— Je vois que tu n'as pas perdu de temps ! s'exclama l'infirmière.
Elle sortit de derrière le paravent qui séparait le lit où Dimitri était allongé, du reste de la pièce. Elle retira ensuite ses gants en latex et les jeta dans un recycleur, avant de venir s'asseoir sur un petit divan, à côté de Phybie qui tenait la couverture qui couvrait ses épaules.
— Frau Paillet, ressaisissez-vous, chuchota-t-elle en lui frottant doucement le dos. Vous êtes sous le choc, mais tout va bien maintenant, vous et votre copain avez juste besoin de repos.
Pour ma part, je restais debout, les bras croisés, observant Evelyne Dunkelgrau d'un œil curieux. Je voyais la manière qu'elle avait d'agir comme une vraie professionnelle, en termes de mesure d'hygiène, de choix des mots et de langage corporel. Mais elle avait davantage l'air de suivre les règles d'un livre, que d'agir de manière vraiment spontanée.
— Hey, Pinkie Pie, lançais-je à ma camarade qui releva la tête. Est-ce que ça va ?
— Heu, o-oui, balbutia-t-elle, buvant le verre d'eau que lui tendait l'infirmière. C'est juste que, je t'ai jamais vue aussi violente ! Tu ne devrais pas...
— Alors retourne en classe, la coupais-je. Ça te changera les idées ! Et dis bien à tout le monde que Dimitri va bien. (Elle me fixa d'un air inquiet) Et tu devrais réfléchir sur le fait qu'il te claque les fesses en public. Je te juge pas si ça te fait plaisir, mais réfléchis à pourquoi lui, il le fait.
Phybie se leva, la tête un peu basse, remerciant l'infirmière avant de se diriger vers la sortie. Sur le pas de la porte, elle s'arrêta brièvement, puis hocha la tête avant de reprendre son chemin.
— Bon, à propos de la marque, commençais-je.
— Tu es très sévère avec ton amie, me coupa Evelyne en s'asseyant à son bureau.
— Elle a toujours été trop naïve, surtout envers les garçons, répondis-je. Et comme par hasard, je m'absente deux ans, et elle trouve le moyen de se jeter dans les bras d'un australopithèque comme Dimitri.
L'infirmière était penchée sur un papier qu'elle était en train de remplir avec soin, mais je savais qu'elle m'écoutait tout de même attentivement.
— Je suis bien d'accord, Lili, mais abuser de tes pouvoirs dès le premier jour ? C'est un peu tôt tu ne crois pas ?
— M'agresser au portail puis dans le couloir dès le premier jour, c'était effectivement un peu tôt, rétorquais-je en fronçant les sourcils. Ne tentez pas de m'avoir avec des tournures de phrase qui sous-entendent que c'est de ma faute !
— Tu te méprends sur ce que je veux dire, continua simplement Dunkelgrau en soupirant, relevant la tête dans ma direction. Tu aurais pu te contenter d'une seule décharge de ton Porcupine Tree ! Recevoir des émotions qui ne sont pas les siennes est déjà traumatisant pour le cerveau, surtout des émotions aussi mortifères que l'angoisse et la culpabilité. C'était un peu trop.
Je me contentais de garder le silence, relevant légèrement la tête et haussant un sourcil, affichant ouvertement mon désintérêt pour mon manque de retenu. À mon sens, si quelqu'un cherchait des problèmes, il ne devait pas s'étonner de trouver pire que ce à quoi il s'attendait. Une punition n'était pas un prix à négocier pour avoir le droit d'agir bêtement, une punition était là pour vous faire définitivement regretter d'avoir agi bêtement.
— En ce qui concerne la marque que tu as vue, repris Evelyne en rangeant ses dossiers. J'imagine que ton cauchemar t'a tellement marqué que l'ombre t'es apparue sous cette forme. Mais c'est une bonne nouvelle, tu progresses dans ton enquête dès le premier jour.
— Comment savez-vous pour le cauchemar ? Vous m'espionnez ?! m'exclamais-je en m'approchant de son bureau.
