6 et 9 avril 2031

Par Lewis

 

6 avril 2031

 

Un océan de personnes ondule avec véhémence dans Howard Street. Cris sauvages et lamentations montent jusqu’à mon appartement, de là où je peux apercevoir toute cette agitation. Même à cette hauteur, loin de cette foule qui m’effraie, je ne suis pas rassurée. J’ai peur que la situation s’empire, ce qui arrive toujours en fin de compte, à chaque manifestation. Dans cette cohue, des gens sournois glissent quelques murmures frustrants, ne font qu’augmenter la tension. Et lorsque tout prend feu, ils sont là, contemplant le désordre qu’ils ont alimenté. Ils sont ravis de ce désastre parce qu’ils chérissent le chaos, la souffrance. Des fous, pensé-je.

Je n’ai pas besoin de déchiffrer les pancartes et banderoles que soulèvent les manifestants pour connaître la raison de leur présence. Depuis trois ou quatre jours, des rassemblements comme ceux-ci empêchent les industries de travailler correctement, de faire tourner notre monde du mieux qu’ils peuvent. Certaines ont dû fermer par manque de personnel et je doute qu’ils rouvrent. Les stocks de médicaments ou de nourriture n’ont pas été renouvelés dans les hypermarchés qui font faillite à leur tour. L’économie s’écroule, rien ne va plus. Nous savons que rien ne s’arrangera comme le président a pu le prétendre.

Soudain, l’inévitable survient : une bagarre se déclenche plus loin devant. Les cris se mélangent vite au sang et tout s’accélère. Bientôt, d’autres personnes se mêlent à l’affaire et une émeute se déclare. Les moins téméraires tentent de s’enfuir par les rues latérales, mais la marée humaine et les poings hasardeux les en empêchent. Ils sont rattrapés par l’attaque et doivent à leur tour participer au combat pour s’en sortir indemnes. Là-dedans, dans cette affreuse bagarre, j’imagine les visages souriants des hommes à l’origine de ce désordre.

Ne pouvant admirer plus longtemps ce désastre, dégoûtée, je préfère m’écarter de la fenêtre. Tout à coup, rien ne va plus. Un vertige me monte à la tête et je dois prendre quelques minutes pour calmer ma respiration. Je me lève et me retiens au mur pour ne pas tomber. Des aiguilles me piquent l’intérieur du crâne. Je serre les dents tant c’est douloureux. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je m’allonge sur mon lit, mais les élancements sont aussi forts que les cris au-dehors. Je me cache le visage sous mon oreiller et ma couette pour ne pas entendre leurs plaintes, pour faire disparaître cette souffrance.

Les humains sont stupides, constaté-je, coupée du monde, repliée sur moi-même.

Les humains sont cruels.

Les humains vont mourir.

Nous allons mourir.

Je vais mourir.

 

 

 

9 avril 2031

 

Nous dînons à table avec les parents de Sarah lorsque la tragédie se produit.

Nous avons un peu bu et ma tête me tourne légèrement. Le père de Sarah a ouvert une bouteille de vin qu’il gardait dans sa cave. Il a dit vouloir profiter de ce délicieux nectar avant qu’un éventuel drame ne l’en empêche. J’ai la poitrine en feu, mais c’est une sensation plutôt agréable. Nous évoquons quelques souvenirs de notre enfance par mélancolie, lorsque Sarah se lève avec violence de sa chaise. Dans son geste, elle renverse son verre sur la table.

— Sarah ! Regarde un peu ce que tu fais, s’énerve sa mère.

Mais Sarah ne répond pas. Elle se contente de fixer la télévision avec une expression que je n’ai jamais vue. L’ivresse de l’alcool semble s’être envolée, les traits de son visage se sont durcis. Je lis une panique dans ses yeux et ses lèvres tremblent.

Je ne comprends pas tout de suite ce que je contemple à l’écran. Celui-ci est couvert d’une traînée de poussière grise, de maisons en décombres et de flammes impressionnantes. Je crois apercevoir de la neige avant de réaliser qu’il s’agit d’une pluie de cendres. L’écran est alors séparé en deux, et sur la partie droite apparaît la retransmission d’une déflagration spectaculaire.

Mes yeux fatigués par l’alcool parviennent enfin à lire la légende du reportage.

« Centrale de Comanche Peak : explosion d’un réacteur. Aucun survivant déclaré dans les kilomètres avoisinants. »

Ma main lâche mon verre et je me retiens à la table pour ne pas tomber.

— Lucy…, murmure Sarah d’une voix à peine audible.

Je sors de table en courant. L’air me paraît aussi toxique que celui de Glen Rose à cet instant, je ne parviens plus à respirer. J’ai besoin de quitter la pièce.

Je n’y vois rien dans cette cage d’escalier sombre. Des larmes voilent ma vue et l’alcool encore présent dans mon corps me fait perdre l’équilibre. Je glisse et m’effondre sur les dernières marches d’un étage.

Je hurle. D’une douleur qui n’a strictement aucun lien avec ma chute. Je lâche ce qui me paraît un cri d’agonie, des sanglots qui me déchirent les poumons et le cœur. Je sens du sang couler sur mes mains égratignées, mais ne perçois aucune brûlure. Ma peau est aussi glaciale que la pierre des marches. Je tremble, j’ai une brutale envie de rendre mon dîner. Je perds toute notion du temps et de l’espace, mes émotions prennent le dessus et me plongent vers des abysses, m’isolent de ce monde déséquilibré.

Soudain, un contact chaud me fait relever la tête.

Dans un piteux état, Sarah m’observe de ses yeux tristes. Je peux lire la détresse et l’accablement sur chaque parcelle de son visage. Les premières larmes n’ont pas fini de sécher sur ses joues que de nouvelles rivières s’y déversent.

Je lui ouvre mes bras, et toutes deux nous partageons notre douleur dans ce sombre couloir une bonne partie de la nuit.

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Sarafinah
Posté le 19/04/2023
Je trouve ce dernier "chapitre" très vraisemblable, touchant. On a mal pour et avec Jennie, et fiou, j'espère qu'un peu de légèreté arrive bientôt parce qu'elle étouffe :(
Lewis
Posté le 22/04/2023
Désolé Sarafinah, mais la légèreté n'est pas prête d'arriver pour le moment 🙃
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