9. Le Combat en Silence

Par Ardichi
Notes de l’auteur : ﴾ Acte II : Le seuil du Silence ﴿

L’aube se lève, pâle et discrète, comme si elle redoutait de troubler les cœurs encore lourds de la veille. Ahmad marche lentement vers la mosquée, les mains dans les poches de sa vieille djellaba devenue trop courte, les yeux levés vers un ciel sans certitude. C’est la première fois qu’il y va seul, sans qu’on ne l’y pousse, sans autre raison que ce besoin intérieur de déposer quelque chose. Le lieu est silencieux, presque vide à cette heure. Il ôte ses chaussures, entre lentement, s’avance, puis s’agenouille. Aucun mot ne franchit ses lèvres, mais son cœur parle pour lui. Ce n’est pas une supplique, ni même une demande. Juste un abandon. Un lâcher‑prise. Il ne sait pas s’il veut que les choses changent, seulement… qu’elles cessent de peser autant. Son voisin l’aperçoit et lui fait simplement un signe de tête, ne voulant pas le déranger, mais heureux de voir qu’il a écouté son conseil. Ahmad prie avec le groupe derrière l’imam. Même si les soucis ne s’envolent pas comme par miracle, une quiétude inattendue descend en lui, comme une brise sur un cœur brûlant. Il reste silencieux à sa place de prière, bercé par le calme et les souffles des autres fidèles. Un homme aux gestes mesurés, vêtu avec soin mais sans ostentation, s’approche. Tout en lui respire l’aisance de ceux qui n’ont jamais eu à mendier. Il s’adresse à Ahmad d’une voix douce, presque paternelle, comme pour ne pas troubler la paix des lieux. "Salam ‘aleykum, mon garçon. Il est bon de voir qu’il reste encore des jeunes adolescents qui viennent prier à l’aube à la maison d’Allah. J’espère te revoir bientôt. Nous pourrons parler plus longuement si tu le souhaites. Je dois y aller, je te laisse tranquille." L’homme part aussi vite qu’il est venu, mais étrangement ses mots réconfortent Ahmad, comme ceux d’un père qu’il n’a jamais eu. Cela lui rappelle aussi qu’il ne peut pas traîner trop longtemps, il a encore tant à faire. Cette expérience lui fait du bien, et c’est avec l’intention d’y revenir qu’il quitte les lieux. Il sort sans un bruit, le cœur un peu plus calme, se sentant plus léger, mais il sait que la véritable lutte se tiendra plus tard, dans les prochaines heures, là où la vie ne fait pas de pauses. Il s’est laissé apaiser par la prière, mais en franchissant le seuil de la salle de classe, une lourdeur s’installe à nouveau, comme si chaque pas le ramenait à une réalité qu’il n’arrive plus à fuir. En classe, la distance entre Ahmad et Layla ne mesure que quelques mètres. Mais dans leurs cœurs, elle paraît désormais insurmontable. Ahmad ne regarde plus. Layla, elle, cherche parfois son regard, mais chaque tentative se brise contre un mur invisible. Ce silence nouveau n’est plus apaisant. Il mord, il ronge, il crie même. Layla, assise près de la fenêtre, fait glisser machinalement ses doigts sur un pli de son voile. Ce geste discret, presque inconscient, comme pour apaiser quelque chose qui déborde. Une attente. Un trouble. Un souvenir. Ahmad, lui, garde la tête baissée. Il se retient de la regarder. Non par indifférence, mais parce qu’il sent que la moindre faiblesse, même un regard, risque d’alourdir encore un peu plus ce qu’ils portent tous les deux. Il pourrait clamer des vers, ce jour‑là. Un souffle de poésie lui traverse l’esprit en la voyant, le regard lointain, perdue dans ce qu’elle ne dit pas. Mais il se tait. Le poème n’est pas mort, seulement refoulé. Comme si dire, désormais, revenait à trahir. Dans sa tête, pourtant, les mots se forment, silencieux.

 

"Je détourne les yeux pour ne pas te troubler,

Même si ton silence hurle plus fort que mes regrets.

Si je parle, je mens à ce que je dois taire,

Si je me tais, je mens à mon caractère."