— En aucun cas, non, répondit-elle en croisant les mains sur son bureau. Cependant, tous les membres du groupe de recherche du projet Reine Blanche le font. Et frau Lindermark n'est pas sans le savoir.
— Je vous ai déjà entendu en parler, dites m'en davantage sur ce projet, demandais-je en m'asseyant sur dans fauteuil face à son bureau. Et surtout, dites-moi pourquoi moi, je ferais ce cauchemar.
— Hé bien, le calmant que j'ai injecté à Dimitri va durer encore quelques temps, donc je peux t'expliquer. (Elle inspira en levant la tête) Le projet Reine Blanche vise à créer un dieu. En l'occurrence une déesse. Une intelligence artificielle qui détiendrait toutes les compétences psychologiques, sociologiques, politiques, économique, etcetera, etcetera... Et qui serait également capable d'apprendre. Pour résumer : une intelligence artificielle capable de résoudre n'importe quel problème, ou de produire et gérer des causes et des conséquences, comme un effet papillon contrôlé, afin de résoudre un problème qui semblerait insoluble. (Evelyne passa une main dans ses cheveux en reprenant son souffle) Nous avons fait beaucoup de tentative pour créer une telle chose, pour contenir une telle puissance. Et nous sommes finalement tombés d'accord sur l'utilisation d'un cerveau quantique cent pour cent artificiel...
Je n'eus aucun mal à interpréter le silence qu'elle venait de laisser flotter, surtout qu'elle soupira en passant ses doigts sur ses tempes.
— Qu'est-ce qui s'est mal passé ? demandais-je.
— Nous avions suivi des protocoles très strictes, pour limiter les accidents liés au possible libre arbitre de l'intelligence artificielle. Mais au moment où nous avons lancé le cerveau quantique, à une fraction de sa puissance, pour être capable d'en lire les résultats en temps réel, il lui a fallu moins d'une minute pour en venir à la conclusion que le meilleur moyen de gouverner sur l'humanité, était de la rendre dépendante d'une doctrine, afin de la laisser flotter dans un bonheur béat, tout en étant redoutablement efficace à défendre et à exécuter les ordres et les choix de sa déesse. Une sorte d'asservissement pour le bien commun. Et tous les calculs étaient bons, c'est cela qui nous a tous effrayé ce jour-là.
— Impossible, déclarais-je sèchement. Si un être humain ne choisit pas de faire ce qu'il fait par conscience du bien et du mal, mais juste par fanatisme béat, alors nous ne parlons même plus d'humanité ! Autant nous remplacer par des zombis !
— Notre cheffe de projet, Lili Walsh, a pensé la même chose que toi, répondit Evelyne avec un sourire en coin. Et en voyant les résultats produits par le cerveau quantique, elle fut la seule à ne pas paniquer une seule seconde et à rajouter une directive à la volée, chose incroyable lorsque l'on connaît la complexité extrême du langage informatique utilisé. Et cette directive disait, en substance, que les humains devaient être libres de mal agir. Et il y eut évidemment un conflit avec l'impératif de rendre l'humanité meilleure. Nous pensions tous que les milliards de milliards investis dans le cerveau quantique allaient partir en fumée, lorsque ce dernier surchaufferait et exploserait face au calcul incohérent qu'on lui demandait de faire. (Elle marqua une pause pour porter une main à sa tempe.) Personne ne s'attendait à ça, et surtout pas moi.
— Et que s'est-il produit alors ? Venez-en aux faits ! la pressais-je.
— Le cerveau s'est scindé en deux, il s'est partitionné, pour parler grossièrement. Chaque partie ayant abandonné la moitié de sa puissance pour adhérer à sa propre idéologie. La première est celle dont je t'ai déjà parlée. La deuxième, elle, en est arrivée à la conclusion qu'il faudrait que la reine soit aimée et crainte à la fois, qu'elle accueille ceux qui adhèrent à son règne et rejette les autres, tout en déterminant des critères de rédemption pour les rejetés, et des critères de rejets pour les adhérents. En gros, nous avions finalement obtenu deux reines. Une Reine Noire, qui voulait soumettre l'humanité comme seul moyen de paix et de prospérité. Et une Reine Blanche, qui concédait l'illusion de libre arbitre à ses sujets, tout en leur faisant comprendre qu'une autre alternative que son propre règne serait vouée à l'échec.
