10. Un Mot sur les Silences

Par Ardichi
Notes de l’auteur : ﴾ Acte II : Le seuil du Silence ﴿

La journée s’achève sans éclat, comme une lumière de bougie qu’on souffle sans bruit. Ahmad quitte la salle de classe le dernier, et le soir vient se poser sur lui avec cette mélancolie familière, celle des choses qu’on ne peut ni fuir ni réparer. La nuit, silencieuse, n’apporte pas de repos. Ni pour lui, ni pour Layla. Le matin se lève sans renouveau, juste une reprise de ce qui est déjà là. Les rues se réveillent au rythme des moteurs et des pas pressés, le ciel tirant encore sur le gris pâle. Ahmad marche d’un pas mécanique, sa sacoche usée sur l’épaule, comme ses pensées lourdes. Layla, elle, dort peu, trop préoccupée pour vraiment reposer son esprit. Elle relit une dernière fois les vers qu’elle a recopiés dans son carnet, hésite à les emporter, mais se ravise et les glisse entre deux livres de littérature de sa bibliothèque. Le soleil filtre à peine les vitres sales de la classe, que déjà, l’air semble chargé d’un poids invisible. Le professeur entre, silencieux comme à son habitude, mais cette fois, un éclat attentif brille dans son regard. Il dépose sa sacoche sur le bureau, parcourt la classe d’un regard circulaire, puis annonce d’un ton calme. "Aujourd’hui, je vous propose un exercice différent. Vous allez travailler en binômes pour créer un personnage fictif. Chaque binôme va combiner les qualités et les défauts de ses membres pour créer ce personnage. Vous devez écrire tour à tour sur la même feuille, une qualité ou un défaut de l’autre, sans obligatoirement vous répondre directement, vous pouvez juste l'écrire simplement." Un frisson léger traverse la salle, imperceptible aux yeux de beaucoup, mais Ahmad, lui, comprend. Ce n’est pas un hasard. Pas une coïncidence. Il le sait au moment où le professeur poursuit. "Les binômes sont déjà faits. Écoutez bien..." Les noms sont énoncés les uns après les autres, jusqu’à ce que celui de Layla fuse, suivi de celui d’Ahmad. Un silence bref suit. Ni protestation, ni réaction visible. Juste deux regards qui ne se croisent pas. Layla se lève lentement, son cahier serré contre elle, puis vient s’asseoir près d’Ahmad. Il ne bouge pas, mais ses membres se crispent un instant. Il sent son parfum, léger, familier. Presque douloureux. Il ne sait pas s’il a peur d’elle ou de ce qu’elle réveille en lui, comme si chaque centimètre qui se raccourcissait entre eux allait le calciner ou l'absorber. Elle se tourne doucement vers lui, le cœur battant, entre crainte et espoir. "Tu veux qu’on cherche un nom à lui donner à ce personnage ?" dit-elle à voix basse, visage avenant. Il hoche la tête, lentement, sans la regarder. La première gêne passée, elle prend sur elle d’ajouter. "Peut-être... Laylahmad ?" esquissant un léger sourire malicieux, pour détendre un peu l'atmosphère. Il hausse les épaules. "Comme tu veux." Ses mots ont le goût d’un renoncement, pas d’une collaboration. Mais elle ne s’arrête pas. Elle sort son stylo, prend une page blanche. "Tu peux commencer, si tu veux ?" lui dit-elle pour tenter d’amorcer quelque chose. "Non," répond-il sans rien ajouter. Il serre les poings sous la table, comme pour maîtriser ses émotions débordantes. Il évite de croiser son regard. Le silence, lourd et épais, s’installe entre eux, presque aussi pesant que les mots qu’il ne veut pas dire. Layla sent que chaque mot coûte à Ahmad, comme s’il avait un morceau de braise sur la langue. Mais elle s’accroche à cette mince passerelle malgré la gêne. Elle reprend la parole. "Son nom est Laylahmad. Il est... digne. Il résiste fièrement face aux vents et marées." Elle écrit ces mots, les doigts tremblants, sur la feuille. Elle cherche en cela à lui rappeler qui il est, ce jeune garçon fier, qui malgré les revers de la vie, reste droit, reste debout. Le bruit du stylo sur le papier semble briser un peu le silence pesant. Mais Ahmad ne bouge pas. Il jette un coup d’œil furtif à la feuille, puis se force à prendre le stylo à son tour. Son geste est brusque, presque violent. Un reflet de son combat intérieur, une façon de couper court à ce qu'elle souhaite... à ce qu’il souhaite lui aussi, réellement, mais dont il connaît l’issue tragique et inévitable. Alors il écrit, sans hésitation. "Il est trop naïf, il ne mesure pas les conséquences de ses choix." Les mots tombent sur la page avec une légèreté qui contraste avec leur sens. Un frisson court dans l’air. Ces mots, Layla les sent s’enfoncer comme des éclats de verre dans son ventre, ressentant que le poids de la phrase, plus que ce qu'elle n'en dit, lui est indirectement adressé. Dans cet instant de silence, Layla sent la tension se renforcer, le froid se glacer entre eux. Malgré tout, ils continuent et peu à peu, le personnage prend forme. Des paroles s’échangent, maigres, hachées. Layla tente d'entamer des discussions autres que celles de l'exercice, mais Ahmad répond par quelques mots, parfois en grognant à peine, parfois même en levant les yeux au plafond, comme exaspéré. Elle ressent dans sa voix une tension étrange. Ce n'est pas une colère, mais