Rapidement, mes doigts commencèrent à s’engourdir inexplicablement. Il n’y avait aucune preuve physique autour de moi que l’air venait de se refroidir subitement, il s’agissait de mon corps, et exclusivement de ce dernier. Je lâchais mon sac à main qui tomba lourdement sur le sol et reculais d’un pas. Mes muscles me faisaient mal, mes jambes semblaient même souffrir de devoir porter mon propre poids. J’essayais alors de forcer mon corps à se détendre, de le faire arrêter de trembler en calmant ma respiration, mais l’exercice était loin d’être simple.
— Va-t’en ! Je te connais pas ! Tu fais peur ! s’écria l’enfant qui se tenait à quelques mètres de moi.
Je relevais doucement la tête, faisant tout mon possible pour ignorer le froid qui me saisissait. J’essayais de convaincre mon esprit qu’il s’agissait d’une illusion, d’une simple impression, d’une vision de mon subconscient. Ce froid ne pouvait pas être réel, et je fis rapidement le lien avec ce que je savais déjà. À tous les coups, il s’agissait d’une Emprise qui agissait sur mon cerveau, du genre dont m’avait parlé Hélène.
Et l’histoire d’un marin mort de froid me revint subitement en mémoire. Au collège, j’avais lu une histoire fascinante dans un livre de psychologie. Un jeune mousse embarqué sur un cargo réfrigéré, avait été retrouvé mort de froid, après s’être enfermé par accident dans l’un des conteneurs. Cependant, la chambre froide en question avait été inactive du début à la fin du voyage, car elle ne contenait aucune marchandise. Ce pauvre marin était mort d’engelure et de lésions causées par le froid, uniquement parce que son cerveau était convaincu de se trouver dans un congélateur géant.
Cependant, même forte de ce savoir, j’avais du mal à lutter contre cette sensation. Je la repoussais tant bien que mal, mais sans jamais réussir à la chasser. Nul doute que l’Emprise de ce jeune garçon était tout aussi inextricable que les autres.
— A-arrête ça tout de suite ! réprimandais-je d’une voix marquée par des frissons de froid. Je ne peux pas m’en aller si tu ne me laisses pas bouger !
— Non ! Va-t’en ! Va-t’en va-t’en va-t’en ! criait-il de plus en plus fort.
Et cela eut pour seul effet d’accentuer la sensation de froid qui me paralysait. Mon esprit n’était pas assez fort pour lutter contre l’étrange pouvoir de ce garçon. Il fallait donc que je parvienne à le convaincre d’arrêter, mais je ne savais pas comment faire. Visiblement, il ne voulait pas communiquer avec moi, il avait bien trop peur, pour une raison qui m’échappait. Un petit garçon aux cheveux châtains coupés au bol, habillé d’une salopette et d’un pull. Pour ce qui était de savoir ce qu’un garçon aussi jeune faisait ici, c’était le dernier de mes soucis.
Cédant à la sensation glacée qui continuait de pulser dans mon corps, je tombais à genoux en essayant d’amortir ma chute avec mes mains. Et mes doigts et mes paumes gelés protestèrent immédiatement en m’envoyant une décharge de douleur.
Peu importait que je tire les manches de ma chemise blanche, jusqu’à mes poignets, peu importait que je serre autour de moi mon veston beige, le froid semblait ramper sous ma peau.
Si je me mettais davantage en colère contre le garçon, cela ne ferait qu’empirer son Emprise. Je pouvais essayer de l’atteindre au plus vite et de le faire cesser, mais comment ? Je ne savais pas comment il fonctionnait. Il ne semblait pas devoir me regarder pour activer son pouvoir, et vu la façon dont il paniquait, il ne semblait pas non plus avoir besoin de se concentrer. Nul doute que son Emprise prenait appui sur ses émotions, et je ne pouvais rien faire pour les stopper. Cependant, l’idée me traversa de tenter de l’assommer tout simplement, mais je ne savais ni comment faire, ni si j’en aurais la force. Et puis, je me refusais à frapper un enfant.