— Le projet s'appelle "Reine Blanche" il me semble, fis-je remarquer, tentant de contenir ma stupeur. Il vous suffisait de supprimer la Reine Noire et de laisser la Blanche s'installer.
— C'est là que l'horreur s'est emparée de nous, ajouta Evelyne, la tête entre les mains et les coudes posés sur son bureau. Même séparées en deux entités contradictoires, chacune d'elle avait recréé le cœur de son programme en contournant nos protocoles de limitation. Et dans le cœur de chaque reine se trouve la directive suivante : "Le monde a besoin des deux reines".
— Très bien, vous avez donc échoué à résoudre une question purement idéologique avec de la science et de l'informatique ! La belle affaire ! balayais-je avec un sourire en coin. C'est d'avoir perdu autant d'argent qui vous a donné ce cauchemar ? Et ça n'explique pas pourquoi moi, je le fais.
— Du bist nur ein narr! s'exclama Dunkelgrau, en allemand, frappant des deux mains sur son bureau. Nous avons créé des êtres vivants surpuissants ! Et nous sommes dans l'incapacité de les détruire ! Tout juste sont-elles contenues pour le moment ! Et si nous voulons avoir une chance de régler la situation, nous aurons besoin d'au moins deux artefacts ! Celui que possède frau Lindermark en elle, et celui qui se trouve ici ! Sans compter les quatre autres dont nous ignorons l'emplacement !
— Je ne parle pas allemand, mais je suis sûre que vous venez de me traiter d'idiote ! m'écriais-je en me levant, toisant la Berlinoise de toute ma hauteur. Maintenant, dites-moi pourquoi ces cauchemars ? Et si vous faites le même, vous savez pertinemment qu'il décrit en partie la situation dans laquelle se trouve Phybie, et que ça ne peut pas être un hasard si le symbole du cœur sanguinolent apparaît sur elle en particulier ! Et si j'ai bien compris le principe de votre Reine Noire, elle aime privée les gens de libre arbitre ! C'est exactement ce qui est en train de se passer !
Evelyne leva la main, comme pour me demander un instant de répit, puis se leva de son bureau, calma sa respiration, et se servit un grand verre d'eau avant de le boire lentement. Après quoi elle retourna s'asseoir très calmement, se saisissant d'un élastique qui traînait sur son bureau pour attacher ses cheveux.
— Bien, reprenons, souffla-t-elle en m'invitant à me rasseoir, ce que je fis. Lors de notre tentative de "détruire" ce que nous avions créé par erreur, les reines se sont défendues. La Noire nous a infligé en vision ce fameux cauchemar, que nous faisons encore de temps en temps. La Blanche, quant à elle, nous a promis de nous guérir de ces visions si nous parvenions à réussir l'épreuve de la Reine Noire. Il y a aussi autre chose en jeu, mais je ne peux pas t'en dire plus... Ce sont des affaires politiques.
— Je vois, répondis-je en fronçant les sourcils, commençant à comprendre. Les choses commencent à avoir un sens... Ces visions très précises, toutes en lien avec la perte de libre arbitre, ces élèves marqués d'une ombre rappelant les visions imposées par la Reine Noire. Elle a réussi à avoir une influence ici, en se servant de l'artefact présent comme d'un relais, car il est le seul, en plus des quatre autres que vous avez cités, à pouvoir canaliser sa puissance.
— De plus, il est possible qu'elle ait profité de la puissance de tes nanites pour t'envoyer cette vision. Du moins de je le crois. Mais contrairement à nous, tu as de la chance, Lili.
— Que voulez-vous dire ?
