11. Mille Silences en Dirhams

Par Ardichi
Notes de l’auteur : ﴾ Acte II : Le seuil du Silence ﴿

Allongée sur son lit, son journal intime posé contre sa poitrine, Layla laisse ses pensées dériver. Chaque poème inscrit là, chaque mot, chaque lettre, c’est lui... son silence, son mystère, sa pudeur. Elle ferme les yeux, tente de comprendre ses propos durs, qu'il a tenus en classe. Peut-être qu’elle va trop vite. Peut-être qu’en le forçant à sortir de son mutisme, elle le blesse plus qu’elle ne l’aide. Un frisson d'inquiétude la traverse. Peut-être a-t-il raison, leur lien, aussi fragile soit-il, est dangereux, tout pourrait basculer. Son foyer, ses études, sa réputation. Et Ahmad... Ahmad qui se sacrifie tant pour sa famille, risque d’être emporté par sa faute. Elle serre un peu plus fort le carnet contre elle. Demain, elle fera mieux. Demain, elle respectera son silence. La nuit est rude, Ahmad ne dort pas. La toux sèche et rauque de sa mère déchire le silence jusqu'à l'aube. Il ferme seulement les yeux par moments, le cœur serré, la broche de Layla posée sur sa poitrine, comme pour retenir quelque chose de précieux qui lui échappe. Lui aussi s'en veut, de cette rudesse d'aujourd'hui, certes nécessaire, mais si étrangère à ses habitudes. Répondre au bien par le mal... quelle honte. Et Layla... Layla doit déjà subir maint reproche chez elle. Il serre un peu plus fort la broche contre lui. Demain il fera mieux. Demain il respectera ses paroles. Le fil blanc de l'aube à l'horizon vient trancher l'obscurité de la nuit. Lorsque la voix du muezzin s'élève du minaret voisin, Ahmad trouve, comme chaque matin, la force de se lever. Il se rend à la mosquée à pas lents, le regard éteint, les membres alourdis de fatigue. Là-bas, un homme qu'il croise chaque jour à la prière de l'aube, assis en tailleur, le salue. Son sourire bref, étrangement paternel, semble deviner en Ahmad un poids invisible que les autres ignorent, ce qui lui apporte une paix inexplicable. Avant de quitter la mosquée, il s'approche de lui. "Seras-tu là pour la prière du vendredi aujourd'hui ?" demande-t-il à voix basse. "J'aurai un peu de temps libre, si tu veux parler." Ahmad hoche la tête, troublé, incapable de trouver ses mots. Un mince espoir, discret, s'insinue en lui malgré la fatigue. Mais la paix, ce matin-là, ne dure pas. C'est un matin gris, ni froid, ni triste, juste silencieux, comme si le ciel savait. Ahmad sort de son taudis en guise de maison, son sac sur l'épaule, la liste de médicaments froissée dans la poche. Sa mère ne dort toujours pas, la toux la plie en deux comme toute la nuit dernière. Il n'ose pas lui dire qu'il manque encore de quoi tout acheter. Mais il dit qu'il ira. Qu'il trouvera. La pharmacie est presque vide. Une vieille dame feuillette des notices. Le pharmacien relève à peine la tête. Ahmad s'approche, marmonne les noms inscrits, et attend. Une dame passe devant lui, puis une autre silhouette, droite, pressée, s'avance au comptoir. Il lève à peine les yeux, et la voit tendre une ordonnance au pharmacien, avant de préciser à voix basse, mais claire. "Et... un test de grossesse, aussi." Ahmad baisse immédiatement les yeux. Il n'aurait pas dû entendre ça. Le pharmacien acquiesce, s'éloigne. Un silence plane. Puis il sent un regard lourd se poser sur lui. Il relève la tête, pas de doute. C'est la mère de Layla. Elle l'a vu. Son regard, d'abord brûlant de colère, s'attarde un instant sur ses vêtements trop larges et son visage fatigué. Elle comprend. Ahmad sent son cœur se crisper avant même qu'elle ne parle. Elle s'approche sans un mot, d'un pas précis. Layla est dans la voiture, dehors, derrière la vitre teintée. Elle ne peut pas entendre, mais elle peut tout voir. Ahmad, les yeux rivés sur le sol, sent une pression croissante dans sa poitrine. Il se demande si c'est un mauvais rêve, un de ceux où les choses se déroulent toujours