une fatigue profonde, comme si l’effort même de parler était une douleur. C'est une lutte, entre l’envie de tendre la main, de profiter de la quiétude en sa présence, et celle de se recroqueviller pour la protéger contre elle-même, contre une détermination qu'il ne lui connaissait pas. Le personnage fictif leur ressemble de plus en plus. Une personne qui n’arrive pas à se retrouver, à se comprendre, malgré l'envie. Alors, au détour d’un silence, Layla, les doigts tremblants, ose, cherchant à raviver cette étincelle, née lors de leur premier partage dans le parc fleuri. "Tu sais... J’ai recopié tous tes poèmes. Ceux que tu as dits à voix haute. Je n'ai pas écrit de réponses, mais... J'apprécie leur écho. Ça m’aide à penser... à ressentir." Ahmad relève enfin les yeux vers elle, surpris, ému malgré lui. Il ouvre la bouche, puis la referme. Un instant de flottement. Puis il dit, d’une voix sourde mais légèrement brisée, comme un mur qu’on érige trop vite. "Je n’en clamerai plus... plus jamais." Ces mots la pénètrent comme une lame invisible, les sentant s’enfoncer en elle, aussi froids et tranchants que l’absence d’un poème non dit. Il ne crie pas, ne se détourne pas. Le froid est là, brutal. Layla baisse les yeux, abasourdie. Elle voudrait lui dire qu’elle comprend, mais non, elle ne sait pas ce qui lui fait le plus mal. Les mots ou la manière dont ils ont été dits. Sur la feuille, de nouvelles répliques doivent naître. Mais aucune n’arrive. Layla prend la plume, désarmée, esquisse une phrase fragile. Ahmad, lui, survole plusieurs fois les passages écrits, comme pour y chercher une échappatoire. Puis, après quelques instants, il y a ce moment fugace. Layla le voit jouer nerveusement avec son stylo, ses doigts hésitant sur la plume comme s’il n’arrive pas à prendre une décision, comme s’il pèse chacun de ses gestes. Ses yeux, qui cherchent un point fixe dans la pièce, trahissent une fatigue qui n’appartient pas simplement à la journée, à un manque de sommeil ou à un manque de nourriture, non, mais à une vie toute entière. Elle se demande, un instant, si c’est de l’indifférence ou de la résignation. Ou juste une peur de laisser entrer ne serait-ce qu’un mot, une émotion. Puis, il détourne les yeux, comme s’il n’a pas vu qu’elle l’observait. Il est à deux doigts de se laisser porter par son instinct, son désir, son inspiration, mais... il se referme et lâche sèchement. "Écris ce que tu veux." Layla sent un frisson glacé parcourir son dos, comme si cette réponse était une porte claquée au visage du silence, devenu trop lourd, trop bruyant pour être supporté. Elle avale sa salive péniblement, cherche les mots pour répliquer, mais ils se sont volatilisés, emportés par l’incompréhension. Ce n’est pas une attaque, seulement un rempart. Et plus elle s’approche, plus il s’éloigne... Un moment plus tard, alors que le professeur passe entre les tables, il s’arrête un instant près d’eux, penche la tête vers Ahmad qui est bras croisés, tendu. "Tu sais que cet exercice compte pour ta moyenne, non ? Tu peux bouder si tu veux, mais une mauvaise note, ça n’aidera personne." La voix est douce, presque moqueuse, mais le message est clair. Ahmad relève enfin les yeux. Il voit dans le regard du professeur quelque chose d’humain, presque bienveillant. Mais aussi une pression sourde. Ses études sont sa seule planche de salut. Il ne peut pas échouer. Alors, sans rien dire, il enfouit sa tête dans ses mains, pour y déloger les blocages de ses pensées, chasser ce bourdonnement inexistant, et surtout, surtout, pour ne pas lâcher prise... Il repose ses bras sur la table, puis saisit son stylo. Pas avec élan, pas avec envie. Mais par devoir. Il écrit quelques mots, sans chercher à bien faire. Pas un vers. Pas un élan. Juste une tentative, brute. Layla l'observe, le cœur serré, et même si l’atmosphère est encore glaciale, quelque chose vient de bouger. À mesure que le stylo court sur la page, l'ambiance se détend, légèrement. Layla reprend une respiration plus calme. Pas par soulagement, pas encore. Mais parce que le silence entre eux a cessé d’être un mur infranchissable. Il redevient un espace fragile. Un espace encore possible. Quand la cloche sonne, Ahmad reste un instant les yeux rivés sur la feuille devant lui, le stylo toujours là, posé, comme une promesse inachevée. Layla se lève, jetant un dernier regard furtif vers lui, mais ses pensées sont déjà ailleurs. Pourtant, à cet instant précis, quelque chose lui fait ressentir la douceur amère d’un espoir. Elle sait qu’il faut laisser le fil se retendre seul, sans le tirer trop fort. Le professeur passe entre les rangs, son regard s’attardant une seconde de plus sur Ahmad et Layla, sans prononcer un mot. Un sourire presque imperceptible effleure ses lèvres. Ce n’est que le début. Ce n'est pas encore résolu. Mais une fissure dans le silence, aussi fine soit-elle, vient de s’ouvrir. Le professeur les laisse partir, observant silencieusement les deux jeunes. Ce jour-là, sans même s'en rendre compte, ils avaient posé ensemble, un mot sur les silences... Un mot qui allait coûter cher.

