le dissuader et à le convaincre de le suivre dans la milice, lui promettant un poste de conseiller une fois devenu administrateur. D'ici là il devrait patienter toute une année chez les sentinelles, seul.
Demka les abandonna juste après avoir franchi les portes de la Cité pour filer rejoindre son petit ami du quartier Nott avant la tombée de la nuit. La respiration sifflante du nez de Mevanor accompagnait leur discussion. Alors qu’ils tournaient dans la rue principale du quartier, une voix les interpella. De l’autre côté de la place, Ada leur faisait de grands signes, suscitant des regards intrigués chez tous les passants. Elle était escortée de Clane, la fille du meunier. Un peu plus âgée que leur sœur, elle semblait gênée par l’attention soudaine qui leur était portée. Mevanor sentit son cœur bondir dans sa poitrine quand elles s’approchèrent et que la jeune femme leur adressa un sourire timide.
Il oublia de respirer pendant un instant.
De près, il ne put s’empêcher d’admirer la façon dont ses longs cheveux blonds flottaient sur le tissu bleu de sa robe, assortie à ses yeux en amande. Son décolleté encadrait une fine chaîne dorée posée sur sa gorge, au bout de laquelle pendait l’emblème du Fleuve. Le pendentif représentait des ondulations dans un cercle d’or incrusté de saphirs. La délicatesse de l’ouvrage laissait deviner son coût élevé, ce qui rendit Mevanor perplexe. Comment Clane, qui devait travailler au moulin, en plus de son service aux hospices, pour aider son père à joindre les deux bouts, avait-elle pu s’offrir un bijou aussi raffiné ?
Il baissa les yeux vers ses propres vêtements et le rouge lui monta aux joues en découvrant un vieux pantalon troué aux genoux qui n’avait même pas dû être en bon état au début de la journée et une chemise tachée de sang. Il regrettait un peu de paraître devant la jolie jeune femme dans un si piteux accoutrement, sans parler de son nez cassé, gonflé et certainement violacé.
Ses réflexions intérieures lui avaient fait perdre le cours de la conversation. Il cligna des paupières trois ou quatre fois, autant pour détourner son esprit de la vue de Clane que pour rassembler ses pensées.
— Vous étiez en train de rentrer à la maison ? demanda Ada.
— Oui, Mev a bien besoin de se laver. Je passerai chez toi plus tard, ajouta Bann en direction de Clane, qui acquiesça timidement.
Mevanor tourna la tête, comme pour se forcer à occulter ce qui s’était déroulé pendant qu’il n’écoutait pas. À son grand désespoir, leur sœur paraissait résolue à voir Clane au bras de leur frère aîné pour la fête du Vent et avait réussi à lui faire accepter un rendez-vous avec la meunière. Le cadet fixa ses pieds et laissa échapper un soupir auquel personne ne porta attention.
Ada annonça qu’elle finissait le trajet avec eux pendant que son amie blonde, le visage légèrement rose, partait précipitamment dans la direction opposée.
— D’où sort-elle ce pendentif ? glissa Bann lorsqu’elle se fut suffisamment éloignée pour ne plus les entendre.
Sa sœur leva les yeux au ciel dans une expression exagérément dramatique.
— Je n’ai pas réussi à obtenir une explication ! Je pense qu’elle cache un admirateur secret. Tu devrais faire attention, Bann.
Ce dernier haussa les épaules, visiblement indifférent à la question. Pour en avoir déjà parlé avec lui, Mevanor savait que son frère n’éprouvait aucun intérêt pour Clane. Il émit un claquement de langue irrité. Il ne comprenait pas pourquoi Bann ne mettait pas un terme au petit manège d’Ada.
— Je ne suis même pas certain d’assister à la fête du Vent cette année, ajouta-t-il pour clore la discussion.
— Vous nourrissez d’autres projets, c’est ça ? rétorqua Ada d’un ton aussi accusateur que ses pupilles qui allaient et venaient entre les deux garçons.
Discrètement, Mevanor tourna les yeux sur Bann, qui se contenta de lever un sourcil interrogateur. Elle poursuivit devant leur silence.
— Figurez-vous, mes très chers crétins de frères, que Clane et moi avons fait une découverte des plus surprenantes dans le grenier tout à l’heure, quand je l’ai aidée à monter sa livraison de sacs de farine.
Elle marqua une pause théâtrale et les dévisagea l’un après l’autre. Mevanor déglutit difficilement, mais Bann restait stoïque. Comme ils ne réagissaient toujours pas, elle reprit.
— Nous avons donc trouvé là-haut des cordes, des armes, des couvertures et assez de provisions pour camper dans les combles plusieurs jours. Bien entendu, on s’est demandé à quoi pouvait servir tout ce barda… C’est marrant, parce qu’on dirait vraiment que deux personnes se préparent à faire quelque chose de très stupide. Vous voyez où je veux en venir, ou je continue ?
À nouveau, Bann haussa les épaules. Il n’avait pas du tout l’air inquiet. Mevanor savait pourquoi : ils avaient prévu cette éventualité. Cela ne l’empêchait pas de se sentir un peu mal à l’aise à l’idée de mentir ouvertement à sa petite sœur.