mal. Mais ce n'est pas un rêve. Il est là, dans la file d'attente de la pharmacie, et un malaise grandit en lui. Pourquoi la mère de Layla vient-elle vers lui ? Elle ne lui a jamais rien dit auparavant, et maintenant, ce silence soudain ne semble que plus lourd, comme une promesse de confrontation. "Suis-moi", souffle la mère de Layla, la voix basse mais le ton ferme. Elle sort de la pharmacie sans attendre sa réponse, et Ahmad, par automatisme, la suit. Ils s'arrêtent à quelques pas, à l'abri des regards. Le silence entre eux est électrique, presque palpable. Puis elle le fixe, droite et tranchante comme un sabre. "Tu vas t'éloigner d'elle. Et tout de suite." Ahmad reste muet. Son souffle se bloque dans sa gorge. Elle reprend, plus lentement, comme si elle parlait à un enfant à qui l'on fait des remontrances. "Tu crois quoi ? Que tu vas t'en sortir comme ça ? Tu veux t'élever, n'est-ce pas ? Une fille comme elle, ça peut te servir hein ! Mais ça ne marchera pas avec moi." Les paroles de la mère frappent Ahmad comme un coup de poing. Il a le sentiment que tout son être se rétrécit sous l'impact de ces accusations. Il n'a jamais réfléchi à sa relation avec Layla comme à un moyen de s'élever. C'est une fille qu'il respecte, peut-être plus qu'il ne le réalise lui-même. Mais à cet instant, ces mots semblent lui être destinés comme une étiquette qu'il n'a pas choisie. Peut-être qu'il est trop peu conscient des attentes des autres, des adultes. Peut-être qu'il est simplement un garçon trop pauvre, trop effacé, pour voir les choses sous ce jour. Puis, dans un geste théâtral mais précis, elle sort son portefeuille. Sans même jeter un regard, elle prend tous les billets qu'elle y trouve, une liasse épaisse, froissée d'indifférence, et les enfonce dans la paume d'Ahmad. D'une poigne ferme, elle referme les doigts du jeune garçon sur l'argent, comme si l'affaire était déjà conclue. "Cela devrait suffire pour t'éloigner d'elle, non ?" Elle ne connaît rien de lui. Ni son prénom, ni sa situation, ni les raisons de sa présence ici. Pour elle, il n'est qu'une ombre menaçante à écarter. Ahmad reste figé. Aucun mot ne sort. La chaleur des billets dans sa main semble l'étouffer, non pas comme une douleur, mais comme une tentation qu'il ne peut repousser. Il sait que sa mère en a besoin. Il sait aussi qu'il ne peut pas céder, pas sans trahir tout ce qu'il est. Mais la lutte entre ce désir de soulager sa famille et la honte de l'accepter le paralyse. Il voudrait que quelqu'un prenne cette décision à sa place, que le poids de l'argent disparaisse. La mère de Layla tourne les talons et repart aussitôt, comme si la scène n'avait été qu'une simple transaction dans le commerce de la honte. Dans la voiture, Layla ne bouge pas. Elle n'entend rien, mais elle voit tout. Le geste. L'argent. L'absence de réaction. Quelque chose se brise en elle, ou se réveille, un malaise qui lui donne une envie irrésistible de briser le silence. Un ras-le-bol, un dégoût nouveau, pas contre Ahmad, mais contre ce qu'on lui impose d'être. Sa mère vient de mettre des mots sur ce qu'elle n'osait même pas remettre en question. Ses rêves, ses désirs, sont écrasés par les apparences, les jugements et cette peur de déroger aux convenances. Elle la déteste un peu, à cet instant. Non pour l'avoir fait, mais pour ce que cela dit d'elle, des autres, des règles. Elle serre les poings, un sentiment de révolte monte en elle, mais il se noie dans un silence encore plus lourd. Ahmad, lui, reste dehors. Immobile. La main toujours fermée. L'argent ne quitte pas sa paume. Il ne sait pas s'il doit courir après elle. Tout rendre. Tout rendre et crier. Ou garder. Juste garder. Et se taire. Mais il sent déjà que ce poids dans sa main va ronger ses jours à venir. Dans le silence du véhicule, Layla serre les dents. Son regard glisse sur Ahmad qui, lui, ne la voit pas. Et pour la première fois, quelque