Les battements de mon cœur défilèrent rapidement : croche, noire, demi-soupir, croche, noire… parfois en crescendo, parfois en diminuendo, mais toujours irréguliers.
— Comment tu t’appelles ? lui demandais-je de la voix la plus calme possible.
— Va-t’en...! répondit le gamin en cachant son visage derrière les bandes dessinées qu’il tenait toujours, l’une d’elles laissant voir une jeune femme en tailleur rouge. Va-t’en… répéta-t-il.
Le froid continuait toujours, mais il avait cessé de s’amplifier. Mon cœur reprit un rythme stable, mais toujours un peu trop rapide.
— Je suis juste une étudiante, dis-je en tapotant mes doigts tremblants de froid contre ma poitrine. Juste une étudiante, je ne te veux pas de mal.
— Tu es pas ma sœur ! conclut-il tandis que le froid se renforçait, ne semblant même pas m’écouter.
Cette fois-ci, je pris une grande inspiration et soufflais profondément, les deux mains posées sur le sol, les genoux et les orteils douloureux. Cependant, je ne laissais pas tomber, il fallait que je finisse par savoir communiquer avec lui avant de mourir de froid.
— Tu aimes les bandes dessinées ? demandais-je en articulant de mon mieux malgré ma voix tremblante.
L’enfant me lança un étrange regard, puis retourna se cacher derrière ses possessions.
— Elles sont à moi ! lança-t-il.
— Elles ont l’air très bien, continuais-je sans trop me démonter, ou en tous cas le moins possible.
— Ou oui, mais tu es pas ma grande sœur ! répondit-il, apeuré mais moins paniqué.
Le résultat se fit immédiatement ressentir, la poigne glaciale qui m’enserrait sembla se desserrer légèrement. Mais je ne devais pas me relâcher maintenant. Mon cœur s’était accéléré, mais je devais rester calme.
— J’aimerais avoir une grande sœur, tentais-je.
— Moi, j’ai une grande sœur ! déclara simplement le gamin.
Cela n’eut aucun effet, ni positif ni négatif. Cependant, un soupçon commençait à naître en moi. La partie de mon cerveau qui essayait sans cesse d’expliquer le pourquoi du comment tournait à plein régime, et une conclusion commençait à se former… cela aurait dû me paraître évident, mais au vu des circonstances, on ne pouvait pas me reprocher de ne pas y avoir pensé plus tôt. Cet enfant souffrait probablement d’autisme, ou de quelque chose de similaire. Je ne prétendais pas connaître le sujet, mais mon intuition me dirigeait dans cette direction. Cela ne me donnait presque pas d’indice sur la marche à suivre pour communiquer, mais au moins, je pouvais à présent rationaliser son étrange comportement.
— Je voudrais bien rentrer chez moi, articulais-je sans changer de ton, misant sur la régularité de ma voix pour ne pas le déstabiliser.
— Rentre, va-t’en, répondit l’enfant en me jetant de nouveau un bref regard.
À présent, le froid avait suffisamment reculé pour que je puisse me remettre debout, même éventuellement tenter de fuir, mais un bref coup d’œil vers la porte étouffa cette idée. Il n’y avait pas de poignée de ce côté, j’étais enfermée. Et moi qui pensais que ce genre de scénario n’arrivait que dans les mauvaises séries télé.
Je pris alors la décision de ne pas bouger, décidant de miser sur la constance de ma posture et de ma voix pour ne pas surprendre mon jeune interlocuteur.
— Je ne peux pas rentrer chez moi, articulais-je.
— S-si tu veux lire des BD, rentre chez toi, va-t’en !
Le froid se renforça très légèrement. Mais mon cœur resta stable.
— Il fait trop froid, répondis-je lentement.