— On va te raconter, capitula Bann, si tu promets…
— Pas un mot à papa et maman, comme d’habitude, coupa Ada. Alors, quelle est votre idée de génie, cette fois ?
— On a décidé de partir en bateau pour explorer les ruines en amont de la Cité. On grimpera au sommet de la vieille tour, pour avoir une vue d’ensemble de la vallée. Mev veut faire des croquis.
Il avait énoncé son mensonge si calmement, d’un ton tellement convaincant que Mevanor l’aurait presque cru. Pendant un instant de flottement, il lui sembla que leur sœur était dupe, puis elle les fusilla du regard.
— Et vous comptez vous enfiler pour plusieurs jours de bouffe avec vos dessins ? Et vous battre contre des fleurs ? Parce que vu le stock de flèches… Super pour les parents votre petite histoire de tour en ruine, mais on sait tous les trois que c’est du baratin. Vous me prenez pour une cruche ou quoi ?
À ce moment-là seulement, Bann sembla perdre un peu de sa sérénité. Mevanor et lui restèrent face à leur benjamine, sans un mot, comme si une justification fulgurante pouvait les frapper d’un instant à l’autre. S’ils ne bougeaient pas, peut-être finirait-elle par laisser tomber et oublier tout ça ?
— Vous allez me raconter la vérité, sinon je balance tout aux parents, lança Ada comme ultimatum après un long silence.
— On part explorer le gouffre, lâcha enfin Mevanor dans un murmure.
Sa petite sœur blêmit, tandis que leur aîné entreprenait de lui donner plus de détails.
— Vous êtes devenus fous ? s’exclama-t-elle en lui coupant la parole. Depuis que l’humanité existe et vit en ces murs, des abrutis dans votre genre partent régulièrement à l’exploration des limites de la vallée, du gouffre, de la forêt. Et ils se font chaque fois dévorer par les bêtes ou par le Fleuve !
— Écoute, répondit calmement Bann, on sait ce qu’on fait. On a lu les récits de ceux qui sont revenus et…
— Donc vous savez mieux que moi que rien ne vous attend là-bas, à part la mort. Ce sont les enfers qui se trouvent au fond du gouffre. Et vous allez vous y rendre en toute connaissance de cause. Beau programme. Mais pour qui vous vous prenez ? Vous vous pensez tellement plus intelligents et forts que tous les écervelés des siècles derniers ?
Bann ne répondit pas tout de suite. La colère et la peur transformaient le visage rond de leur sœur, des larmes commençant même à perler aux coins de ses yeux.
— À notre âge, déclara l’aîné d’un ton grave, papa avait déjà vaincu le Général Brador et contré sa tentative de coup d’État. Il aurait pu devenir Gouverneur si Nedim n'avait pas pris la place. Papa a eu sa chance de montrer sa valeur quand la ville a eu besoin de lui. Aujourd’hui, qu’on nous laisse en faire autant !
Alors qu’Ada ouvrait la bouche pour répliquer, il enchaîna, répétant un à un les arguments qu’il avait avancés à Mevanor une sizaine plus tôt. Ce n’est que quand il lui parla de la rengaine morose qui entraînait la Cité année après année que l’expression de leur petite sœur changea. Elle sembla un instant déboussolée, puis triste.
— C’est vrai que chaque hiver ressemble à un autre hiver et chaque été ressemble à un autre été, murmura-t-elle. Mais je ne vois pas…
— Imagine seulement, intervint Bann précipitamment, comme tout serait différent si on trouvait autre chose que les enfers au fond du gouffre ! Des galeries souterraines à explorer, peut-être même le bout du monde !
Ada soupira.
— Vous pensez vraiment que c’est possible ? demanda-t-elle doucement.
— Le Fleuve va forcément quelque part, asséna le plus âgé comme un mantra.
La jeune fille hocha la tête lentement. Visiblement, le discours de son frère commençait à la convaincre. Mevanor se retint de nuancer son enthousiasme.
— On s’était dit qu’on partirait avant la fête du Vent, mais avec tous ces rapaces qui volent près de l’entrée du canyon, ce serait suicidaire de quitter la ville maintenant, dit-il simplement.
— Nous attendrons juste qu’ils disparaissent, renchérit Bann. Ces oiseaux ne vont pas rester éternellement aux abords de la Cité, et nous devons absolument y aller tant que le temple du Fleuve n’est plus occupé et les prêtresses pas encore remplacées. D’ici là, il faut que tu n’en parles à personne, tu es la seule à être au courant.
— Tu oublies Clane ! Elle aussi a vu vos préparatifs. Elle va me poser des questions.
Les deux garçons échangèrent un regard.
— On compte sur toi pour lui raconter notre projet de croquis de la tour en ruine, déclara Bann pour mettre fin à la conversation.
En silence, ils se remirent en route vers la maison familiale. Dans les rues à présent désertes régnait une agréable odeur de pain. Ou de foin ? Mevanor palpa précautionneusement du bout des doigts son nez cassé. Il lui semblait qu’il ne recouvrerait jamais entièrement son odorat.