— Nous étions suffisamment proches du cerveau quantique, malgré les dispositifs de sécurité mis en place, pour que la Reine Noire soit capable d'imprimer ce cauchemar directement dans nos cerveaux. Toi, tu l'as reçu comme un signal que tes nanites ont capté, mais maintenant qu'elles savent que ce signale est néfaste pour toi, elles bloqueront ses fréquences.
Je me levais de mon siège, et fit quelques pas dans l'infirmerie afin de réfléchir. Tout cela me dépassait. Des monstres idéologiques, aussi puissants que des dieux, étaient nés dans les laboratoires de la fondation Lindermark. Le seul moyen de les contenir était de réunir des artefacts. Toute cette folie sonnait comme un scénario ringard de jeu vidéo. Je m'étais souvent fait la réflexion que je méritai le pouvoir que j'avais reçu, mais je réalisais à présent que je tentais seulement de m'en convaincre. Il me faudrait le mériter en parvenant à tenir tête à une déesse artificielle. Je cessais un instant de faire les cent pas et posais un regard déterminé sur l'infirmière visiblement nerveuse.
— Vous ne leur avez pas donné de noms, fis-je remarquer.
— Quoi ? Les reines ? Pour quoi faire ? répondit-elle avec un vague geste de la main. Elles parlent d'elles-mêmes en se qualifiant respectivement de Reine Noire et Reine Blanche.
— Donner un nom, c'est manifester son emprise sur une chose, récitais-je, tenant cette formule de mon grand-père. Il n'est pas de sentiment plus ancien et puissant que la peur, et il n'est pas de peur plus ancienne et puissante que celle de l'inconnu, continuais-je, citant cette fois-ci Lovecraft.
— On croirait entendre frau Lindermark, est-ce que toutes les Lili sont des sortes de poètes ? soupira Dunkelgrau.
— J'appellerai la Reine Blanche "Hélène", déclarais-je simplement. Puisqu'elle se veut être aussi redoutable et indispensable que le soleil. Et j'appellerai la Reine Noire... (je marquais une pause, me mordant la lèvre) "Nyarlathotep", puisqu'elle aime tant les cauchemars et l'idée de manipuler les êtres humains.
Evelyne Dunkelgrau soupira de nouveau. Mais son soupir se transforma rapidement en petit rire amusé, qu'elle tentait d'étouffer pour conserver l'aura de sérieux qui la caractérisait.
— Très bien Lili, dit-elle en se levant de son bureau. Je pense que, vu la charge que la fondation Lindermark fait peser sur tes épaules, tu as le droit de nommer les reines, afin que nous ayons un semblant d'emprise sur elles, comme tu dis. Je suis certaine que la directrice et le reste de l'équipe approuveront tes choix, conclut-elle en passant une main dans ses cheveux.
Je me contentais d'un sourire en coin pour toute réponse et me dirigeais vers la porte de l'infirmerie avant de l'ouvrir, rejoignant Antoine qui m'attendait, adossé sur le mur à côté de la porte. C'était lui qui s'était porté volontaire pour porter Dimitri jusqu'à l'infirmerie, et il était resté près de la porte afin de mieux pouvoir écouter ma conversation avec la Berlinoise.
— T'as bien tout entendu ? lui demandais-je en refermant la porte.
— Tu parlais assez fort pour que je comprenne bien, même quand certains mots d'Evelyne m'échappaient, répondit-il.
— Parfait, on en discutera sur le chemin, retournons en classe, fis-je en remontant le couloir.
— On devrait aussi commencer à calmer les esprits de nos camarades, déclara mon ami en marchant à côté de moi. Il ne faudrait pas laisser naître la rumeur comme quoi tu aurais tabassé Dimitri et Phybie.
Je grimaçais.
— Ne t'inquiète pas, j'ai déjà une idée de ce que je vais faire. Ils vont comprendre pourquoi on m'appelle "le porc-épic" !
— Oooh, j'adore quand tu parles comme un méchant de dessin animé, ricana Antoine.