Je n’eus pas de réponse, pas même le moindre regard. Cependant, je n’oubliais pas qu’interpréter les réactions de ce jeune garçon selon mes critères habituels était une mauvaise idée. Je ne pensais pas l’avoir offensé, car le froid ne se renforçait pas, mais je ne pensais pas l’avoir apaisé non plus. Le frisson glacé qui me tenaillait les chairs était resté le même. Peut-être était-il en train de réfléchir à ce que j’avais dit. De mon côté, je m’inquiétais vraiment pour les battements de mon cœur. J’avais entendu dire que les artères pouvaient beaucoup souffrir du froid et que cela pouvait entraîner des baisses de tension, ce que mes légers vertiges me laissaient deviner.
Une fois de plus, je respirais lentement en essayant d’écrire mon rythme cardiaque sur une partition, espérant qu’une image mentale stable aide mon cœur à se stabiliser.
Je pris une grande inspiration, essayant toujours de me calmer, et demander avec douceur :
— Comment tu t’appelles ?
— Je… te le dirais pas !
— Moi, je m’appelle Lili. Tu trouves que c’est joli ?
— … Oui…
Le froid s’affaiblit un peu plus, et je retrouvais même des sensations normales dans le bout de mes doigts. Je levais alors légèrement les yeux et constatais un changement dans l’expression du jeune garçon. Il souriait, étrangement, mais il souriait. On aurait dit qu’il venait tout juste d’enregistrer mon surnom, comme si c’était la première fois qu’il accordait réellement de l’attention à ce que je lui disais.
— Lili, répéta-t-il avec joie. L’espiègle Lili ! déclara-t-il en brandissant une vieille bande dessinée, laissant tomber les autres sur le carton sur lequel il était assis. Comme ça ? me demanda-t-il.
Je gardais mon calme, ignorant le léger voile noir qui tomba brièvement devant mes yeux lorsque je me redressais, pourtant le plus doucement possible, posant la main sur le mur le plus proche pour me soutenir. Ce froid, même s’il avait été illusoire, avait sapé toutes mes forces, je craignais même d’être tombée malade. Mais ça ne serait rien si je pouvais survivre à cette rencontre.
Cependant, tandis que je me mettais debout, je prenais bien garde à ne pas me rapprocher de l’enfant. Pour qu’il ne pense pas que je veuille m’en prendre à lui. Je plissais ensuite les paupières pour examiner la couverture de l’album qu’il tenait. Au vu du dessin et de l’usure du carton de la couverture, il devait au moins dater des années quatre-vingt-dix. La couverture représentait une jeune femme blonde au tailleur rouge, en train de courir aux côtés d’un jeune garçon en marinière accompagné d’un perroquet. L’album titrait : Lili et le petit duc.
— Oui, comme ça, approuvais-je d’un ton légèrement plus enjoué, tentant de marquer mon approbation, malgré ma difficulté à me tenir debout.
— C’est bien, c’est bien, j’adore Lili ! déclara-t-il, visiblement enjoué, commençant à feuilleter les pages.
Je titubais légèrement en arrière et me rattrapais rapidement au mur par réflexe.
C’est alors que je ressentis quelque chose sous la paume de ma main, un tuyau qui courrait le long du mur depuis un coin de la pièce. J’écarquillais brièvement les yeux en sentant un très bref début de chaleur, qui devint beaucoup plus vif par la suite. Il s’agissait d’un conduit d’eau chaude qui, d’après le bourdonnement que j’entendais, venait tout juste de se mettre en marche. Quelqu’un devait être en train de tirer de l’eau chaude quelque part. Je portais alors immédiatement mes deux mains sur le tuyau afin de les réchauffer et poussais un soupir de soulagement en me laissant aller à un dernier frisson. La terrible Emprise du jeune garçon m’avait enfin quittée, et je pouvais me réchauffer les mains, je pensais être tirée d’affaire. Cependant, une vive douleur, comme un choc électrique, me traversa la peau, du bout des doigts jusqu’aux poignets.
J’avais vraisemblablement commis une erreur. Aussi, je laissais échapper un cri de douleur, n’ayant pas la présence d’esprit ni l’énergie de le contenir, tandis que je reculais vivement mes mains.