chose se fissure en elle. Un fil invisible se rompt entre ce qu'on lui a appris et ce qu'elle ressent. Elle ne veut plus être la fille de cette femme. Elle veut être elle-même. Ahmad hésite un instant, la main fermée autour de l'argent, comme s'il voulait que tout cela disparaisse. Puis, lentement, il ouvre la main. Mille dirhams. Mille raisons de céder... Il voudrait ne pas regarder l'argent, ne pas y penser. Mais maintenant que sa main est ouverte, qu'il voit cette liasse de billets, il ne peut plus faire comme si ce n'était pas réel. Mille dirhams. C'est une petite fortune pour quelqu'un dans sa situation. Une opportunité, un ticket de sortie. Mais à quel prix ? Au prix de mille silences en dirhams... Il ferme les yeux, se forçant à penser à sa mère, à sa petite sœur, à tout ce qu'ils traversent ensemble. Cette somme permettrait de tenir un mois. Peut-être deux. Aider en cas d'imprévu. Mais chaque image s'estompe quand il pense à la facilité de l'argent, la tentation de l'accepter. Il se sent piégé dans ce labyrinthe de décision, comme un animal pris au piège de sa propre soif de survie. Chaque pensée qui traverse son esprit le fait se sentir un peu plus... misérable.

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RedFuryFox
Posté le 07/06/2025
Oui ! La tension est palpable et on a envie de se révolter, de se lever à la place de Layla pour crier NON.
Et merci d'avoir écrit cette réaction si juste, si réelle d'Ahmad. Oui, il a ses principes, sa dignité mais quand on lutte pour survivre, les règles ne sont jamais les mêmes. Il doute, le poids de cet argent est plus lourd que sa valeur. Elle est là sa vraie maturité, il n'est pas impulsif, rebelle, il sait ce que cet argent peut changer, cet argent que cette femme vient de sortir comme on sort un ticket de métro de son portefeuille.
Et Layla pense à la révolte mais n'agit pas. Elle voit, ça l'écoeure mais elle ne bouge pas. Que va-t-elle faire ?
Merci encore pour le partage :)
Ardichi
Posté le 07/06/2025
Tu me gâtes aujourd’hui :)
Oui, la tension est palpable, c’était une scène que j’avais en tête depuis un moment, j’attendais juste le bon moment pour la placer, content de voir ta réaction :p
Et oui, Ahmad commence à faiblir sous le poids des tentations, j’avais peut-être un peu trop forcé le trait au début, je me devais de relativiser ici, car, comme tu l’as si bien dit, dans sa situation, une telle somme ferait tourner la tête à pas mal d’ados.
J’ai vraiment aimé ta métaphore du ticket de métro, c’est tellement ça x)
Et Layla, même si elle ne bouge pas extérieurement, son intérieur, lui, est en ébullition.
Merci à toi surtout pour la force que tu m’apportes dans tes commentaires 🥰
À très bientôt !
Clairette
Posté le 04/05/2025
On voit l'écart qui se creuse, d'un côté Layla qui prend de l'assurance prête à se rebeller contre l'oppression de sa mère et de l'autre Ahmad qui perd pied, qui semble complètement perdu alors qu'au départ, c'est lui décidait de l'orientation de leur relation. Je sens une tristesse infinie s'installer en lui, ce n'est plus la même personne des premiers chapitres et c'est inquiétant comme quoi il faut peu de choses pour que le cours de la vie change.
Vivement la suite cher Ardichi !
Ardichi
Posté le 04/05/2025
Merci beaucoup pour ce retour très pertinent.
Effectivement, Ahmad, dans les débuts, mène la danse, aide Layla en classe, clame des vers, l'invite chez lui pour un repas, mais une fois les premiers sentiments arrivés, ne les contrôle pas. Fort dans l'adversité de la vie, mais faible dans celle des émotions.
Le contraste avec Layla, faible au début, mais qui s'affirme. Un miroir inversé...
C'est vrai, parfois, il en faut peu (même insignifiant pour certains) pour changer le cours d'une vie, d'un côté comme de l'autre. Layla change aussi après avoir observé Ahmad discrètement, vers un épanouissement et une détermination nouvelle.