 

Le reste de la journée s’écoule sans grande parole entre Ahmad et Layla. En classe, les yeux d’Ahmad se posent parfois sur elle, mais il détourne rapidement le regard, comme si chaque regard échangé était une frontière invisible qu’il ne peut franchir. Layla, de son côté, vit chaque instant comme une épreuve silencieuse. Elle cherche encore le regard d’Ahmad, mais chaque tentative semble la pousser plus loin dans l’ombre de ce qu’ils ont été. Son esprit s’égare parfois, ses pensées fuient vers un moment passé, un instant où tout semblait plus simple, plus pur. Sa détermination à faire taire le silence est là, mais toute seule… elle est comme un fil porté par le vent. L’instant du dernier cours devient un moment suspendu. Le professeur parle, mais les mots se perdent dans l’espace, se brisent avant d’arriver à leurs oreilles. Ahmad a un livre devant lui, mais ses pensées l'assiègent, ses yeux fuient chaque page, ses oreilles chaque phrase. Les voix de ses camarades deviennent murmure, son cœur ne les suit plus. Quand la cloche retentit enfin, signifiant la fin de la journée, un léger soulagement le traverse. Mais il ne se lève pas immédiatement. Il attend, observant les autres s’agiter autour de lui, les rires, les gestes. Il ne sait plus s’il est là, ou si c’est une image de lui‑même qui flotte encore dans cette salle. Layla, elle, se lève et ramasse ses affaires, sans mots. Elle n’a plus la force de parler, de briser ce silence lourd qui pèse sur eux ces derniers jours. L'éloignement d'Ahmad aujourd'hui l'a achevée. Elle marche lentement vers la sortie, les pensées pleines de questions sans réponse. Et même si chaque pas l’éloigne un peu plus d’Ahmad, elle se jure qu’elle trouvera le moment juste, le mot juste. Mais pour l'heure, ils continuent chacun de leur côté, le combat en silence... Alors que Layla s’éloigne, Ahmad se lève aussi. Il se dirige vers la porte à toute allure, mais, avant de franchir le seuil, il s’arrête un instant. Il réalise soudain que son geste est instinctif, désespéré, qu'il n’a pas le courage de la suivre, ni de dire ce qui bouillonne en lui. Il inspire profondément puis reste là, figé dans ce vide silencieux, sans vraiment savoir ce qu’il veut. Le professeur, du coin de l’œil, remarque le changement chez ses élèves. Ahmad et Layla, habituellement attentifs, semblent désormais absents, leurs esprits voguant ailleurs. Il comprend qu’un malaise existe entre eux, même si ni l’un ni l’autre ne l’exprime. Ce n’est pas dans ses habitudes d’intervenir à la légère, mais il a appris à lire entre les lignes. Parfois, dans le silence, il y a plus à comprendre que dans les mots. Ce jour‑là, il ressent qu’il doit agir. Si rien ne change, il devra les pousser à affronter ce qu’ils fuient, sans les contraindre à parler. Son regard se fixe sur le tableau, mais son esprit reste préoccupé par ce qu’il sait devoir faire. Il ne veut pas précipiter les choses, mais il sent que, sans intervention, leur détresse va s’intensifier, et avec elle, leur moral. Il est temps de leur offrir la chance de confronter leurs émotions, avant que ce silence ne devienne un point de non-retour...

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RedFuryFox
Posté le 31/05/2025
Un chapitre suspendu ! J'ai adoré le contraste que tu mets entre le matin à la mosquée et le reste de la journée en classe.

D'abord, une bulle calme et apaisante. Et de très belles phrases qui me parle comme : "Il ne sait pas s’il veut que les choses changent, seulement… qu’elles cessent de peser autant."

Et quel contraste avec la tension entre Ahmad et Layla : c'est un vrai pivot ce chapitre. Des silences autrefois pleins, chargés d'espoir et de promesse, sont devenus maintenant sources de vide, de tension. Ta phrase : "Ce silence nouveau n’est plus apaisant. Il mord, il ronge, il crie même." Magnifique.

Beau moment, on ne se noie pas dans le pathos, on vit avec eux le poids de ces nouveaux silences. Et les vers de Ahmad : 💛 Un vrai coup de coeur : "Si je parle, je mens à ce que je dois taire, Si je me tais, je mens à mon caractère." Tout est résumé en quelques mots !
Ardichi
Posté le 31/05/2025
Tes commentaires sont une mine d’or ;)