Ce qui ne manqua pas de faire paniquer le jeune garçon :
— Pourquoi tu cries ? J-j’ai rien fait ! J’ai rien fait ! gémit-il, presque en colère.
— Non, tu n’as rien fait, tu n’as rien fait, répondis-je immédiatement en regardant mes doigts, tremblant sur mes jambes. C’est moi, c’est moi, ajoutais-je en m’imaginant que répéter deux fois mes mots aurait une quelconque efficacité.
Je constatais alors avec horreur que ma peau était comme fissurée par endroit, rougie, faisant ressortir mes veines bleuies par le froid. Et à travers ces fissures s’écoulait mon sang, comme si je m’étais violemment coupée. Je sentis alors mon cœur repartir en crescendo de plus belle, le stress me prenant par surprise. Je ne parvins donc pas à contrôler correctement ma respiration.
Mon sang coulait par de multiples fissures, jusque sur le sol. Je l’entendais goutter à un rythme régulier, chaque goutte s’inscrivant sur la partition au tempo déjà endiablé qu’imposait mon cœur.
Je devais me calmer, je le savais, je ne devais pas céder à la panique, et je devais encore moins laisser le gamin paniquer à ma place en me voyant blessée.
Puis soudainement, j’entendis la porte de cette petite cave s’ouvrir à la volée :
— Qu’est-ce qui se passe ici ? s’écria une voix au timbre haut perché que je reconnus immédiatement.
Tenant fermement mes mains contre les pans de mon veston, comme pour en endiguer l’hémorragie, je me tournais vivement pour découvrir la silhouette qui se découpait dans la lumière du seuil de la porte.
— Misandre ! m’exclamais-je alors en écarquillant les yeux.
— Lindermark ! Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu as fait à mon petit frère ! s’égosilla-t-elle en se dirigeant vers moi, titubant maladroitement dans sa précipitation.
— C’est à moi de te demander pourquoi tu caches un enfant sur ce campus ! ripostais-je immédiatement. En l’enfermant dans un lieu pareil, alors qu’il possède une Emprise aussi dangereuse !
Mon interlocutrice se figea, tandis que le jeune garçon semblait nous observer d’un air parfaitement neutre, tapotant ses mains sur la couverture de sa bande dessinée.
— Tu… tu aurais dû partir ! tenta de justifier Sandra.
— Oh, j’aurais bien aimé ! ripostais-je d’un ton corrosif. Mais quelqu’un a retiré la poignée intérieure de la porte !
L’horrible demoiselle qui me faisait face affichait une expression absolument indéchiffrable, mais nul doute qu’elle devait être perplexe, en colère, ou au moins, je l’espérais, un peu honteuse.
— C-c’est une question de sécurité ! s’écria-t-elle en farfouillant dans son grand sac en toile d’où elle sortit la fameuse poignée. Tu n’avais rien à faire ici !
— Parce que lui, oui ? rétorquai-je, crispant un peu plus mes mains.
— Et où veux-tu que je le laisse espèce d’idiote ! s’emporta Miraud en frappant du pied.
— Grande sœur ! lança le jeune garçon.
— Pas maintenant Jean-Baptiste, adressa Sandra en se tournant vers son petit frère, usant d’une expression faciale, d’une gestuelle et d’un ton bien particuliers. Tu ne sais rien de rien ! continua-t-elle à mon intention.
— Donne-moi au moins une bonne raison de ne pas te dénoncer ! grognais-je, prête à mordre à défaut de ne pas pouvoir la gifler. Je te signale que j’ai failli mourir de froid ! lançai-je en appuyant bien sur mes derniers mots.
Nul besoin de dire que je ne ressemblais plus à rien. Mon visage et mes yeux devaient être rougis par le froid, les mèches de cheveux sur mon front étaient emmêlées, mes lèvres étaient sèches, et les nombreux cheveux qui s’étaient échappés de ma queue de cheval me collaient au visage. J’étais complètement ravagée.