Merci encore pour cette analyse, j'espère que ton inquiétude va s'apaiser avec la suite... ou pas ;p
Bonne lecture, cher Clairette :)
Claire
Posté le 02/05/2025
Ce chapitre m’à fait l’effet d’une gifle -dans yn sens positif-. On sent bien que Layla grandit, f1it de plus en plus ressortir sa personnalité, elle prend confiance en elle, déjà attachante, on n’en est qu’encore plus ravi ! On sent que c’est la première pièce d’un grand puzzle de liberté à faire ! Hâte de voir la suite, merci beaucoup pour votre partage.
Ardichi
Posté le 03/05/2025
Merci beaucoup pour votre retour et veuillez m'excuser pour la gifle, c'était juste... volontaire ;p
Oui, Layla a un développement naturel et certainement un peu mieux structurer qu'Ahmad.
J'espère arriver à vous offrir, pièces par pièces, un puzzle digne de ce nom.
La suite devrait arriver aujourd'hui ou demain
RosePernot
Posté le 02/05/2025
Wow ! Je ne m’attendais pas à une situation si bouleversante, intense. La loyauté d’Ahmad et son sens des devoirs en même temps envers sa famille. Ce dilemme qu’il traverse le personnage d’autant plus intéressant et profond. On pourrait peut être penser que Layla pense que comme Ahmad a gardé l’argent, il se plie à la volonté de la mère de Layla. Le fait que Layla évolue de personnalité est aussi très intéressant, car elle prend de l’assurance, se décide enfin d’elle même. Un début de liberté peut être pour elle … L'avenir nous le dira ! Belle continuation !
Ardichi
Posté le 02/05/2025
Toujours un plaisir de lire tes analyses, et si tu as trouvé ce passage intense et bouleversant, je ne regrette pas d’avoir calmé le rythme des chapitres précédents :)
Ce chapitre jusqu’au 13 marque la fin de l’acte 2, je voulais vraiment faire ressentir quelque chose de fort, suffisamment fort pour amener vers le Seuil du Silence...
Je ne vais rien spoiler, comme tu dis : l’avenir nous le dira.
Pour ma part, j’ai pris un bien fou à écrire ce chapitre, je pense qu’avec le chapitre « Le Silence avant la Tempête », ce sont les deux qui m’ont procuré de bonnes sensations à leur écriture (c’est nouveau, cette sensation, différente des poésies ou rimes que j’écris parfois). Je pense que la mère de Layla y est pour beaucoup :)
Merci pour ton soutien à chaque publication, c’est vraiment gentil de ta part et ça me booste à faire encore mieux pour les prochaines fois.
Très belle continuation à toi aussi !

ps : ta dernière publication, c’est bien le poème sur l’amitié ? Tu comptes sortir une poésie prochainement ?
Hâte de lire une de tes pépites ;)
RosePernot
Posté le 02/05/2025
L’écriture est toujours une thérapie, et c’est vrai que selon ce que l’on écrit on peut ressentir des émotions différentes.

Oui, ma dernière publication est un poème d’amitié, et je pense en poster un autre bientôt, si j’ai le temps. Les délais serrés s’enchaînent en ce moment, et je rentre d’un voyage en Allemagne pour les études, donc peu de temps à l’écriture, mais la lecture trouve elle toujours une place ;-)
Merci à toi !
RosePernot
Posté le 02/05/2025
L’écriture est toujours une thérapie, et c’est vrai que selon ce que l’on écrit on peut ressentir des émotions différentes.

Oui, ma dernière publication est un poème d’amitié, et je pense en poster un autre bientôt, si j’ai le temps. Les délais serrés s’enchaînent en ce moment, et je rentre d’un voyage en Allemagne pour les études, donc peu de temps à l’écriture, mais la lecture trouve elle toujours une place ;-)
Merci à toi !
Ardichi
Posté le 02/05/2025
Merci à toi surtout ;)
Bon courage pour tes études et la "thérapie" qu'est l'écriture (je n'y avais jamais songé, pourtant des rimes vont et viennent depuis de nombreuses années et ce sont les rares choses que j'ai écrites)
Alors à très vite je l'espère pour ton poème.
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