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RedFuryFox
Posté le 07/06/2025
Aaaaah mais quel bel exercice (merci au super prof, un petit coup de pouce extérieur qui fait plaisir) !
Les inspirations, les souffles, les regards détournés... j'ai vraiment apprécié ma lecture et j'ai été si frustrée de la réaction d'Ahmad ! Comment Layla peut-elle rester si maîtresse d'elle-même face au rempart qu'il érige ?
C'était un chapitre sur un silence qu'on a envie d'hurler, de secouer. Une sorte d'auto-sabotage pour Ahmad et de syndrome de la sauveuse pour Layla. Sauf qu'Ahmad n'a rien à détruire plutôt tout à construire et Layla n'est pas là pour le sauver mais pour l'accueillir comme il est ! Belle idée ce cours, et cette résilience d'Ahmad. Les études sont son salut, et on a envie d'y croire avec lui.
Quelques suggestions:
- Tu gagnerais en dynamisme si on commençait direct par le moment où le professeur annonce l'exercice. Le début ici fait écho au chapitre précédent et peut ralentir le rythme.
- Ajouter peut-être plus de pensées d'Ahmad sur pourquoi, diable, pourquoi il se ferme à Layla ? Tu le fais bien avec ce passage (qui est mon préféré) : "Il est trop naïf, il ne mesure pas les conséquences de ses choix." On a envie de mieux le comprendre (enfin, peut-être que ce n'est que moi mais c'est parce que j'ai un faible pour lui!)
- Plus élaborer encore sur ce profil qu'ils construisent ensemble ! Cela peut justement faire une scène pleine de tension amoureuse : que dit-il sur elle ? Comment continue Layla ? Mais peut-être est-ce dans le prochain chapitre que je m'en vais lire de ce pas !
Ardichi
Posté le 07/06/2025
Aaaaah mais quel beau commentaire ;) c'est l'Aïd aujourd'hui au Maroc et tu m'offres un vraiment beau cadeau, merci infiniment 🤗

J'avoue que Layla fait preuve d'une maîtrise exemplaire, là où Ahmad se braque et devient presque blessant pour couper court à ce qu'il ne gère pas, les sentiments... (J'ai souvenir d'avoir été comme ça au collège :/ )
Tu me fais plaisir de percevoir les différents types de silences que je tente d'introduire chapitre après chapitre et tu les nommes très bien : "un silence qu'on a envie d'hurler, de secouer." :)

Tes remarques sont très pertinentes, tu as clairement raison sur la totalité.