Tu m’apportes toujours un retour qui m’est très précieux maintenant et qui me sera encore plus utile lorsque j’envisagerai une réécriture complète du roman.
Un grand merci à toi 🤗
Ce que tu vois comme un chapitre pivot me faisait peur d’être trop lent dans son rythme (dans une histoire qui est déjà elle-même très lente et contemplative), même si je sais que c’est nécessaire pour la suite, j’avais des doutes.
Tu as magnifiquement résumé ce pivot quand tu dis : « Des silences autrefois pleins, chargés d’espoir et de promesse, sont devenus maintenant sources de vide, de tension. »
Mon autre crainte était de paraître trop pathos ou mélo, donc ton commentaire me rassure aussi à ce niveau-là.
Et pour finir, c’est aussi mon coup de cœur ces deux vers, j’écris généralement à la méthodologie d’Ahmad, de manière spontanée (sauf pour le roman où je prends plus de temps parfois pour une meilleure cohérence avec le thème du chapitre), et pour le coup, ces rimes sont venues toutes seules (et l’inspiration des rimes procure une sensation unique vraiment ! Très différent d’une phrase bien écrite dans un texte)

Encore merci pour ton message et désolé de t’écrire un pavé en retour 😅
RosePernot
Posté le 02/05/2025
Toujours un chapitre aussi intéressant à lire ! Désolé de mon absence de commentaires et de lecture ces derniers temps. Je suis toujours heureuse de lire la suite de ton histoire ! L’aspect paisible qu’apporte les lieux de recueillement et de prières est très bien conté. Je trouve que la façon dont tu as exprimé cette aspect de soulagement pendant quelques temps, une parenthèse dans la vie compliquée, peut parler a tout le monde. Les évocations du silences sont toujours aussi bien choisies : le silence peut être d’or, certaines personnes n’ont besoin que d’un silence pour comprendre, mais un silence peut aussi éloigner, laisser un malaise…. Ces évocations du silence laissent aussi toujours un lien avec le titre du livre. C’est vraiment génial, j’ai hâte de lire la suite ! J’ai écouté la musique Arcade de Duncan Laurence*, et je trouvais les paroles particulièrement parlantes avec l’histoire, même si je suis sûre que le bruit du silence devait aussi faire plonger dans l’histoire.
*« Loving you is a losing game ».
Ardichi
Posté le 02/05/2025
Merci beaucoup pour la force que tu apportes avec toi, sincèrement.
Et ne t'excuse pas, on a tous un quotidien chargé.
Je suis impressionnée par ton analyse générale, Le Bruit du Silence, justement, parle de toutes les facettes du silence (du moins j'essaie), ce n'est pas qu'une histoire d'amour.
Je ne connaissais pas la musique Arcade de Duncan Laurence, du coup je suis allée écouter, et vraiment, l'instru colle très bien à l'ambiance, les voix mélancoliques et tristes sont dans le thème même du chapitre.
Mais je ne comprends pas l'anglais malheureusement, donc je l'ai fait traduire, et la claque, tu sais bien choisir les morceaux à écouter toi lors de tes lectures.
Pour ma part, je ne lis jamais avec de la musique mais je me dis que je passe peut-être à côté de quelque chose. Merci au passage de m'avoir fait découvrir cette belle chanson.
Je trouve ce chapitre et le suivant un peu mous, moins originaux, mais nécessaires pour ce qui va suivre et j'avais (et ai toujours) peur de trop traîner en longueur et de lasser le lecteur.
Ton commentaire arrive à point nommé pour remonter la jauge de morale, merci infiniment.
J'espère que la suite te plaira, et que les silences te parleront...
Belle continuation ;)
RosePernot
Posté le 02/05/2025
C’est vrai que j’écoute beaucoup de musique en lisant, peut de gens arrivent à se concentrer avec de la musique en lisant, mais ce n’est pas mon cas, donc j’en profite pour accorder mes musiques à mes lectures.
Je n’ai pas encore lu le chapitre suivant mais il n’est pas d’après moi long ou moins original. Il y a toujours des passages que l’on apprécie moins en étant écrivain. Mais c’est un passage que je suppose essentiel pour la suite de l’histoire. Je suis heureuse d’avoir pu servir en tout cas, merci à toi encore une fois. Et oui, belle continuation ;-)
Ardichi
Posté le 02/05/2025
Il faudrait que j'essaie de lire avec de la musique en fond, même si je sens que je n'y arriverai pas, à voir ;)
C'est vrai que certains passages me parlent moins que d'autres, mais je les ai maintenus en place pour un meilleur développement cohérent.
Crois-moi, tu m'as servi bien plus que tu ne l'imagines, merci encore.
Bonne lecture et belle continuation ;)
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