— Tu veux savoir ? Très bien ! répliqua Sandra sans trop se démonter. J’ai été sélectionnée pour l’expérience, contrairement à toi qui as certainement dû payer tes propres frais ! Et j’en ai profité pour fuir de chez mes parents avec mon petit frère. Parce qu’ils voulaient le mettre sous traitements médicamenteux, juste pour qu’il se tienne tranquille, sans penser à lui, à son bien-être !
— Et tu penses à son bien-être en le laissant ici ? accusai-je en regardant autour de moi.
— Tu ne comprends pas ! Je m’occupe de lui entre les cours ! Mais je ne peux pas le laisser seul dans ma chambre au dortoir, il se ferait remarquer ! Je suis devenue amie avec mes voisines d’étage, dans le seul but de leur faire promettre de se taire ! Je sortirais avec un diplôme et je pourrais m’occuper de lui ! déclara-t-elle, très énervée.
Pendant ce temps, le dénommé Jean-Baptiste semblait commencer à pleurer d’une étrange manière, cachant son visage derrière ses mains en restant bien droit et en se balançant de gauche à droite.
— Je vois… soufflais-je, bien obligée d’admettre que si cette histoire était vraie, alors je n’avais pas mon mot à dire. Mais pourquoi cette haine des hommes ? Toi qui aimes ton frère ! demandais-je en désespoir de cause.
— Tu ne penses vraiment à rien ! pesta Sandra. Toi, forcément, tu es à l’abri socialement et financièrement ! Mais pense à mon petit frère ! Tu crois qu’il pourra vivre et s’épanouir dans un monde où les mâles doivent dominer et montrer qu’ils sont les plus forts ? Dans un monde où des femmes dévoyées par le patriarcat attendent des hommes qu’ils leur donnent tout ?
— Étrangement, je comprends ta logique, avouais-je en grimaçant, autant de douleur que de dégoût de devoir admettre une telle chose. Mais ton frère serait mieux dans une école, comme les enfants de son âge ! La France n’est-elle pas le pays de l’aide sociale ?
— Même si je le pouvais, je ne laisserais pas une association gouvernementale mettre mon petit frère dans un établissement où on le laisserait moisir en le gavant de médicaments ! Et je te rappelle que je ne suis même pas sa tutrice légale !
— OK, c’est bon ! grognais-je en réponse, reculant pour m’adosser au mur derrière moi. Je laisse tomber, fais comme tu veux !...
Je laissais planer un moment de silence, frissonnant de tout mon corps un bref instant. J’entendais les étranges pleurs du jeune garçon qui avait failli me tuer de froid, la respiration laborieuse de Sandra, anxieuse et en colère, qui couvrait même le bruit de la mienne. Je pouvais entendre mon cœur battre de façon irrégulière.
— Je ne dirais rien, promis-je finalement en fixant Miraud dans les yeux. Je respecte ce pour quoi tu te bats malgré tout… Mais en échange, tu vas devoir m’expliquer ton Emprise et promettre de ne plus jamais l’utiliser pour soumettre des gens à tes idées ! réclamais-je.
— Quoi ? Non mais pour qui tu te prends espèce de – !
— Grande sœur… appela de nouveau le jeune garçon qui était venu près de Sandra pour tirer sur son chandail. Grande sœur, regarde, c’est Lili… gémit-il en tendant sa bande dessinée à sa grande sœur.
Cette dernière baissa alors les yeux sur son petit frère, auquel elle semblait tenir plus que tout, et se mordit la lèvre avant de soulever ses épaisses lunettes rondes pour passer un revers de main sous ses yeux. Puis elle caressa les cheveux du jeune garçon et prit une inspiration avant de souffler.
— Très bien, fit-elle sèchement en me regardant de nouveau. Mon Emprise pirate simplement la partie du cerveau chargée de l’esprit critique, ce qui pousse ceux qui la subissent à ne pas remettre ma parole en question et, par le fait même, me craindre pour ce que je pourrais dire.
— Je vois… et j’imagine que ton petit frère influence la zone de perception de la température… déduisis-je, comme pour essayer de me rassurer.