-puisque je publie environ une fois par semaine, j'introduis souvent un petit rappel du chapitre précédent (et c'est récurrent), mais pour celui qui lit d'une traite, c'est carrément redondant, et ton commentaire, lors de la réécriture, me sera très précieux. Juste introduire une phrase ou deux pour dire qu'on est passé au lendemain et que la scène se déroule en classe, puis faire énoncer l'exercice par le prof est suffisant.

-être plus explicite sur la raison d'Ahmad, tu touches juste ici, à trop vouloir laisser les non-dits parler, au final c'est confus. Surtout que pour le coup, je répète beaucoup de pensées d'Ahmad sans que ce soit clair, je gagnerai à épurer tous ces passages et peut-être aller plus à l'essentiel. Merci encore pour ton retour.

Pour Laylahmad, ce sera un peu plus développé, pas dans le chapitre suivant mais celui d'après (chapitre 12), j'espère qu'il répondra un peu à tes attentes ;)

Pour conclure, merci beaucoup pour ce commentaire 🫶, je prends note de ce que tu dis, j'ai la ferme intention de réécrire la totalité lorsque j'aurai fini le premier jet.
J'espère que la suite te plaira et surtout n'hésite pas à pointer du doigt ce qui peut être amélioré comme ici, je t'en suis vraiment reconnaissant

Bonne lecture et à très bientôt !
Artose
Posté le 21/05/2025
Quel coquin ce professeur!
J'apprécie l'idée d'une aide sans imposer une décision (offrir un occasion d'avancer, sans leur dire dans quelle direction). Quelque chose de doux, de respectueux de la part du professeur qui s'incorpore parfaitement au rythme du texte.
Ardichi
Posté le 21/05/2025
J'aime ton intro, ça m'a bien fait rire x)

Merci beaucoup pour ton analyse, j'avais peur que la méthodologie du professeur passe au second plan, mais ton commentaire et celui de RosePernot plus tôt me rassurent, et j'en suis ravi ;)
Je te souhaite une bonne lecture pour la suite !
À très bientôt.
RosePernot
Posté le 02/05/2025
On est triste pour les personnages de cette éloignement… Je m’étais tellement attachée au lien entre les deux, au calme de Ahmad, que ce changement de situation me marque vraiment. C’est très interessant d’utiliser un personnage secondaire pour tenter d’arranger les choses. J’espère qu’il sera le Deus Ex Machina de l’histoire, même si malheureusement j’en doute. Cela montre aussi le rôle de l’enseignement dans la vie des étudiants, et le rôle social et psychologique des cours et de ce qui s’y passe. Belle continuation, hâte de lire la suite !
Ardichi
Posté le 02/05/2025
Merci encore et toujours pour tes retours.
Je suis content que tu sois triste... enfin non, attends, qu’est-ce que je raconte moi :o je suis content que l’émotion soit passée, car c’est vrai, c’est triste leur situation.
Tu soulèves un point important, le rôle des enseignants dans la vie des étudiants, et malheureusement aujourd’hui, il est quasi inexistant. Je ne leur jette pas la pierre non plus, les classes sont bondées et ils en ont beaucoup, dur d’être attentif à chaque élève et à ses problématiques (surtout avec des élèves très discrets et pudiques par nature).
Pour ce qui est de Deus Ex Machina, la réponse au chapitre 12 (petit placement marketing ;p)
Merci encore pour tes analyses, ces échanges m’aident beaucoup.
Je te dis comme à l’accoutumée, belle continuation à toi.
RosePernot
Posté le 02/05/2025
Ha ha ha :D ne t’en fais pas j’avais compris ! C’est vrai que tu exprimes très bien les émotions des personnages ! C’est vrai que le métier d’enseignant pourrait être traité dans de meilleures conditions, car c’est grâce à eux que l’on apprend, et des fois même que l’on aime ou pas une matière. Hâte de lire la suite ! Plume d’argent apprend vraiment la patience, ce qui est loin d’être négatif pour moi :-)
Pas de problème, et à bientôt !
Ardichi
Posté le 02/05/2025
Je suis complètement d'accord avec toi, beaucoup de ce qu'on aime vient de l'école sans même qu'on s'en rende compte.
Et oui, si la plume est d'argent, la patience est d'or ;p
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