— Oui, mais il ne se déclenche jamais quand je suis là ! Tu es contente maintenant ? Tu as intérêt à la fermer sur toute cette histoire ! aboya Sandra, son visage rougissant de colère.
— Je ne suis peut-être qu’une petite bourge aisée, mais je tiens toujours mes promesses ! Tâche d’en faire autant, concluais-je en fronçant les sourcils.
Miraud ne répondit rien, se contentant de renâcler légèrement avant de prendre son petit frère par les épaules et de le ramener contre elle. Puis elle se dirigea vers la sortie, fixant de nouveau la poignée dans la porte afin que je quitte les lieux, tandis que Jean-Baptiste se tournait une dernière fois vers moi en agitant la main :
— Au revoir, Lili ! déclara-t-il tandis que sa grande sœur l’entraînait au loin.
Je soupirais en relâchant doucement les pans de mon veston pour examiner mes mains. Elles avaient cessé de saigner, mais les horribles fissures de ma peau, provoquées par le choc thermique entre un froid illusoire et une chaleur bien réelle, allaient certainement laisser d’horribles cicatrices.
Et lorsque je tentais de faire un pas en avant, une douleur fulgurante me tétanisa le pied. Je n’y avais pas fait attention, vu que mes pieds étaient engoncés dans mes chaussures, mais eux aussi avaient subi un froid intense, au point d’être victimes, sans doute, de terribles gerçures.
Je tremblais légèrement et basculais en arrière pour m’adosser de nouveau sur le mur.
D’un geste tremblant, je retirais alors délicatement mon soulier, non sans grimacer de douleur, pour constater avec effroi que la plante de mes pieds saignait également. J’avais envie de pleurer.
J’avais envie de m’écrouler, ici et maintenant, et de pleurer de douleur. J’étais venu ici pour fuir l’influence de ma famille, et au final je m’étais retrouvée en plein milieu d’une expérience que mon père semblait financer en tout ou partie. Et ma punition pour avoir désobéi à son autorité, c’était donc cela ? Me faire lacérer à cause d’un pouvoir placé entre les mains d’une personne incapable de le maîtriser ? Quel dieu farceur et cruel pouvait bien avoir décidé d’un tel destin ?
Cependant, j’avais décidé de ne pas me démonter, jamais. Aussi, je retirais mon autre soulier. Mon autre pied était dans le même état que le premier, je me penchais pour ramasser mon sac à main et titubais vers la sortie. J’avais mal, je boitais des deux jambes, et mes mains me faisaient mal lorsque j’essayais de me tenir aux murs ou de manipuler la poignée de la porte.
Une fois dans le couloir vide, je plissais les yeux face à la lumière du soleil qui semblait avoir fait une percée définitive entre les nuages en cette fin d’après-midi, volant suffisamment bas pour passer directement par la baie vitrée et frapper ma rétine de plein fouet. Il m’apporta également sa chaleur réconfortante, mon corps tout entier frémissant soudainement à ce changement de température pourtant agréable. Ma peau me tiraillait de partout, et mon ventre commença à me faire souffrir, mon estomac accusa à son tour la différence de température.
Ma première pensée fut que je ne voulais pas vomir pour la deuxième fois de la journée, surtout pas en intérieur. Ma deuxième pensée me conduisit à une crainte terrible : et si les contrecoups du froid et du choc thermique mettaient du temps à se manifester ? Tout à coup, une violente migraine me transperça comme une flèche, me faisant perdre l’équilibre. Je fus alors gagnée d’un nouveau vertige, d’un bourdonnement. J’avais mal au cœur, j’étais prise d’une violente nausée. Je sentais mon corps céder sous la douleur et la fatigue, et mon esprit s’embrumer.
Je n’arrivais plus à lutter, je n’arrivais plus à penser, j’avais atteint ma limite, puis je l’avais repoussée chaque fois un peu plus loin. Mais cette fois-ci, je l’avais repoussée beaucoup trop loin pour que mon corps puisse le supporter.
Je m’écroulais, sans vie.